François Buloz et ses amis/06

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François Buloz et ses amis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 570-597).
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FRANÇOIS BULOZ
ET
SES AMIS

VI [1]<
SAINTE-BEUVE

« J’ai été jeudi à la réception de M. Sainte-Beuve à l’Académie[2], écrit Mme Buloz le 2 mars 1845 ; quoique Sainte-Beuve m’eut lu son discours, et que le discours m’eût paru excellent en tous points, j’étais très inquiète de l’effet qu’il produirait sur le public et de la façon dont on l’accueillerait. Le succès a été complet. Tout ce qu’il y avait d’ingénieux et de spirituel dans ce charmant morceau a été profondément senti par un auditoire, il faut le dire, bien disposé et bien prévenu en faveur du nouvel arrivant[3]. »

Sainte-Beuve ! étrange physionomie de chanoine spirituel, un peu concupiscent, étrange physionomie et insaisissable : face pleine, rasée, rusée, petits yeux pétillants de malice, fureteurs, pénétrants, sous des sourcils roux embroussaillés, crâne recouvert de cette éternelle calotte de velours noir que sa main pétrit sans cesse. Voilà Sainte-Beuve âgé. Il parle vite, ses phrases sont souvent hachées, coupées, il appuie sur certains mots, sa conversation est « sautillante. » « C’est un des esprits les plus pervers et les plus ambigus de ce temps, » a dit Dubois[4], qui le connut, je crois, mieux que personne…

Tout de suite Musset l’avait surnommé Mme Pernelle, à cause de son « furetage tracassier, » et aussi Sainte-Bévue[5]. Musset ne l’aimait pas. De beaucoup de femmes il fut le confesseur, en matière d’amour : il conseillait, il consolait aussi… Après sa rupture avec Alfred de Musset, alors que George Sand, de retour à Paris, souffrait encore, pleurait son poète, et ne se décidait à rien, elle se confiait à Sainte-Beuve, elle lui demandait : « Qu’est-ce donc que l’amour ? » et il répondait « Des larmes ! » Mais elle aimait à pleurer !

Joseph Delorme, dilettante, goûtait les confessions, les intrigues, les correspondances subtiles, il aimait les femmes, leur charmante admiration flatteuse, et leurs confidences, qu’il écoutait d’un air paterne en caressant leurs mains, et ne pourrait-on dire de lui ce qu’il a dit lui-même de Balzac : « Il sait beaucoup de choses des femmes, leurs secrets sensibles ou sensuels, il s’est introduit auprès du sexe sur le pied d’un confident consolateur ? » Mais c’est maintenant le Sainte-Beuve jeune qu’il faut évoquer ici, le Sainte-Beuve d’Adèle ; et à cette heure il n’est pas laid. Une lithographie du temps nous le montre de profil, mélancolique, le nez trop long, mais le front intelligent, réfléchi, presque soucieux, déjà creusé d’un pli ; le bas du visage s’enfonce dans une haute cravate : c’est le Sainte-Beuve des Consolations, Joseph Delorme, l’Amaury de Volupté.

C’est lui que Juste Olivier voit derrière son carreau, quand tout de go il se présente à lui en 1830. Sa mère, sur la demande du visiteur, l’appelle : « Sainte-Beuve, es-tu là ? » et l’on voit un jeune homme derrière une petite croisée ; puis voilà Sainte-Beuve dans sa chambrette, abrité par un paravent, et, dans cet étroit enclos, des tables chargées de livres et de journaux ; — dans cet enclos, qu’il soit situé rue Notre-Dame-des-Champs, passage du Commerce, à Lausanne, à Liège, ou encore rue du Montparnasse, Sainte-Beuve passa sa vie : des livres, des journaux, un paravent pour limiter le champ de ses rêves. … De ses rêves, mais non de ses idées, qui dans sa petite chambre naquirent profusément, et furent quarante ans ingénieuses, subtiles et étincelantes.

Sur la personne de Sainte-Beuve que n’a-t-on dit ? de quelles trahisons aussi n’a-t-on pas chargé son ombre ? »

Malgré ses défauts, et il en a, — combien il est attachant !…

J’aime à le suivre depuis sa studieuse enfance à la pension Landry, à travers sa vie de jeune homme, ses débuts au Globe, alors qu’une « sombre mélancolie dévorait cette jeune âme, » — et cette mélancolie, bientôt, ce sont Les Consolations, puis Volupté. J’aime sa jeunesse laborieuse et pauvre, son avidité à lire, son désir d’apprendre, l’activité de son esprit, sa conscience dans le travail… Déjà à cette époque il est divers, inquiétant un peu, et déjà son esprit, « c’est un de ces parfums composés et précieux où l’on respire à la fois vingt essences choisies, et adoucies par leur mutuel accord[6]. »

Je possède quelques-uns des carnets de l’étudiant[7] : j’en veux donner ici quelques extraits. On y verra le Sainte-Beuve de seize ans, le chercheur qu’il est déjà. Dans ces carnets, rien n’est classé ni apprêté, et c’est ce qui me plaît en eux, car j’y trouve la révélation de sa jeune vie intellectuelle, et au jour le jour. Il indique ses lectures, — il lit terriblement, — il jette, çà et là, des pensées qui l’ont frappé, une note, une appréciation ; il blâme, il loue : ainsi il se découvre à nous dans le passé. Ici c’est l’étudiant studieux et inexpérimenté, là c’est déjà le critique. En vérité, la lecture de ces petites notes est émouvante, comme tout ce qui touche à la formation d’un esprit supérieur, à son développement.

Et d’abord, aux premières pages, cette citation :

Le plus homme de bien est celui qui travaille.

Comme il note ses lectures au jour le jour, on peut voir que cette semaine (du 10 au 17 avril 1820), il lit les auteurs latins et grecs : Ovide, le Cyclope de Théocrite, la Germanie de Tacite, et aussi Catulle (ce qui ne l’empêche pas de lire le Distrait, Attendez-moi sous l’Orme, le Joueur, enfin le théâtre de Regnard, cette semaine encore) et c’est déjà le même Sainte-Beuve que celui qui notera vingt-six plus tard : « Aujourd’hui 13 septembre 1846, j’ai achevé la lecture des lettres de Rancé, et j’ai traduit une idylle (la quatrième) de Théocrite, Croisons nos plaisirs. »

Un peu plus loin l’étudiant de seize ans écrit :

« Je me rappelle toujours avec un nouveau plaisir cet hymne à l’hyménée, et ce vers enchanteur :

Nulli illum pueri, nullæ optavere puellæ.
Saxea effigies Bacchantis. »

Voltaire occupe beaucoup le jeune Sainte-Beuve, et nombreuses sont les citations qu’il fait de ses œuvres ; Œdipe, Adélaïde du Guesclin, Alzire, Zaïre, le Fanatisme, Mérope.

