Framès/Partie I

La bibliothèque libre.
Imprimerie Poupart-Davyl et Cie (p. 5-33).


I


Sous les feux du couchant, quand l’horizon s’irise,
Avez-vous vu noyé dans une brume grise,
Avec ses hauts clochers, ses grands palais, ses tours,
Paris, ce vieux géant aux immenses contours ;

Briarée aux cent bras, à la tête féconde,
Dont la prunelle ardente illumine le monde ?
Avez-vous entendu quel murmure grondeur,
S’échappe de son sein menaçant ou frondeur :
Et vous êtes-vous dit : ce qu’il faut au colosse
D’esclaves pour servir sa vanité féroce.
Ce qu’il faut de sang frais à ce grand débauché,
Pour ranimer son cœur que le vice a séché ;
Et vous êtes-vous dit : ce que coûtaient de vies
De grands hommes, ses faims de gloire inassouvies ?
Or, si la pâle peur ne vous a pas glacé,
Si vous avez crié, dans un rêve insensé :
Nous voulons affronter le monstre à face humaine,
Visiter l’antre où nuit et jour il se démène,
Et paladin obscur défier le hasard.
Vous irez à Paris planter votre étendard.


II


Ô ville des hauts faits, des vertus, des misères,
Pays du positif et des folles chimères :
Paradis des portiers, des vieillards libertins,
Des manieurs d’argent, des savants, des gandins ;
Mère des libertés et commère futile,
Toi qui mets le plaisant au-dessus de l’utile,
Qui railles le grand homme, applaudis l’histrion,
Ville où l’on meurt de faim faute d’un million ;
Oui, pour qui sent brûler un grand feu dans sa tête,
Pour ces amants du beau, l’artiste, le poète.

Quel saint frémissement n’a-t-il pas excité
Ton redoutable aspect, dévorante cité !


III


Le vent du nord soufflait, on était en décembre.
À Paris, sous les toits, dans une étroite chambre.
Un jeune homme rêvait les pieds sur les chenets.
Le feu mourant de l’âtre allongeait ses reflets
Sur les murs délabrés de ce lieu misérable,
Où deux chaises, un lit de noyer, une table,
Servaient d’ameublement. Quelques bouquins poudreux,
Une tête de mort grimaçante, à l’œil creux,

Des plâtres, des fleurets, une armure gothique,
Prêtaient à ce logis un aspect romantique,
Dont un coup d’œil d’artiste aurait été séduit.
Le modeste habitant de ce triste réduit
Se nommait Guy Framès. C’était un gentilhomme
Né de sang béarnais, plein de bravoure comme
Le Cid Campéador, plus gueux que don César,
Aimant l’or, le soleil, la femme et le hasard.
Esprit enthousiaste et d’humeur peu chagrine,
Avec son beau profil, avec sa haute mine,
Framès aurait brillé, fils d’un prince, à la cour.
La poésie au front et dans le cœur l’amour.
Libre, fier, rayonnant en sa jeunesse blonde,
Gaîment il avançait dans le désert du monde.


IV


La porte du grenier s’ouvrit, un homme entra.
Un reflet du foyer vaguement l’éclaira.
C’était un petit vieux d’un aspect fantastique.
Tel qu’en rêvait Hoffmann, le rictus sarcastique
Le nez et le menton crochu, l’œil d’un autour
Que surplombait un front sévère de contour.
Il portait un habit d’une coupe vulgaire,
On eût dit Méphisto dans le frac d’un notaire.
Sa main blanche et petite, une main de prélat,
Portait à l’annulaire un rubis dont l’éclat

Éclaira le logis pendant une seconde
Ou deux, on ne vit onc pareil rubis au monde.
Framès examina l’étrange visiteur.
Qui le salua d’un : « Votre humble serviteur. »


V


L’inconnu sans façon s’assit sur une chaise.
« Monsieur, lui dit Framès, peut-on, ne vous déplaise,
« Vous demander le but qui vous amène ici ? »
Le vieillard caressa son menton aminci,
Puis il dit, d’une voix aigre et surnaturelle,
Pareille au grincement lointain d’une crécelle :

« Je suis ce que les sots appellent le Hasard,
« Je viens vous apporter un trésor. De ma part
« Ce n’est pas un bienfait, ce n’est pas une aumône,
« Je n’ai point de pitié, point de bonté, je donne ;
« Vous êtes par-devant notaire, bref voici :
« Votre grand-oncle est mort, vous héritez. — Merci, »
Interrompit Framès, « vous parlez d’or, brave homme.
« Sans indiscrétion le nom dont on vous nomme ? »
— « Voici ma carte, » dit le vieillard d’un air fier.
Framès lut : « Maître Old Nick, 3, barrière d’Enfer. »


