Framès/Partie II

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Imprimerie Poupart-Davyl et Cie (p. 35-50).


Sans ce triste hasard, nous nous
serions aimés.
xxxxxxxxBrizeux.


I


Sur les flancs d’un coteau riant et pittoresque,
Au fond du vieux Quercy, se dresse gigantesque
Un antique manoir par le temps respecté.
Les tours ont conservé leur sombre majesté,

Et jamais du maçon la truelle brutale
Ne racla de ses murs la mousse féodale.
Au loin, l’on aperçoit le miroir transparent
D’un fleuve au sinueux et rapide courant.
De sombres peupliers, bataillons immobiles,
Gardent depuis cent ans ses bords frais et tranquilles,
Exhalant au printemps l’odeur des fenaisons.
Dans un coin du tableau, quelques blanches maisons
Semblent escalader la côte ; un presbytère,
Sous les treillis en fleurs, se cache avec mystère.
Parfois le cri d’appel des robustes meuniers,
Les grelots des mulets, le chant des mariniers
Font retentir l’écho muet de ces rivages,
Et mugir les grands bœufs au fond des pâturages.


II


En ce bénin pays Framès s’est retiré.
Un pauvre médecin, un honnête curé,
Les seuls êtres humains d’aspect et de langage
Qu’il découvrit au fond de ce petit village,
Douce société, venait causer le soir
Dans le vaste salon du féodal manoir,
Où, spectateurs muets, quelques portraits antiques
Les regardaient du haut de leurs cadres gothiques.
Loin d’un air pestilent, parmi ces gens heureux,
Le jeune homme oubliait son passé ténébreux,

Et tel qu’un combattant après l’âpre mêlée,
Il se débarrassait de l’armure fêlée.


III


Or un jour qu’au hasard il allait devant lui,
Traînant ce lourd boulet qu’on appelle l’ennui,
Il vit : objet charmant, raissante merveille,
Une enfant de seize ans assise sous la treille
De l’humble presbytère, asile vénéré
Jamais peintre divin, ni poëte inspiré,
N’ont rêvé dans leurs nuits pleines d’ardentes fièvres,
Plus de candeur au front, plus d’amour sur les lèvres.

Du blond soleil de mai quelques rayons joyeux
Descendaient sur son front en nimbe radieux.
Elle chantait un air mélancolique et tendre.
Quelque noël bien vieux, si naïf, qu’à l’entendre
Tous les petits oiseaux sans effroi l’écoutaient.
Des charmes tout-puissants aux grâces s’ajoutaient.
De ses fins cheveux d’or les boucles vagabondes
Roulaient sur son épaule en cascatelles blondes.
Ses grands yeux bleus brillaient comme ceux d’Ariel.
Tu l’as dit, il faudrait tremper dans l’arc-en-ciel
La plume, ô Diderot, pour peindre en traits de flamme
Cet être faible, fort, beau, terrible, la femme !
Femme ! mot qui dit tout, douleurs du souvenir,
Félicité présente ou rêves d’avenir.
Mères, épouses, sœurs, suivant que l’on vous nomme.
C’est par vous que le cœur grandit, qu’on se fait homme.

Vous nous donnez la foi, l’amour et la fierté.
Sans vous plus de bonheur, d’espoir, ni de gaîté.
Sans vous tout se corrompt, tout s’éteint, tout s’affaisse.
Et pourtant j’ai médit de vous, je le confesse ;
Ingrat, j’ai renié l’amour au moins trois fois.
Mais je suis repentant, femmes, car je vous dois
Ces jours baignés de joie ou de mélancolie,
Dont le cœur se souvient, lorsque l’esprit oublie.



IV


Que ton pouvoir est grand, beauté, céleste bien !
L’épave que vomit le Strom parisien,

La jambe titubante et la lèvre pâlie,
Framès, le libertin tout barbouillé de lie,
Le sceptique Framès, devint l’admirateur
Du chef-d’œuvre ignoré, la nièce du pasteur.
Marie était le nom de cette fleur mystique,
Pure comme le lis merveilleux du cantique.
Les villageois l’aimaient et l’appelaient leur sœur,
Elle avait tout, beauté du corps, bonté du cœur.


V


Lorsque, au fond des déserts de l’ardente Syrie,
Échappant à la mort que le simoun charrie,

Le voyageur perdu dans le sable mouvant,
Les pieds ensanglantés, aveuglé par le vent,
L’écume sur la lèvre et la gorge altérée,
Aperçoit l’oasis longuement désirée,
Les gazons verdoyants sous les ombrages frais,
Les bambous élancés, les bananiers épais,
Les fruits mûrs suspendus en grappes savoureuses,
Et les fleurs du lotus et les citernes creuses,
Levant les bras au ciel, éclatant en sanglots,
Il se traîne mourant vers ces vivantes eaux.
Plus de morne horizon, de décevant mirage,
Un repos bienfaisant ranime son courage,
Il ne se souvient plus du mal qu’il a souffert.
Ah ! tu marchais aussi, Framès, dans un désert !
Parmi les désespoirs aux sombres solitudes,
Les désillusions, les tristes lassitudes.