D’Alzire, il a noté ces quatre vers :

Des dieux que nous servons connais la différence :
Les tiens t’ont commandé le meurtre, la vengeance,
Et les miens, quand ton bras vient de m’assassiner,
M’ordonnent de te plaindre et de te pardonner…

Non seulement il lit beaucoup, ce qui n’est rien, mais il retient admirablement ce qu’il lit, s’en souvient à propos, compare les auteurs entre eux, fait des rapprochements, les oppositions lui sautent aux yeux. Ainsi il transcrit :

Cicéron qui d’un traître a nourri l’insolence
Ne sert la liberté que par son éloquence,
Hardi dans le Sénat, faible dans le danger,
Fait pour haranguer Rome et non pour la venger,
Laissons à l’orateur qui charme la patrie
Le soin de nous louer quand nous l’aurons servie.

Les vers sont médiocres, et ce n’est pas pour leur beauté que le jeune Sainte-Beuve a noté ce passage, car après l’avoir noté, il ajoute : « Rapprocher de cela ce qu’en dit Shakspeare dans Jules César[8]. »

De même pour Rousseau ; il cite ce passage sur le printemps : « Au printemps la campagne presque nue n’est encore couverte de rien, ne fait que poindre, et le cœur est touché à son aspect, — en voyant renaître ainsi la nature on se sent ranimé soi-même… ces compagnes de la volupté, ces douces larmes toujours prèles à se joindre à tout sentiment délicieux, sont déjà sur le bord de nos paupières… Mais l’aspect des vendanges a beau être animé, vivant, agréable, on le voit toujours d’un œil sec, pourquoi cette différence ? etc. »

Sainte-Beuve répond à Rousseau : « La terre paréo des trésors de l’automne étale une richesse que l’œil admire, mais cette admiration n’est pas touchante, elle vient plus de la réflexion que du sentiment. Voyez Delille dans sa charmante épitre à une demoiselle de huit jours… »

A la date du 9 juin, l’étudiant écrit :

« Quelques malheureux pédants, pour prononcer en connaisseurs, disent à leurs élèves en parlant de l’immortel Tacite :

Brevis esse laboro
Obscurus fio.

Insensibles, ils critiquent ce qu’ils n’entendent pas. » Si l’on ne rencontrait, de temps en temps, sous la plume du jeune homme, quelques-uns de ces traits dirigés contre les professeurs, on ne croirait pas que ce laborieux, cet érudit, a seize ans !

Bien entendu, les vers qu’il transcrit sont ceux qui l’ont frappé, pour une raison ou pour une autre… Je n’ai pas besoin d’indiquer pour quelle raison le jeune homme se plait à relire ceux-ci :

<poem> Heureux qui près de toi pour toi seule soupire, …………… Je sens de veine en veine une secrète flamme Courir par tout mon cœur sitôt que je te vois, Et dans les doux transports où s’égare mon âme ; Je ne saurais trouver de langue ni de voix. Un nuage confus se répand sur ma vue : Je ne vois plus, je tombe en de douces langueurs, Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue Je pousse un long soupir, je tremble, je me meurs[9].

Que l’on rapproche ces vers, dont Sainte-Beuve s’émeut à seize ans, de ceux qu’il écrivit plus tard pour Adèle :

… L’oiseau dans le feuillage
Aux instants les plus doux n’a de chant ni de voix

Il soupire, il se tait, il palpite, il expire,

Tout son souffle amoureux est à la Volupté.

Ce sont les mêmes images, le même rythme.

On en a assez vu, je pense, pour se rendre compte de la culture de Sainte-Beuve. Mais, dans ces cahiers, aucune trace de cette station qu’il va faire comme « roupiou » à l’Hôtel-Dieu ; aucune révélation non plus de ce « goût décidé pour l’étude de la médecine. » Il suivra cependant, en faisant sa philosophie avec Damiron, un Cours de physiologie, de chimie, etc. il n’en parlera pas une fois : il ne parle que de lettres…

Mais il nous faut quitter l’étudiant, pour retrouver le collaborateur de la Revue des Deux Mondes.

Sainte-Beuve entra à la Revue en 1831 ; il a écrit : « M. Buloz, homme de grand sens, et d’une valeur qu’il a montrée depuis, débutait alors fort péniblement : il essayait de faire une Revue qui l’emportât sur la Revue de Paris. Il avait le mérite, dès lors, de concevoir l’idée de cette Revue élevée et forte, qu’il a réalisée depuis. Il vint nous demander à tous, qui étions plus ou moins en vue, de lui prêter concours[10]. »

D’après la correspondance qui s’établit entre le directeur de la Revue et Sainte-Beuve, il me semble que celui-ci s’intéressa tout de suite au succès de l’entreprise. Plusieurs lettres en témoignent : la Revue c’est Sainte-Beuve ; son succès est le sien ; il la considéra un peu, au début, comme lui appartenant, et s’il s’en sépara par la suite, je pense que c’est parce qu’il ne s’y sentit pas suffisamment le maître. Certes, il y eut d’autres causes aussi, mais celle-ci a dû prévaloir : il n’est pas le maître. Il s’en plaint à M. Gaullieur en 1844[11]. « Je dois pourtant vous prévenir bien franchement d’un point, bien qu’il doive coûter à mon amour-propre ; c’est qu’il ne dépend aucunement de moi de faire insérer dans la Revue un article, même intéressant, et que j’insérerais si j’étais le maître : j’ai mon blanc-seing personnel (dont je n’abuse pas) et c’est tout. »

Ceci n’est pas une défaite vis-à-vis de son correspondant : ce qu’il écrit en 1844, il le répète deux ans après, et toujours avec amertume : « La Revue des Deux Mondes me cause bien des ennuis, malgré l’utilité dont elle nous est… » et il trouve cette utilité dénuée « de tout agrément, de toute gaieté, de tout sentiment de chez soi. » « Après quinze ans de collaboration, je m’y sens moins chez moi que le premier jour. » Et ce sont des reproches. « Buloz, homme de sens et de vigueur, manque d’horizon étendu, d’élévation dans ses vues. « Il lui fait un grief aussi de ne connaître que les hommes politiques, et d’ignorer « tous les ressorts qui meuvent les natures littéraires ! » Certes, que de ressorts devaient mouvoir le délicieux et ingrat Sainte-Beuve, « nature littéraire » s’il en fut ! Encore : « il ne croit qu’au positif, à l’intérêt du moment. » — Voilà les griefs ; cependant Sainte-Beuve répète que F. Buloz est « nécessaire, » mais « ai-je jamais pu y installer (à la Revue) les Olivier comme je l’aurais voulu ? — ils lui auraient été pourtant utiles[12]. »

Il n’y installa pas les Olivier ; il y installa Cousin, et c’était mieux ; du moins, il l’y attira, et ainsi il flattait Cousin, servait la Revue, et préparait pour lui-même l’avenir.