VI


Ce drame qui commence ici-bas et s’achève
Derrière ce rideau que nul bras ne soulève,

La vie, est-elle un don du ciel ? un châtiment ?
Le doute sur nos cœurs pèse terriblement.
Naître, vivre, mourir, voilà le grand problème :
Et l’on a beau bâtir système sur système,
Pour savoir d’où l’on vient et puis où l’on ira,
Quel est le grand docteur qui le devinera ?
Discutez, combattez, entassez des volumes.
Usez votre cerveau, vos yeux, vos nerfs, vos plumes,
Et toujours à tâtons dans ces obscurités,
Vous tournerez sans fin, vibrions révoltés.
Qu’importe ? il est bien doux de vivre quand on aime !
Dernière illusion, félicité suprême,
Fleur qui t’épanouis sous un ciel enchanté,
Hymne éternel, divin, par les anges chanté.
Amour ! pourquoi fuis-tu d’un pas toujours rapide,
Et laisses-tu le cœur comme une lande aride

Où ne peuvent germer que les ronces du mal,
L’égoïsme cruel ou le dégoût fatal ?


VII


Plus riche qu’un nabab du pays de Golconde,
Framès s’amouracha d’une adorable blonde,
Qu’un beau soir de première il vit à l’Opéra,
Et qui dans certain monde avait nom miss Cora.
C’était une beauté d’une élégance exquise,
Le pied cambré, la main petite, une marquise
De Lawrence, drapée avec un art divin
Dans ses riches atours de gaze et de satin.

Ses lèvres de carmin, ses épaules nacrées,
Son chatoyant regard aux flèches acérées,
Tout troublait, fascinait, et les tentations
Autour d’elle épandaient d’invisibles rayons.


VIII


 
Framès aima Cora d’un amour platonique.
Et ce fut là son tort. Dans un siècle impudique
Où tous les sentiments se vendent au rabais,
Aimer d’un tel amour, c’est le fait d’un dadais.
Or l’angélique miss, malgré son air de prude.
Certes eût préféré quelque homme à la voix rude.


Quelque lutteur de cirque au poil brun, aux bras forts,
Qui pût dans ses ardeurs ployer son frêle corps,
À ce bel amoureux, qui, d’un langage tendre,
La faisait voyager dans le pays de Tendre,
Au poëte rêveur, au chercheur d’idéal,
Qui, pour sa déité, dressait un piédestal.
Sous ces longs cils baissés, sous ce charmant sourire,
Couvait le monstrueux désir de l’hétaïre,
Dans ce corps délicat, si frais, si pur de ton.
Rampait une âme vile, une âme de goton.


IX


Qui peut te définir, bizarre créature ?
Qui saurait pénétrer ta multiple nature ?
Être mystérieux, né d’un impur limon.
As-tu le cœur de l’ange et l’esprit du démon ?
C’est de bien et de mal que ta chair fut pétrie,
Ève n’est-elle pas femme comme Marie !
Ô païen qui jadis en termes méprisants.
Aux femmes refusas et raison et bon sens :
Ne trembles-tu jamais devant une maîtresse,
Et les yeux éclatants des filles de la Grèce

N’altérèrent-ils point ton calme surhumain,
Ton cœur approuvait-il ce qu’écrivait ta main ?
Nous, ces Français légers, qu’un bout de jupe enflamme.
Sur un autel trop beau nous avons mis la femme,
Nous subissons ses goûts, son caprice fait loi.
Tout ce qu’elle babille est article de foi.
Nous avons lâchement abdiqué notre rôle.
C’est la femme aujourd’hui qui commande et contrôle.
Peuple de vert-galants, notre amour-vanité
A fait de Cendrillon une divinité.


X


Lorsque l’on s’est épris jeune ou vieux d’une belle,
Fut-elle réputée impure, abjecte, eût-elle
L’âme plus noire encor que ne l’a Belzébut,
Qu’importe à l’amoureux ? aimer, voilà le but.
Framès, sans être neuf, n’avait lu de la vie
Que la première page, et son ame ravie,
Comme un joyeux oiseau chantant le point du jour,
Entonnait l’hosannah de son premier amour.
Oh ! qui donc me rendra mon printemps ! ma maîtresse !
Moment du rendez-vous, moment de douce ivresse,
Tant que battra mon cœur, t’oublirais-je jamais !