Et les cuisants remords venus avant le temps,
Comme un désespéré tu traînais tes trente ans
Tu cherchais la fraîcheur des amours virginales :
Or, cette jeune enfant, aux grâces idéales,
Fut la verte oasis où tu crus retrouvés
Tous les bonheurs perdus, tous les bonheurs rêvés.


VI


« Ô toi qui fais pâlir l’étoile matinière,
« Toi dont les yeux d’azur m’inondent de lumière,
« Fée à la douce voix, délicate péri,
« Laisse-moi contempler d’un regard attendri

 « Ces flots de cheveux blonds tombant sur ton épaule,
« Comme au bord d’un ruisseau le feuillage d’un saule.
« Laisse-moi m’enivrer de ce parfum d’amour
« Qu’exhale ta beauté, ton front au pur contour
« M’apparaît rayonnant d’une sainte auréole.
« C’est la rose embaumée entr’ouvrant sa corolle
« Aux brises du matin, quand ta bouche sourit,
« Et si ton sein gonflé se soulève sans bruit,
« Je crois voir au travers d’une gaze pudique
« Le paros éclatant d’une déesse antique. »

Ainsi parla Framès dans son ravissement,
Et l’enfant frémissait… d’un doux frémissement.


VII


 
Avez-vous vu, la nuit, une étoile brillante
Se détacher du ciel et filer scintillante,
Flèche d’or échappée au bras puissant de Dieu ?
Où s’en va-t-elle ainsi loin du firmament bleu ?
Que cherche-t-elle donc, errante, échevelée ?
Et ne vient-elle pas, amante immaculée,
Oublieuse à jamais des clartés de l’azur.
Apporter ses baisers à quelque monde obscur ?
Marie aima Framès ; c’est la loi des contraires,
L’attraction du gouffre aux effrayants mystères,

L’accouplement du vice avec la pureté,
Tel l’amour d’Éloa pour le Déshérité !


VIII


Souventes fois le soir, quand de teintes pourprées
Le couchant éclairait les plaines diaprées,
Que la brise courait dans les joyeux halliers,
Comme il leur était doux, sous les frais peupliers,
D’aller tous deux rêveurs et, la main dans la main,
De suivre, en s’égarant, un sinueux chemin !
La séve palpitait dans l’épaisseur des branches,
Les papillons dans l’air ouvraient leurs ailes blanches,

Le rossignol chantait l’amour au fond des bois,
Et la nature en fleur avec ses mille voix.
Vers les cieux azurés soupirant son poëme,
Leur disait : Aimez-vous ! c’est le temps où tout aime.


IX


Les ombres descendaient, quand le rêve avait lui.
Le passé de Framès se dressait devant lui.
— « Mes soleils sont éteints et ma nuit est épaisse. »
Disait-il, « qu’ai-je fait de ma sainte jeunesse ?
« J’ai traîné ma vertu, ce céleste manteau,
« Comme on traîne un haillon dans l’égout du ruisseau.

« J’ai vécu ! Je suis vieux ! Je ne crois plus au rêve.
« Mon cœur ressemble au tronc où ne vient plus la séve,
« Et j’irais aujourd’hui, tout fier de ce passé.
« T’offrir, ô vierge ! un corps de débauches lassé !
« Quel est le vieux lutin dont la malice enchaîne
« L’être brûlant d’amour à l’être que la haine
« Avant l’heure a glacé ? Quel barbare destin
« Les jette tous les deux sur le même chemin ?
« Lorsque de tes regards la lueur azurée
« Pénétrait dans mon ame aux désespoirs livrée.
« Jeune enfant, croyais-tu, dans ton illusion,
« Que je tressaillerais sous ce divin rayon !
« Fuis, espoir trompeur : fuis, rêve ou l’esprit s’égare.
« C’est un Dieu qu’il faudrait pour ranimer Lazare.
« La tombe, c’est la fraîche amante qui m’attend.
« Femme, n’approche pas d’un cadavre, — va-t’en :

« Mes baisers sont glacés et, sur mes lèvres blêmes,
« Les chastes mots d’amour sont d’horribles blasphèmes.


X


Marcher mort dans la vie, être jeune, être usé,
Être la lampe éteinte ou le ressort brisé.
Traîner un lourd remords au fond de sa poitrine,
Contempler tristement sa précoce ruine.
Entendre râler l’ame en sa prison de chair,
N’est-ce pas un tourment que réclame l’enfer
Dans les cercles obscurs de la fournaise ardente.
Où tu plongeas vivant, sombre poëte, Dante !

Bien long est le martyre, incurable le mal.
Le condamné, tourné vers l’horizon fatal,
Voit les deux sans rayons, les horizons sans phare
Bientôt l’espoir s’éteint, bientôt l’esprit s’effare,
Il marche dans la nuit courbé sous les remords
Et, vivant, porte envie au long repos des morts.
Ces hommes sont nombreux : ils passent dans la foule
Qui loin d’eux et légère et railleuse s’écoule :
Mais nul ne leur tendra de secourables mains,
Et, pareils aux lépreux séparés des humains,
Tristes, ils s’en iront dans leurs décrépitudes
Ensevelir leur mal au fond des solitudes…