« Vous devriez bien demander à Peisse, écrit-il en 1836 à F. Buloz, un article un peu étendu sur la publication de l’Abeilard en tête duquel Cousin a mis un morceau, selon moi, de la plus grande beauté ! Peisse s’est fort occupé de ces matières, et son amitié pour Cousin le déciderait. Il le faudrait également pour plusieurs raisons, d’équité d’abord, et autres que je vous dirai[13]. »

Cette préface qui, au dire de Jules Simon, « était un livre, » et dont le philosophe avait fait précéder l’ouvrage autrefois célèbre d’Abélard le Sic et non, le directeur l’avait déjà demandée pour la Revue, il arrivait trop tard néanmoins, et Cousin répondit : « Je suis extrêmement flatté que la Revue pense à Abélard et à moi, mais le morceau que je devais lire est un mémoire, lequel a passé par les épreuves régulières et a été admis dans la collection officielle. Il ne m’appartient plus, et son sort est d’être enseveli dans les Mémoires de notre classe… je vous avoue que votre proposition me donne quelques regrets[14]. »

Une autre fois, Sainte-Beuve (toujours pour rendre service à Cousin) envoie à F. Buloz un billet du philosophe. Je ne sais ce que celui-ci désire, mais il le désire ardemment, et prie Sainte-Beuve de porter le « coup décisif » — il lui en saura, lui Cousin, un gré infini. Au bas de ce billet, le critique astucieux ajoute : « Je reçois ce mot, je prie Bonnaire de ne pas perdre le fruit de la bonne grâce en trop tardant :

« Ingrate gratia tarda venit. »

En échange de ce coup décisif, voici le fruit de la bonne grâce demandée : « Cousin vous fait un article pour la Revue des Deux Mondes. » Selon lui, ce dernier argument devait l’emporter, et peut-être l’emporta-t-il.

Pourtant, quand cet article est terminé, F. Buloz ne se presse pas de le publier ; le trouve-t-il trop sérieux pour ses lecteurs ? Sainte-Beuve s’inquiète :


« Mon cher Buloz,

« J’ai vu ce matin Ampère, lequel avait vu Cousin, lequel paraissait un peu fâché, ou du moins étonné que l’article qu’il vous a donné n’ait point passé. Je vous le rappelle donc pour cette Revue, c’est un nom à désirer que celui de Cousin, quand l’article ne serait pas très amusant ; c’est d’ailleurs un article non payé[15], mais il paraît désirer une douzaine de tirages à part. Tâchez d’accommoder cela, et de le satisfaire pour les relations futures possibles…[16] »

Sainte-Beuve a écrit : « J’ai éprouvé de la part de Cousin à des époques différentes diverses sortes de procédés, et à une certaine époque, les meilleurs, les plus cordiaux et les plus empressés. »

L’époque des bons procédés, — de 1836-37 à 1840, — c’est l’époque où Cousin, grand maître de l’Université, nomma Sainte-Beuve à la Mazarine. Pourtant, même à cette époque, et non sans raison, celui-ci se méfiait, et écrivait à Juste Olivier avant de partir pour Lausanne : « Si on l’écoute, il me nuira. »

Cette nomination, on le sait, n’alla pas sans difficultés, ce républicain de Sainte-Beuve ne voulant rien recevoir du « tyran. » Voici l’intéressant entretien que Dubois (du Globe) eut avec F. Buloz[17]à ce sujet ; il fait partie de ses Mémoires inédits et éclaire bien des points inconnus :

« En 1838, dit F. Buloz à Dubois, lorsque je tourmentais M. Molé pour faire quelque chose pour lui, — à quoi celui-ci répugnait toujours, — et lorsque Salvandy vint sans crier gare lui jeter à la tête la croix de la Légion d’honneur, Sainte-Beuve, qui était alors au National et y avait le matin même inséré une lettre de refus fort dure, vint me trouver de bonne heure, en expliquant les motifs de son refus. Il ajouta : Je ne me donne pas pour si peu. Aujourd’hui, en effet, on le traite un peu mieux : 1 500 francs par mois au Moniteur.

« En 1839, sous le ministère du 12 mai, je me mis de nouveau en campagne, mais le temps manqua. En 1840, Cousin et Rémusat surtout mirent l’empressement le plus bienveillant, et par une combinaison qui plaça Naudet à la Bibliothèque Royale, on put faire vaquer une place à la Mazarine, et M. de Rémusat me l’écrivit pour me l’annoncer, en me chargeant toutefois de m’assurer de l’acceptation. L’affaire s’était traitée tout à fait en dehors de Sainte-Beuve ; il parut touché, me remercia avec effusion, accepta, et me dit qu’il irait faire lui-même ses remerciements à M. de Rémusat. Cependant l’affaire faite, sa vieille mère allait disant partout qu’on n’avait pas fait assez pour son fils… Je regrette bien, ajoutait Buloz, de lui avoir laissé le billet de M. de Rémusat. C’était entre mes mains une preuve du zèle que j’avais mis à le servir, et de la bonne grâce dont on avait usé envers lui. »

Sainte-Beuve était-il satisfait ? Il écrivait quelque temps après : « Je suis là comme un épicier en détail à son comptoir ; voilà pourtant mes invalides de poète, et je dois écrire à ma porte : Deus otia fecit[18]. » C’est l’amertume d’un homme qui s’estime fort au-dessus de sa tâche, certes, c’est aussi le De profundis jeté à son passé de poète.

J’ai noté que Sainte-Beuve, au début, considéra, la Revue comme sa maison (« La Revue des Deux Mondes, ma patrie depuis longtemps, » a-t-il écrit), et en effet, chaque jour, c’est un billet nouveau, tracé de sa main, et la concernant :

« Voici la note de M. de la Tour du Pin sur Bougie, tâchez qu’elle aille dans l’une ou l’autre de vos Revues, vous qui portez deux mondes. Pour moi, je n’en porte pas un seul, et je suis bien en désarroi de travail…[19] »

Un autre jour : « Je viens de lire la chronique. Je me suis mis à la place de la Revue, à votre place, je n’ai pas eu besoin de beaucoup d’effort d’esprit pour cela. J’ai tâché de me dépouiller.de toute espèce de partialité d’ailleurs. Et je puis vous assurer que je la trouve très satisfaisante, dans une haute et sage direction, prudente et convenable ; si vous renonciez à cette habileté-là, vous feriez une perte irréparable selon moi. Agissez sur le pilote, causez avec lui, chantez-lui une gamme, mais surtout gardez-le[20]. »

Tel est l’avis de Sainte-Beuve vers 1840, alors que la critique, prenant de jour en jour plus d’importance, était, en haut lieu, surveillée et menacée.

