Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 28

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ARTICLE XXVIII.

DU PARADIS TERRESTRE DES INDIENS, ET DE LA CONFORMITÉ APPARENTE DE QUELQUES-UNS DE LEURS CONTES AVEC LES VÉRITÉS DE NOTRE SAINTE ÉCRITURE.

On dit que, dans la foule de ces opinions théologiques, quelques brames ont admis une espèce de paradis terrestre ; cela n’est pas étonnant. Il n’y a point de pays au monde où les hommes n’aient vanté le passé aux dépens du présent. Partout on a regretté un temps où les hommes étaient plus robustes, les femmes plus belles, les saisons plus égales, la vie plus longue, et la lune plus lumineuse.

Si nous en croyons le jésuite Bouchet[1], les Indiens eurent leur jardin Chorcam, comme les Juifs avaient eu leur jardin d’Éden. C’est à ce jésuite à voir si les brachmanes avaient été les plagiaires du Pentateuque, ou s’ils s’étaient rencontrés avec lui, et quel est le plus ancien peuple, celui des vastes Indes, ou celui d’une partie de la Palestine[2].

Il prétend que Brama est une copie d’Abraham, parce que Abraham s’était appelé Abram en première instance, et qu’Abram est évidemment l’anagramme de Brama.

Vishnou est, selon lui, Moïse, quoiqu’il n’y ait pas le moindre rapport entre ces deux personnages, et qu’il soit difficile de trouver l’anagramme de Moïse dans Vishnou.

A-t-il plus heureusement rencontré avec le fort Samson, qui assembla un jour trois cents renards[3], les attacha tous par la queue, et leur mit le feu au derrière, moyennant quoi toutes les moissons des Philistins, dont il était esclave, furent brûlées[4] ?

Le révérend père Bouchet affirme, dans sa lettre à M. Huet, ancien évêque d’Avranches, qu’une espèce de dieu ou de génie, ayant la guerre contre le roi de Scrindib, leva contre lui une armée de singes, et, ayant mis le feu à leurs queues, brûla toute la cannelle et tout le poivre de l’île.

Notre Bouchot ne doute pas que les queues des renards n’aient formé les queues de ces singes.

C’est ainsi qu’aux Indes, en Perse, à la Chine, on lit mille histoires à peu près semblables aux nôtres, non-seulement sur les choses de la religion, mais en morale, et même en fait de romans. Le conte de la Matrone d’Éphèse, celui de Joconde, sont écrits dans les plus anciens livres orientaux.

On trouve l’aventure d’Amphitryon parmi les plus vieilles fables des brachmanes. Il y a même, ce me semble, plus de sagacité dans le dénoûment de l’aventure indienne que dans celui de la grecque. Un Indou d’une force extraordinaire avait une très-belle femme ; il en fut jaloux, la battit, et s’en alla. Un égrillard de dieu, non pas un Brama ou un Vishnou, mais un dieu du bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entièrement semblable à celui du mari fugitif, et se présente sous cette figure à la dame délaissée. La doctrine de la métempsycose rendait cette supercherie vraisemblable. Le dieu amoureux demande pardon à sa prétendue femme de ses emportements, obtient sa grâce, couche avec elle, lui fait un enfant, et reste le maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de sa femme, revient se jeter à ses pieds : il trouve un autre lui-même établi chez lui. Il est traité par cet autre d’imposteur et de sorcier. Cela forme un procès tout semblable à celui de notre Martin-Guerre[5]. L’affaire se plaide devant le parlement de Bénarès. Le premier président était un brachmane qui devina tout d’un coup que l’un des deux maîtres de la maison était une dupe, et que l’autre était un dieu. Voici comme il s’y prit pour faire connaître le véritable mari. « Votre époux, madame, dit-il, est le plus robuste de l’Inde : couchez avec les deux parties l’une après l’autre en présence de notre parlement indien ; celui des deux qui aura fait éclater les plus nombreuses marques de valeur sera sans doute votre mari. » Le mari en donna douze ; le fripon en donna cinquante. Tout le parlement brame décida que l’homme aux cinquante était le vrai possesseur de la dame. « Vous vous trompez tous, répondit le premier président : l’homme aux douze est un héros, mais il n’a pas passé les forces de la nature humaine ; l’homme aux cinquante ne peut être qu’un dieu qui s’est moqué de nous. » Le dieu avoua tout, et s’en retourna au ciel en riant. De pareils contes, dont l’Inde fourmille, ont du moins cela de bon qu’ils peuvent tenir une nation entière dans une douce joie, ainsi que les métamorphoses recueillies et embellies par Ovide. Ils n’excitent point de querelles, et la moitié d’un peuple ne persécute point l’autre pour la forcer à croire que la fable des deux maris indiens est prise des deux Amphitryons et des deux Sosies.


  1. Voltaire l’appelle imbécile dans une note du paragraphe xlvi de son Commentaire sur l’Esprit des lois.
  2. Le Bengale est appelé paradis terrestre dans tous les rescrits du Grand Mogol et des soubas. (Note de Voltaire.)
  3. Juges, xiv, 4, 5.
  4. À Rome, le peuple se donnait tous les ans le plaisir de faire courir dans le cirque quelques renards, à la queue desquels on attachait des brandons. Bochard, l’étymologiste, ne manque pas de dire que c’était une commémoration de l’aventure de Samson, très-célèbre dans l’ancienne Rome. (Note de Voltaire.)
  5. Le sosie de Guerre (Martin) se nommait Arnaud du Thil. Il trouva, dans le parlement de Toulouse, des juges plus sévères que ceux de Bénarès : car il fut pendu le 16 septembre 1560. (Cl.)