Blanche innamorata, toi qu’à vingt ans j’aimais ;
Te souviens-tu parfois de ces heures joyeuses
Que nous avons vécu, là-bas, sous les yeuses ?
Où sont nos longs baisers, où nos aveux tremblants ?
Je vous vis l’an passé, mère de beaux enfants,
Au bras de votre époux oublieuse et charmée.
Ah ! ne revoyons pas celle qui fut l’aimée !
Ne ravivons jamais les souvenirs éteints,
Et détournons les yeux des horizons lointains
Où le premier amour sans ombre qui le voile
Luit, rougeâtre incendie ou radieuse étoile.


XI


C’est l’heure du festin, vampire ténébreux !
Le corps est virginal, le sang est généreux,
Viens, les os craqueront sous ta lubrique étreinte,
La chair grésillera sous la brûlante empreinte
De tes rouges baisers, goule, tu compteras
Les râles, les soupirs, et tu t’enivreras.
Comme un succube ardent, Cora, sur sa victime,
Étancha cette soif des voluptés qu’anime
Le souffle impétueux des désirs renaissants.
L’amour pour cette impure était plaisir des sens.

Redoutables Circés, belles enchanteresses,
Qui changez en tourments d’ineffables caresses,
Vous qui pouvez loger par vos enchantements,
Dans un immonde corps l’àme de vos amants ;
Sirènes au cœur faux, aux lèvres séduisantes,
Sorcières qui portez en vos gorges luisantes
Les prompts embrasements de l’impudicité,
Le Malin vous choisit pour peupler sa cité.


XII


Ô trop candide amant, dont le cœur tout en flamme
Tressaillait à ce mot plein d’énigmes, la femme !

Toi qui laissais mûrir ce sentiment divin,
L’amour de tes vingt ans, comme un fruit purpurin,
Que devait savourer la lèvre d’une amante,
Rougissante et troublée en sa pudeur charmante ;
Heurtant cette Phryné chez qui la honte bout,
L’œil tourné vers le ciel tu plongeas dans l’égout.
Malheur à qui pourchasse un rêve poétique,
Quand le gros bon sens rit, d’un gros rire sceptique.
Lorsque Bottom, jaloux des grâces d’Ariel,
Proclame insolemment à la face du ciel
Une épicurienne et grossière maxime ;
Malheur à ce rêveur, à ce voyant sublime.
Qui part en souriant vers l’horizon lointain,
N’ayant pour éclairer son voyage incertain
Qu’un seul flambeau, l’amour ! la route est longue et nue,
Il fait noir, l’ouragan siffle et crève la nue ;

Si la torche s’éteint entre ses doigts fiévreux,
Il s’égare éperdu sous un ciel ténébreux.


XIII


L’on vit alors Framès, plein d’ardeur dévorante,
Mener avec fracas cette vie écœurante
De soupers fins, de bals, de courses, de paris,
Que mènent de nos jours les gandins de Paris.
Superbe conquérant dont l’humeur vagabonde,
Pour ravir un baiser, eût embrasé le monde,
Satanique railleur, dont les regards si doux
Faisaient pâmer d’amour Elvire à tes genoux ;

 
Égoïste au cœur froid, à la bouche emmiellée,
Qui riais des ardeurs d’une amante affolée ;
Titan qui te jouais des colères du ciel,
Être fatal et beau fait d’amour et de fiel,
Dont le nom fait vibrer la lyre des poètes
Et palpiter le cœur des femmes inquiètes ;
Toi qu’ont chanté Mozart, Hoffmann et lord Byron.
Toi, le vainqueur terrible et le hardi larron,
Ô don Juan ! tu n’es plus qu’un stupide bellâtre,
Singeant le grand seigneur sur un bouffon théâtre,
Tu n’es que le valet de celui qui fut roi.
Sganarelle aujourd’hui se gausserait de toi.


XIV


Les viveurs étaient las près des coupes vidées.
Sur de riches coussins, mollement accoudées,
De splendides beautés aux languissants regards,
La gorge demi-nue et les cheveux épars,
Rallumaient les désirs par leurs poses lascives.
L’ivresse avait pâli la face des convives.
Et ces fils de vingt ans, déjà vieux débauchés,
Semblaient de verts épis par l’ouragan fauchés.
Ce n’était point l’orgie à la verve stridente,
Que Balzac décrivit d’une plume mordante,

Mais l’orgie avinée et sentant les tripots,
Qui laisse bêtement l’esprit au fond des pots.