C’est encore Sainte-Beuve qui recrute Lamennais et qui annonce ses premiers articles ; déjà, en juillet 1834, il a commenté les Paroles d’un croyant ; deux ans après : « Vous recevrez demain l’article de Lamennais ; il faudra le faire imprimer bien vite ; il passera dans le prochain numéro. » Mais l’ami qui a porté l’article repart lundi, et « il serait bon qu’il pût emporter le prix de l’article qu’il faudrait payer le plus possible, n’est-ce pas ? » Au moment où Hugo, mécontent, se sépare de la Revue, la lettre que F. Buloz écrit au poète, c’est avec Sainte-Beuve qu’il la rédige ; quand G. Sand envoie son roman d’Horace, qui paraît trop « radical-socialiste » au directeur, c’est encore à Sainte-Beuve que le directeur demande son avis. « L’affaire Balzac, dira un jour F. Buloz, dont la colère n’éclata qu’à la suite d’un article de vous, qu’il ne m’a jamais pardonné… etc. »

Maintes notes dans la Revue des Deux Mondes, ou la Revue de Paris, que F. Buloz dirige depuis juin 1834, sont de Sainte-Beuve, sans signature… Le 11 décembre de cette année 1834, il écrit au directeur : «… Je vous enverrai une petite et courte note demain, sur la vacance de l’Académie, et les candidats nouveaux. J’y parlerai de Ballanche et de Hugo ; je tiendrais fort à ce que cette petite note passe. »

Dans la Revue du 15 décembre, après le compte rendu officiel de Planche consacré à la réception de M. Thiers à l’Académie, il y a en effet une « petite et courte note. » qui ne me parait tenir aucunement à l’article précédent. Pourtant, elle fait partie de l’article, qui est signé G. P. et on peut, on doit l’attribuer à Gustave Planche… Dans cette note, Hugo est loué certes, — on conseille à l’Académie pour se réhabiliter (elle venait de nommer Scribe sur le fauteuil d’Arnault) d’appeler dans son sein « M. Ballanche ou M. Hugo ; » « que M. Hugo se présente, et qu’il ne recule pas devant l’ennui d’une candidature officielle. » — Un coup de patte cependant… « Si chacun des membres de l’Académie peut aller jusqu’à proclamer individuellement la supériorité de l’auteur des Orientales, on ne peut pas exiger d’un corps tout entier la même humilité et la même abnégation. Une société littéraire qui peut nommer comme siens Chateaubriand, Lamartine, Lemercier, Cousin, est en droit de traiter avec le poète le plus illustre et le plus populaire sur le pied d’une égalité parfaite. » Visiblement, c’est pour Hugo que Sainte-Beuve a écrit cette note, — Ballanche n’y apparaît qu’au second plan, — c’est pour : « le poète le plus illustre, » etc…

Or, si l’on veut se souvenir que Hugo et Sainte-Beuve étaient brouillés depuis avril 1834, officiellement brouillés, et définitivement cette fois, après beaucoup de ruptures et de réconciliations déjà, cette note sur Hugo, que Sainte-Beuve glisse sous la signature de Planche, est curieuse, et d’autant plus, à cause de la situation actuelle de Sainte-Beuve et de Mme Hugo :

Approche, ô ma Délie ! approche encor ton front :
Serrons plus fort nos mains pour les ans qui viendront ;
La faute disparaît dans sa constance même[21]

Sainte-Beuve, chassé par le mari et s’entretenant ainsi avec la femme, ne peut ouvertement engager Hugo dans une candidature académique… Pourtant il veut complaire à Délie… Déjà, en 1829, lorsqu’il était ami innocent encore, Sainte-Beuve avait écrit pour lancer les Orientales une le note préface, « superbe réclame, » qu’il n’avait pas voulu signer. « Il convient… que des initiales quelconques seraient nécessaires, écrit Hugo à l’éditeur… Il faudrait donc deux lettres, ou mieux encore le nom en toutes lettres de quelqu’un, qui le voudrait bien[22]… » Mais personne ne prête son nom, et le « prospectus » paraît signé au hasard E. T.[23]. Le procédé n’était donc pas nouveau en 1834, mais que la situation était différente !

Sainte-Beuve, d’ailleurs, a noté quelque part[24]que, pendant les quinze années de collaboration active et continue à la Revue des Deux Mondes, il eut maintes fois à faire des articles, « impersonnels et collectifs… » « des articles ou morceaux faits pour d’autres, et quelquefois signés par d’autres, » — et voilà l’histoire de la note académique confirmée… Il remarque aussi que « la lettre du vieux ami de province, » citée dans l’article de George Sand sur Maurice de Guérin[25], est de lui. Il y a bien d’autres exemples, et on pourrait les multiplier aussi bien pour la Revue des Deux Mondes que pour la Revue de Paris.

C’est par Hugo que Sainte-Beuve fut mis en relation avec la Revue des Deux Mondes. Au début de la fondation (en avril 1831), le directeur vint demander au poète des Orientales sa collaboration, et celui-ci l’engagea à frapper aussi à la porte de Sainte-Beuve ; d’ailleurs, Hugo écrivit à son ami :

«… Permettez-moi de vous adresser M. Bulos[26], directeur de la Revue des Deux Mondes, recueil qui se régénère et qui serait bien puissamment rajeuni si vous vouliez y coopérer. M. Bulos, qui, je crois, vous plaira beaucoup, désire vivement vous entretenir de cette affaire.

« Faites pour lui, je vous prie, tout ce que vous pourrez[27]… »

Aussitôt à la Revue, Sainte-Beuve s’applique à servir le grand homme ; sa reconnaissance, qu’on a niée, se manifeste, il me semble, aussitôt et, de la façon qui put plaire davantage, non seulement par des articles louangeurs, qu’il signa, mais dans ces petites notes de rappel au public, dont il usa et abusa pour Hugo.

En 1831, à son arrivée rue des Beaux-Arts, naturellement Sainte-Beuve s’est vu demander par le directeur un article sur Hugo, et il s’empresse :

« Mon cher ami, Bulloz me tourmente pour un article ; il voudrait que je lui en fisse un sur vous. J’ai pensé que cet article biographique, repris[28], complété, développé surtout dans les dernières parties avec un jugement littéraire, ferait l’alîaire de Buloz. Mais. serait-ce le vôtre, mon ami ? » Cette question est assez comique ; Sainte-Beuve devait pourtant savoir qu’Hugo ne se dérobait pas à ce genre de louange. « Cela vous accommodera-t-il ? Il désirerait aussi que la pièce, dont j’ai cité quelques vers sur votre naissance, s’y trouvât, sinon entière, du moins en grande partie[29]… » et il termine en demandant à son ami comment il va. (C’était quelque temps après l’explication qu’ils avaient eue ensemble, au sujet de Mme Hugo.) Il veut savoir « s’il est plus content, » si « les nuages s’en vont de ce front et les soupçons de ce cœur, » s’il y « a toujours sa place, » lui, Sainte-Beuve, « cruelle pour vous, et irritante[30], » etc.

Hugo, en lui envoyant la pièce de vers à insérer dans l’article de la Revue, lui répondra : « Vous êtes mille fois bon de vous occuper encore de moi. »

Malin, Sainte-Beuve ! et pervers, oui, en vérité, car cette lettre du 19 juillet, dans laquelle il propose un article qui ne sera qu’un long chant de louange, cette lettre suit de très près une autre lettre de Victor-Hugo, belle et confiante, dans laquelle le poète déclare : « Votre conduite a été loyale et parfaite, vous n’avez blessé, ni dû blesser personne ; tout est dans ma malheureuse tête, mon ami[31] ! » Et pendant que Victor Hugo, magnifique, s’accuse ainsi, le subtil Sainte-Beuve écrit des hymnes pour le mari, et pour la femme ceci :

— Oui — si tu m’aimes plus que l’ombre de l’amie,
Que ta mère, martyre au cercueil endormie,
Plus qu’un premier enfant ou qu’un suprême adieu,
Que l’époux dans sa gloire, et ta fille, et ton Dieu,
— Oui — si jusqu’à la mort, dans nos charmantes ruses,
Aux plus divins moments de nos âmes confuses.
Tu me redis… Etc.[32].


