Fragment de lettre

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Chapman & Hall, limited (p. 256-264).



FRAGMENT DE LETTRE



J’AVAIS pensé à aller te rejoindre aux Indes, mais j’ai eu peur pour mes fillettes et surtout pour mon petit garçon qui est très délicat.

Cependant je veux quitter ce pays le plus tôt possible, l’idée d’y rester m’est insupportable : ma maison même m’est devenue odieuse…

Je suis décidée à retourner dans le pays où nous sommes nées, j’y retrouverai d’anciennes amies qui sont devenues des jeunes mères comme moi, et près d’elles, je me sentirai moins seule.

Je sais bien que beaucoup de jeunes veuves préfèrent rester dans leur maison ; mais mon malheur à moi n’est pas ordinaire, et quand je t’aurai tout dit, tu penseras que j’ai raison.

Écoute : je n’ai jamais parlé de ces choses à personne. Les gens ne m’auraient pas crue et se seraient moqués de moi.

Toi, tu es ma sœur et tu m’aimes. Je suis sûre que tu ne penseras pas que je suis folle…

Quoique tu aies très peu connu mon mari, tu dois te souvenir de ses yeux qu’il avait très enfoncés et de teintes si changeantes qu’on ne pouvait jamais dire de quelle couleur ils étaient ; ainsi, plusieurs mois après mon mariage, je n’avais pu m’y habituer, et je baissais les paupières chaque fois qu’il me regardait un peu longtemps. Pourtant il était doux et affectueux, et je l’aimais.

À l’annonce de ma première grossesse, il m’entoura de soins les plus minutieux. Souvent, je surprenais un regard inquiet fixé sur moi. Je ne compris son tourment que le jour il me dit : “ Pourvu que ce soit un garçon ! ”

Ce fut ma petite Lise, et rien ne pourrait rendre le regard de mépris qu’il laissa tomber sur le berceau.

La mignonne avait bien près d’un an quand j’eus ma deuxième fille. Mon mari haussa les épaules ; cependant il regarda la petite et il dit d’un air désenchanté : “ Il faut que j’en prenne mon parti ! Je vois bien que nous n’aurons que des filles ! ”

Le jour de la naissance de mon petit Raymond, tout changea. J’étais si joyeuse que j’envoyai la bonne à la recherche de mon mari pour lui apprendre la bonne nouvelle. Il ne voulait pas y croire ! Il disait : “ Vous devez vous tromper, je suis sûr que c’est encore une fille… ”

Il entra dans ma chambre à pas comptés et, sans un regard pour moi, il alla droit au berceau.

Il prit le petit enfant au bout de ses doigts comme un objet précieux. Il l’approchait et le reculait de son visage ; il riait et je voyais qu’il avait envie de pleurer. Enfin il se tourna vers moi et dit : “ Je suis bien heureux ! ”

Je crois qu’il aimait bien tout de même ses petites filles, mais elles ne l’intéressaient pas, tandis qu’il lui semblait que son fils était à lui tout seul. Il l’avait tant désiré ! Devant nos amis, il disait très haut : “ C’est mon fils ! ” Mais quand il était tout seul près du berceau, il disait : “ C’est mon petit garçon ! ”

Aussitôt que l’enfant fut sevré, il s’occupa lui-même des soins à lui donner. Il le baignait et l’habillait avec adresse. Il lui préparait aussi ses légers repas. Puis ce furent des promenades sans fin. Le petit n’aimait que son père, et c’est à peine si j’osais lui donner une caresse, tant j’avais peur de contrarier mon mari. Il me disait souvent : “ Embrasse donc tes filles et laisse-moi mon fils. ”

Pendant la nuit il se levait pour regarder dormir l’enfant. Un jour que j’avais appelé le docteur pour un bobo qu’avait ma petite Lise, il fut frappé de l’extrême maigreur de mon mari : il l’obligea à se laisser ausculter. À peine avait-il appuyé son oreille, que je vis ses yeux s’agrandir avec inquiétude !

Il écouta longtemps, et quand il eut fini, il fit une longue ordonnance. Puis, comme je l’accompagnais à la porte, il me dit presque bas : “ Les poumons sont atteints ! Surtout, veillez bien à ce qu’il prenne ses remèdes, car le mal est déjà très avancé ! ”

Je ne me rendais pas bien compte de cette maladie ; ce ne fut que huit jours après que le docteur, me trouvant seule, m’en donna tous les détails.

À force d’y réfléchir, je me souvins que mon mari avait commencé à tousser à la suite d’une pluie d’orage qui l’avait surpris dans la campagne. Il avait ôté son vêtement pour en couvrir l’enfant et il était resté assez longtemps dans ses effets mouillés.

Depuis, la toux avait toujours été en augmentant. En peu de temps le mal fit de grands progrès. Mon mari dut bientôt renoncer aux promenades avec son fils. Il exigeait qu’on le laissa seul avec lui dans le jardin. Il passait ses journées assis dans un fauteuil, pendant que le petit jouait silencieusement près de lui.

Quand l’hiver arriva, ce fut une vraie torture ; mon mari gardait le lit : il voulait que son fils restât tout le jour dans sa chambre, mais le docteur le défendait très sévèrement. Je passais tout mon temps à imaginer des prétextes pour éloigner l’enfant ! C’était épouvantable !

Le père menaçait et suppliait pour avoir son fils, et rien ne pouvait distraire l’enfant qui pleurait et voulait son père !

Vers le commencement de mars, le docteur m’avertit que le malade ne verrait pas l’été.

Il vécut encore deux mois avec de la fièvre et du délire. Il appelait son fils à grands cris, et quoique l’enfant fût souvent assez éloigné pour que les cris ne lui parvinssent pas, il semblait les entendre, il échappait à toutes les mains pour accourir vers la chambre de son père.

Un matin, mon mari me fit signe d’approcher tout près. Il regardait la porte avec inquiétude, et quand je fus penchée sur lui, il me dit dans l’oreille : “ Il y a des nègres derrière la porte, ils viennent chercher mon petit garçon, donne-leur des sous pour qu’ils s’en aillent ! ”

Malgré moi, je demandais : “ Des nègres ? ”

“ Oui ! Oui ! ” me dit-il, “ tiens, les voilà, maintenant, qui viennent cracher sur mon lit ! ”

Je haussais la voix comme pour chasser des mendiants, et jusqu’au dernier jour, il ne cessa de crier que des nègres venaient cracher sur son lit. Pour le calmer, il me fallait jeter de grosses poignées de sous vers la porte.

Une minute avant de mourir, il se dressa en criant : “ Je veux mon fils ! ” Puis il arrondit les bras comme s’il tenait l’enfant, et quand tout fut fini, son visage garda l’expression d’un sourire.

En rentrant du cimetière, il me fallut répondre à mes enfants qui demandaient où était leur père. Je tâchai de leur expliquer qu’il était parti en voyage, mais mon petit Raymond me répondit : “ Non ! il est mourir dans l’enterrement du cimetière. ” Il dit cela en levant vers moi son petit visage sérieux, puis il se mit à pleurer en appelant son père.

Je le pris sur mes genoux pour le caresser et le consoler. Il pleura longtemps, puis il finit par s’endormir. Sa petite main remuait constamment comme si elle cherchait une autre main.

Le jour finissait, j’étais très lasse, je luttais contre une somnolence qui me gagnait, lorsqu’un léger bruit me fit regarder vers la fenêtre.

Une grande ombre se glissait sur le mur, et quand elle fut en face de moi, je reconnus mon mari, il montra du doigt l’enfant et me dit : “ Embrasse-le bien, car tu ne l’auras pas longtemps… ”