XV


Le punch flamba !… Soudain l’ardente bacchanale
D’un formidable bruit fit retentir la salle.
Ce furent des hoquets, des rires et des cris :
Les verres se choquaient dans un long cliquetis.
Ce fut un ouragan de terribles paroles,
De paris insensés et de promesses folles.
Une mer en fureur, un sabbat de démons.
On avait renvoyé tous les vils échansons,

On avait avec soin barricadé les portes,
On riait, on hurlait ; quand parmi ces voix fortes
Une voix s’écria : « Framès nous chantera
« La chanson de l’orgie. » Alors on fit : Hurrah !


XVI


Framès, était-ce lui ? se dressa comme une ombre,
Pâle, égaré, le front fatal, la face sombre,
Et vidant d’un seul trait sa coupe, l’œil moqueur,
Il entonna ce chant que répéta le chœur :


J’aime les rauques orgies,
Qui sur les nappes rougies

À la flamme des bougies
S’accoudent avec fracas.
Tu m’importunes, sagesse !
Rien n’est vrai que la jeunesse,
L’amour, le vin, la liesse,
Le reste ne compte pas.


Allons, ivresse, flamboie,
Gronde, pétille, foudroie :
Que les éclairs de ta joie
Illuminent mes refrains.
Narguant de Dieu le tonnerre,
Don Juan, lève ton verre.
Car jamais l’homme de pierre
Ne vient troubler nos festins.


Des battements de mains, un long vivat sonore,
Accueillirent ce chant. « Nymphes, qu’on le décore
« De guirlandes de fleurs, » glapit un libertin ;
« Bravo, Framès, bravo ! c’est charmant, c’est divin ! »
Dans leurs bras parfumés les femmes l’enlacèrent,
Et, l’ayant couronné de roses, l’embrassèrent.
Mais lui, d’un geste brusque et fier les repoussant,
Avec force entonna ce couplet menaçant :


Saigne, mon cœur, lèvre, raille ;
Bouffon, que ta gorge braille,
Jusqu’à ce qu’elle s’éraille,
Des couplets désespérés :

Mais bientôt reprends ta lyre.
Poète, et dans ton délire
Crache l’anathème et l’ire
Sur ces fronts dégénérés.


XVII


La lèvre du chanteur se crispa, son visage
Prit une expression de colère sauvage :
Puis il baissa, la tête, et, comme un condamné
Qui connaît son arrêt, dit : « Je suis ruiné !
« C’est le dernier festin auquel je vous convie,
« Mes amis, nous avons mené joyeuse vie.

« Mais la farce est finie ; allons, de ce palais
« Sortez, où je vous fais chasser par mes valets.
« Vous êtes des faquins, des débauchés vulgaires,
« Sans cœur, sans estomac, sans esprit : pauvres hères,
« Qui souillez les amours de vos malsains baisers
« Et qui n’avez pas d’âme en vos vieux corps usés ! »
— « Ah ! comme il prêche bien : qu’on apporte une chaire,
« Il fera des sermons contre la bonne chère ! »
— « Il divague ! » — « Il est fou ! » — « Son rire me fait peur. »
— « Le diable en vieillissant se ferait-il censeur ? »
— « Bien touché, compagnon, je bois à ta franchise ! »
— « Parbleu ! le voilà gris comme un chantre d’église ! »
— « Chasse tes cauchemars, te moques-tu de nous ?
« Tes vieux vins sont exquis et nos baisers sont doux,
« Calme-toi donc, enfant ; tiens, embrasse ma joue. »
— « Arrière ! » dit Framès. « arrière, âme de boue !

 « Allons, ferme ! riez, raillez, vieux corrompus,
« Fronts où rien ne germa, cœurs qui ne battez plus :
« Riez jusques à l’heure où la mort, lourd squelette,
« De son pas solennel troublera votre fête…
« Ô roses des jardins ! gazouillis des ruisseaux,
« Frais ombrages des bois où chantaient les oiseaux,
« Tendres ressouvenirs d’une folâtre enfance,
« Venez-vous m’apporter le rameau d’espérance ?
« Non. — vous accourez tous, au bruit de ma douleur.
« Pour danser, spectres noirs, dans la nuit de mon cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Framès, les yeux voilés de sinistres nuées,
Chancela, puis tomba sous le bruit des huées ;
Et l’orgie, apaisée un instant, reparut
Avec des grondements de bête fauve en rut.