Si Hugo amena Sainte-Beuve à la Revue, Sainte-Beuve, nous l’avons vu, y amena Cousin et Lamennais ; il y retint Michelet, qui, en 1833, s’éloignait ; il écrit, le 3 mai, à F. Buloz : « M. Michelet, que je vois, m’apprend qu’il a un morceau étendu de faits historiques qu’il imprimerait volontiers, et volontiers chez vous ; mais il faudrait pour cela que vous le lui demandassiez, car il vous croit fâché… Il hésite à prendre l’initiative ; comme je crois que c’est une bonne chose pour la Revue, je vous en informe[33]. »

Et Michelet rentra au mois de juillet suivant.

Quoique Sainte-Beuve se plaigne de n’être pas suffisamment libre sous la férule du directeur, il n’en fait néanmoins qu’à sa tête. À une demande de F. Buloz pour le changement d’un mot dans un article, il riposte assez sèchement : « J’ai le regret de vous dire que je ne puis rien changer. Le mot d’irriter substitué à celui d’offenser était déjà un changement de nuance, et je m’en tiens là… » Puis il se plaint de son prétendu esclavage. « Je deviens du reste de plus en plus persuadé que la critique des contemporains est impossible, à moins d’avoir un journal à soi et de n’être que trois au plus, parfaitement d’accord de conscience et de direction, et ne cédant jamais à ces petites considérations de relations et d’intérêts. »

Évidemment Sainte-Beuve ici oubliait la « courte note » sur la candidature de Victor Hugo, qui lui avait pourtant été dictée par une de ces petites « considérations de relations » qu’il blâme ; il oubliait aussi les « ménagements » qu’il préconisait à l’égard de Cousin, etc. il oubliait beaucoup de choses enfin.

Il faut répéter que dans ses débuts, tout ce qui concerne la Revue l’intéresse ; il y attire les collaborateurs célèbres ; il y introduit les jeunes gens chez qui il devine un talent quelconque, de l’avenir. Il y voudrait voir M. Damiron, « qui désire entrer à la Revue maintenant qu’il y flotte tant de bannières amies ; » il donnerait quelques morceaux « sur la philosophie du XVIIe siècle, Descartes, Malebranche et Gassendi, ce qui n’a jamais été fait… » Puis : « En causant avec Vitet l’autre jour, il m’a paru très disposé à entreprendre pour la Revue une histoire de la peinture française au XVIIe siècle, etc. » Il se mêle de tout, pour le bien de la Revue, et, bien entendu, il est écouté.

En 1846, c’est lui qui parlera de M. Aubert Hix, jeune professeur de l’Université. « Il lui est très recommandé par Patin, comme un jeune homme de talent ; » de M. de Bezins « qui a passé des années en Italie, jeune homme dont je crois qu’il y aurait à tirer parti, » et dans le même billet : « Avez-vous jeté les yeux sur l’article de M. Gaullieur, son histoire de la fabrication du papier ? Ne pourrait-on donc pas insérer dans la Revue son travail[34] ? »

Tout l’intéresse, il furète, et s’applaudit de « dénicher ; » notez que ce n’est pas uniquement de littérature qu’il s’enquiert ; dans un billet de 1836, il écrit : « M. Fauriel, que j’ai vu hier, me recommande vivement, pour que vous l’insériez dans la Revue, un article savant sur la grammaire égyptienne de Champollion. Il n’y a, m’a-t-il dit, que deux personnes bien compétentes à juger ce travail. C’est M. Etienne Quatremère, et M. le Dr Dujardin, l’article est précisément de ce dernier, il est en certains points opposé à Champollion, mais avec modération, l’article n’est pas long, et n’a pas une feuille : Fauriel l’a et me l’enverra. Ce serait une bonne chose, d’après ce qu’il m’en dit[35]… » Et l’article parait le 15 juillet.


En 1834, Sainte-Beuve donne à la Revue des Deux Mondes un article sur Balzac ; le romancier est collaborateur aux deux Revues… et ce n’est, en aucun sens du mot, un collaborateur ordinaire : inexact, insaisissable, sans cesse absent, reprenant la veille de la publication ses épreuves, pour les revoir, et ne les rendant qu’un mois après… proposant des romans qu’il assure avoir terminés, et dont il n’a encore écrit que le titre, etc… Mais c’est Balzac ! il faut bien composer avec lui, et voici Sainte-Beuve « qui, depuis Volupté, est son ennemi, » préparant un article à sa louange ; mais cet article contiendra aussi des critiques, relèvera des faiblesses — tout cela déplaira au maître.

On lira les deux lettres suivantes qui ont rapport à l’article de Sainte-Beuve :


« Mon cher Buloz,

« Merci de tous ces livres, il ne me manque plus, pour faire mon article, que le volume où est — 1, le Réquisitionnaire — 2, La femme abandonnée — 3, Eugénie Grandet — 4, La Physiologie du mariage ; — de plus, je voudrais savoir sous quels noms divers l’auteur a publié ses premiers romans. »

« Dès que j’aurai cela, je m’y remettrai et avec goût. Ce sera fait vers la fin de la semaine prochaine. Mais pas assez à temps pour entrer dans le numéro du 1er [36]. Ce sera sans doute dès les premiers jours du mois que vous aurez mes pages.

« Après cela je passerai ou à Mme de Staël, ou à Mme Dudevant[37]. »

Parlant, dans son article, des pseudonymes de Balzac, qui le préoccupent ici, Sainte-Beuve écrira : « La Bibliographie romancière en main, nous étions ballotté de M. Horace de Saint-Aubin, bachelier es lettres, à M. de Villerglé, de M. de Villerglé de Saint-Alme, à Lord O’ Rhoone. Enfin nous avons eu la satisfaction de dresser une filiation aussi complète qu’il nous a été possible, bien que nous y sentions encore beaucoup de lacunes. » Et il cite la longue liste des premiers ouvrages de Balzac : les deux Hector, le Centenaire, le Vicaire des Ardennes, Charles Pointel, etc. il reproche aussi, en passant, au libraire Pigoreau, chargé de la vente de ces ouvrages, de les avoir comparés aux romans de Pigault ou de Rétif…

Voici la deuxième lettre de Sainte-Beuve à F. Buloz[38] :


1834, ce mercredi matin.

« Mon cher Buloz,

« Vous avez oublié que dans la dernière liste que je vous donnais de Balzac, il y avait non seulement la Physiologie du mariage, mais Eugénie Grandet et le volume des Scènes de la vie de province où est La femme abandonnée. En quelle année a paru, d’abord, la Physiologie du mariage ? Car ç’a été le premier ouvrage notable de Balzac. Qu’avez-vous donc pour vous tourmenter ainsi ? La Revue va bien, vos peines prospèrent. Vous vous fatiguez beaucoup, mais le succès vient : il ne faut pas prendre à cœur ces fatigues d’intérêt, au point d’en faire des chagrins, pour quelques lenteurs, comme dans des affaires d’amour.

« Tout à vous.

« SAINTE-BEUVE.

« P.-S. — Il s’est imprimé en 1832, chez Félix Locquin, rue Notre-Dame-des-Victoires, 16, sous le titre de Hermés dévoilé, une histoire vraie, toute pareille à celle que Balzac a voulu donner dans la Recherche de l’Absolu : ne pourriez-vous faire acheter cette brochure chez l’imprimeur, ou savoir où elle est ? Je vous demande pardon de toutes mes demandes ; mais courir moi-même pour ces objets est une énorme distraction. Je suis aussi accablé de fatigues et de travaux. Quand j’aurai fini, je vous rendrai exactement tous vos livres. »

En somme, cet article de Sainte-Beuve (qu’il signe C. A.) est plutôt favorable, et ce n’est pas lui qui déchaîna la « colère » de Balzac. Certes, ce n’est pas la longue suite de louanges accordées naguère à Hugo ; pourtant, sauf quelques chicanes de style, l’article est élogieux. Mais Sainte-Beuve, puriste, ne peut s’empêcher de noter certaines expressions qui le choquent : « mnémotechnies pécuniaires », « un enfant dont je partageais l’idiosyncrase (Louis Lambert) », « une raison coefficiente des événements, » des « plaintes » jetées en avant par les tuyaux capillaires de grand conciliabule femelle (Les Célibataires), etc. (Balzac s’en souviendra à l’occasion). Enfin, aux deux dernières pages, voici venir la brochure de Félix Locquin, Hermès dévoilé que le critique réclamait quelques semaines auparavant à son directeur. Buloz la lui a procurée : il est enchanté de pouvoir en parler, à propos de la Recherche de l’absolu. C’est une histoire vraie, qu’il a lue, et qu’il pressente, lui, à Balzac. « Nul doute que si M. de Balzac avait ce connu ce petit écrit, il n’eût donné à son livre le cachet de réalité qui y manque et il se fût garanti de beaucoup d’à peu près. » Voilà Sainte-Beuve, tel que le verra la Princesse : « souriant à toutes les malices, en découvrant partout. »

La grande colère de Balzac éclata, comme l’écrira plus tard F. Buloz, à la suite d’un article de Sainte-Beuve, que Balzac ne pardonna jamais au directeur de la Revue, ni à Sainte-Beuve, bien entendu, le fameux article sur la Littérature industrielle. Certes, le romancier y était visé, nommé même : « j’y frappe à droite et à gauche, et le plus de la pointe que je puis, » dit Sainte-Beuve. Cet article eut un retentissement énorme : « on a crié, on m’a répondu des injures, » Aussi lorsqu’en 1840 Balzac fut une fois encore à la tête d’une Revue ; — la Revue Parisienne, — il se vengea vivement, et Sainte-Beuve fut un des premiers à recevoir de lui sa « volée de bois vert. »

Le critique venait d’être nommé conservateur à la Mazarine : « Il faut féliciter M. de Rémusat d’avoir mis à un poste littéraire un homme qui s’occupait peu ou prou de littérature… contrairement à l’axiome de Figaro, qui régissait les résolutions ministérielles, qui mettait des Italiens à la chambre des Pairs, des Suisses anciens chercheurs de produits chimiques au Théâtre français. » [Les Suisses, c’est François Buloz, né en France, mais ayant été employé, jeune étudiant, dans une fabrique de produits chimiques. Continuons : ) « La muse de M. Sainte-Beuve est de la nature des chauves-souris : elle aime les ténèbres. La phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets, se glisse le long des idées. Elle tourne, dans l’ombre comme un chacal. » Et encore : « Sa blafarde muse a couvert les cercueils où dormait toute la famille entêtée, vaine, orgueilleuse, ennuyeuse, dupée et dupeuse des Arnaud. » Il blâme, cela va sans dire, ce réveil, le trouve inutile : parler de Port-Royal après Racine, après Bossuet et les Jésuites, « dans une époque où ces questions n’existent plus ! » Dans son article de 1834 ; Sainte-Beuve avait reproché à Balzac ses métaphores, « la raison coefficiente des événements, » etc. Aujourd’hui, le romancier raille les « coteaux modérés » et à les zéphyrs mûrissants » du critique, « ces tropes faux où la pensée est à l’état de germe et qui le constituent l’inventeur du pêtard littéraire. Quel autre nom donner à ces embryons d’images flottant sur une mare de mots ? » Le style de Sainte-Beuve est « intolérable : la langue y est constamment outragée. Ses poésies m’ont toujours paru être traduites d’une langue étrangère par quelqu’un qui ne connaîtrait cette langue qu’imparfaitement. Nous devons cet auteur à la crasse ignorance du Suisse qui possède le recueil où Sa Candeur M. Sainte-Beuve s’est tranquillement livré à ses excès. » Telles sont les vengeances de Balzac. Se souvient-on qu’à la mort du romancier, Sainte-Beuve écrivit sur l’ensemble de son œuvre un article du ton le plus mesuré, où le jugement est excellent ? On y trouve cette note : « Voir dans la Revue parisienne de M. de Balzac l’article qui me concerne. Si je l’ai oublié, qu’on sache bien que je ne crains pas que d’autres s’en souviennent. De pareils jugements ne jugent dans l’avenir que ceux qui les ont portés… »


On a vu plus haut la part que Sainte-Beuve prenait aux succès et aussi aux difficultés de la Revue des Deux Mondes. Malgré son labeur, il se tient au courant de tout ce qui s’y passe : les inquiétudes de M. Buloz sont les siennes, et s’il critique souvent son directeur, plus souvent il l’admire…

Mais cette admiration, souvent manifestée, et une fidélité de dix ans, n’empêchèrent pas les brouilles ; avec la Revue il y en eut, certes, et je pense que Planche fut l’auteur d’une des premières, avec son article sur les Pensées d’Août.[39]Sainte-Beuve le jugea sévère à son endroit il se froissa — (et en vérité comme ces auteurs étaient susceptibilités ! ) Il se froissa surtout de la fin de l’article, car Planche reprochait au poète son manque de clarté, mais après des louanges délicates, qui auraient dû lui plaire (d’ailleurs ce livre n’est pas son meilleur livre, il s’en faut). Ceci se passait en octobre 1837, époque où Sainte-Beuve se préparait à partir pour Lausanne, et à y faire son cours sur Port-Royal… À la suite de l’article de Planche, Sainte-Beuve boudera la Revue, ne lui donnera pas la chronique sur les Mémoires de La Fayette qu’il devait publier avant son départ, et il écrira à F. Buloz[40] :


« Mon cher Buloz,

« Ne vous ayant pas trouvé ces dernières fois quand j’ai passé à la Revue, et n’ayant pas eu le temps hier d’y retourner, je tiens avant de partir à régler un ou deux points avec vous.

« Vous me demandez l’article La Fayette pour le 15. Je n’aurais guère le temps, même en m’y mettant tout entier. Mais quand je le pourrais, j’en serais empêché par un motif de convenance. Il ne me paraît pas très convenable pour moi, en effet, de rentrer dans la Revue immédiatement après l’article de Planche sur moi.

« Cet article, dont je n’ai nullement à discuter et contester le fond, est, dans les trois dernières pages, d’un ton qui m’a choqué, et a dû choquer. Entre gens qui de part et d’autre savent (j’ose le dire) au moins également la langue, il est incongru de venir se régenter à ce point, et sur ce ton, en reprenant les éléments de la syntaxe avec une complaisance souverainement pédantesque. On est tout à fait dans son droit de critiquer en le prenant sur ce ton ; mais de l’autre côté, on est tout à fait dans son droit, aussi, en trouvant que cela est d’un homme malappris, sans bon goût, et tout à fait malotru (sauf ses autres qualités).

« On peut s’entendre régenter ainsi en face, mais non pas à côté, dans ses propres rangs, et par-dessus l’épaule. Planche, qui a de mauvaises habitudes, jointes à de hautes qualités, objectera en vain, et vous m’objecterez vous-même inutilement, qu’il ne fait autrement avec personne. Je n’ai pas habitude de me régler sur les autres en ce qui touche ma convenance personnelle ; Planche m’a dit des choses peut-être vraies, sur un ton que je trouve incongru, et j’en suis quitte pour lui tourner le dos : la Revue a participé quelque peu à cette incongruité envers moi, et je suis obligé de mettre quelqu’intervalle, et quelque quarantaine, avant de lier de nouveaux rapports avec elle.

« Cela au reste est moins fâcheux, mon cher Buloz, à un moment où je vais être, bon gré mal gré, dans l’impossibilité de vous servir… »

Il achève d’ailleurs sa lettre par ces mots : « tout à vous quand même. »

Cependant, en décembre, Sainte-Beuve écrivait à Marmier :

« Je me suis réconcilié avec la Revue, après l’avoir boudée un peu ; mais, au fond, cette bouderie n’était que pour la forme et je tenais seulement à paraître un peu digne, et à avoir l’air de quelqu’un, tandis que Planche, vers la fin, m’avait un peu troussé sans façon[41]. »

Le voilà réconcilié, cette fois. A Lausanne, il a commencé son cours : « Tristesse à part, je suis content » (car il ne faut pas oublier qu’il allait à Lausanne pour effacer de trop charmants souvenirs.) Et il écrit à F. Buloz :

« Je suis très absorbé par mon cours, trois fois par semaine j’improvise ou à peu près ; moyennant force notes. Cela ne va pas très mal. S’il ne vous contrarie pas trop d’insérer mon discours d’ouverture plein de Messieurs, plein de compliments au début, pour le Conseil d’État, le recteur, l’Académie, elc, toutes choses dont je ne peux retrancher un iota, si vous vouliez insérer un tel discours, d’ailleurs substantiel, et je crois important au fond, je vous l’enverrais[42]. »

Bien entendu, F. Buloz accepte, et Sainte-Beuve envoie la leçon d’ouverture qui doit paraître le 15 décembre. Le 23 novembre, il écrit à nouveau : « Je vous envoie l’article à une seule condition, c’est qu’il ne passera pas le 1er. C’est impossible que je reçoive d’ici là les épreuves, et il est de toute nécessité que je les voie. Faites-le composer avec soin et relire, et puis adressez-moi le par la poste. Je garderai l’épreuve aussi peu de temps que je pourrai ; pourtant je suis si entièrement occupé qu’il vous faudra peut-être attendre quelques jours… Je vais d’ailleurs assez bien ; j’en suis à ma 9e leçon, il y a grande foule, et je ne m’en tire pas trop mal. Il y a ici comme partout des critiques et quelques méchants, mais beaucoup de bienveillance et d’honnêtes gens. Je suis, en somme, content du parti que j’ai pris, mais sans rien de décidé pour l’avenir… »

A propos de « l’avenir » cette phrase sur Molé, qui était à cette heure « très bien disposé » pour Sainte-Beuve : « Je vous remercie de ce que vous me dites de M. Molé : mais tout cela est devenu impossible, et je ne vois réellement rien qui me convienne, et à quoi je convienne. Je ne vois aucun jour à vous envoyer de longtemps La Fayette[43], étant à la lettre absorbé dans toutes mes minutes ; mais j’y gagnerai d’amples matériaux d’où je vous tirerai plus tard plus d’un article… »

A Lausanne, Sainte-Beuve, avec ses trois cours par semaine et son travail — « toutes ses leçons étaient écrites dans l’intervalle d’une séance à l’autre », était absorbé, fatigué— et d’autant plus que la voix souvent lui manquait ; il écrivait sur ses feuilles volantes : « Je n’ai pas de poumons, je n’ai pas de mémoire, rien de l’orateur ! » Il travaillait à l’hôtel, chaque jour assidûment jusqu’à quatre heures, — trois heures les jours de cours. Après le diner, il reprenait son travail de recherches et de rédaction « jusqu’à ce que le sommeil le prit. »

Sauf une légère opposition de quelques esprits malveillants au début, le cours sur Port-Royal fut goûté, les relations de Sainte-Beuve avec les Juste Olivier devinrent, pendant ce séjour, plus étroites, et celles qu’il forma avec Vinet, Espérandieu, Lèbre, qu’il amena a la Revue, lui furent un attrait. D’ailleurs, au pays de Vaud Sainte-Beuve demeura fidèle. Combien de fois dans ses lettres aux Olivier ces noms reparaissent-ils : Aigle, le Léman, Rovéréa !…


Étrange est la musique aux derniers soirs d’automne
Quand vers Rovéréa, solitaire j’entends
Craquer l’orme noueux et mugir les autans[44]


Sainte-Beuve affirmait (le 1er décembre) : « Je travaille beaucoup, mais sans pouvoir me distraire de l’unique objet ; je vous reviendrai avec force matière sur toutes choses… » Puis il aborde un sujet qui visiblement le préoccupe — et c’est le passage de Cousin à Lausanne ; il redoute le terrible homme. Déjà il avait prévenu les Olivier ; « vous avez en ce moment en Suisse un de mes amis voyageurs que je redoute un peu : Cousin[45]. » Il écrit à F. Buloz :

« J’ai appris à n’en pas douter que M. Cousin, dans son passage ici, avait dit de ces petits mots sur mon compte faits pour me desservir ; mais il n’y a pas réussi. Je ne serais pas fâché qu’il sut que je le sais. C’est un grand esprit mais une âme de laquais et de boue. Enfin, cela ne m’a pas étonné ; car apprenant de Paris qu’il était à Lausanne, j’avais à l’instant écrit à mes amis pour leur dire de prendre garde, et qu’il arrivait là un ami de Paris, qui pourrait nuire par des mots perfides à mon affaire, si elle n’était pas déjà arrangée[46].

« Vivez avec tous ces gens-là , mon cher Buloz, avec vos ministres, avec Thiers et autres, mais sans vous y fier et en ne vous donnant jamais à eux, car il faut avoir contre eux ses garanties toujours prêtes, c’est le seul moyen de se tenir et de se faire ménager.

« Mille amitiés à nos amis, mes respects à Madame Buloz, et à vous de cœur.

« Compliments à Bonnaire,

« SAINTE-BEUVE.

« Que fait Marmier ?[47] »


Et voici le souhait de Sainte-Beuve pour l’année 1838 :

« Bonjour, mon chez Buloz : je vous souhaite, ainsi qu’à la Revue, une bonne année. Je vous arriverai pour le second semestre, et tâcherai de donner alors avec quelque vigueur et de réparer l’absence. Il m’a semblé que mon article avait été imprimé sans faute, ce qui m’est très à cœur, vous savez ; je vous remercie de ce soin.

« Je voudrais, vous qui êtes une puissance, vous prier de négocier près de M. Salvandy ceci : ce serait qu’il voulût bien accorder en présent à la bibliothèque de l’Académie de Lausanne la Collection des documents historiques publiés par le Ministère de l’Instruction publique et de la Guerre (les mémoires sur la succession d’Espagne, les Albigeois, etc.) ; il fait ce présent très volontiers ; il ne saurait le mieux placer qu’ici, où de plus, cette gracieuseté irait bien pour effacer les préventions que cette affaire du blocus hermétique a laissées au cœur de la Suisse française. Soyez assez bon pour lui en parler : accorder à la bibliothèque de l’Académie de Lausanne une collection des Souvenirs historiques qu’il publie.

« Mille amitiés à nos amis, à Quinet, à Cochut, à Bonnaire, à M. Gerdès… J’offre mes humbles hommages à Mme Buloz avec tous mes vœux. »

Sainte-Beuve revient le 2 juin 1838. A peine arrivé, le voici à la Revue ; il revoit F. Buloz, qui l’accueille, Sainte-Beuve le note, — « plus en ami qu’en intéressé. » Il est heureux de retrouver ses confrères, d’entendre mille petits cancans auxquels il s’attarde. (Musset ne l’appelle-t-il pas Mme Pernelle ? ) Il revoit Charles Labitte, qui lui a été si dévoué pour son Port-Royal, et Ampère, Lerminier, Guttinguer… Il apprend que Vigny ne fait rien, et il rit sous cape, « il est réputé ne plus pouvoir rien faire… Mais quand il voit Buloz il dit « je travaille beaucoup, vous serez effrayé de la quantité de manuscrits que je vous porterai bientôt… et Buloz rit… » Malicieux Sainte-Beuve ! Lausanne ne l’a pas changé, quoi qu’il dise.

Et puis, à l’Abbaye-au-Bois, Mme Récamier est satisfaite ; Port-Royal a plu : c’est Ampère qui vient de le lui dire… Il a revu en quelques jours Mme de Tascher et la délicieuse Valmore, qui va publier Pauvres Fleurs ! Il a repris sa place au cours d’Ampère ; il était professeur, le voici auditeur à nouveau. Enfin il trouve Paris beau, la Seine « souveraine, » et, après avoir admiré Rovéréa et les Alpes, il se reprend à aimer la vieille cité, les tours de Notre-Dame, et la flèche pointue de la Sainte-Chapelle, dont il regarde la fine silhouette dans la brume dorée des soirs.

Cependant, il a repris son labeur, il travaille à cet article sur La Fayette qu’il refusait après la critique de Planche, il commence la publication de Port-Royal, — effort colossal, — entre temps il s’occupera de Mme de Charrière[48].


L’année suivante, Sainte-Beuve est en Italie. Il a eu tout d’abord d’autres projets : aller à Lausanne chez ses amis Olivier en passant par le Midi de la France, — Mormoiron, — où il devait faire un séjour chez la sœur de Mme Buloz, Mme Combe.

Il aurait retrouvé là tous ses amis. Mais la chute du ministère Mole et la prolongation de la crise empêchent F. Buloz de s’absenter : Sainte-Beuve change donc son itinéraire, et le voici en route pour l’Italie. Les deux lettres qui suivent sont datées de Naples :

Naples, ce mercredi 22 mai[49].

« Mon cher Buloz,

« Depuis que je vous ai quitté, il n’y a que peu de jours encore, mais j’ai fait bien du chemin, vu bien des choses ; vous-même de votre côté me paraissez avoir eu vos petits événements aussi. Je ne sais que très sommairement l’émeute et la constitution du ministère : on en est encore ici aux journaux du 8.

« J’ai beaucoup pensé à vous et à la Revue dans ces secousses ; les républicains ont rendu là un nouveau et grand service à Louis-Philippe ; ils n’en ont jamais fait d’autre. Tâchez dans ces crises de louvoyer le plus prudemment possible sans trop engager l’avenir de la Revue, et en vous souvenant de son passé. J’ai lu avec contrariété, dans un journal à Marseille, la proposition faite dans un bureau de la Chambre, de supprimer les Commissaires Royaux : j’espère que cela n’aura pas eu de suite. Dans tous les cas cela m’a paru un acte d’inimitié contre vous, de la part de quelque Chambolle, ou autre ; on n’aurait pas eu cette idée autrement.

« J’ai vu de bien beaux lieux depuis mon départ, à commencer par Avignon, Nîmes, Arles. J’ai eu le temps de parcourir le Palais et les Églises à Gênes : je n’ai aperçu Mme Dudevant à aucun balcon. On dit qu’elle y est. J’ai eu le temps d’aller de Livourne à Pise, et maintenant je suis à Naples, dans cette belle lumière, et m’y plongeant dans tous les sens. J’ai à voir beaucoup encore : j’avalle (sic), cela ressortira un jour par quelque ouvrage. Je n’ai pas encore travaillé pour vous, je le ferai dès qu’il le faudra : et il le faudra bientôt, car l’argent coule vite dans ce pays, où chaque beauté est taxée, et où l’on ne voit que moyennant finance. Sans cette lèpre, ce serait délicieux.

« Ecrivez un mot, s’il vous plaît, qui me donne de vos nouvelles, et de celles de la Revue… Faites bien mes respectueuses amitiés à Mme Buloz : où en sont ses projets de voyage ? Amitiés à Bonnaire, Marmier, s’il y est encore, Gerdès, à tous nos amis, à Lerminier.

« Tout à vous d’amitié.

« SAINTE-BEUVE. »


Le 30 mai, il écrivait encore[50].

« J’ai déjà vu de Naples, et des environs, ce qui est le plus cité : il y a de bien belles choses, mais pourtant on a fait bien des phrases là-dessus, dont une moitié, au moins, serait à rabattre, chacun voyant dans les objets ses propres impressions, plutôt que les objets mêmes ; on a fait une Naples, un cap Misène, un golfe de Baïa à sa fantaisie : les beautés les plus réelles n’ont pas été assez distinguées du reste, et là, comme ailleurs, on s’est succédé, on s’est copié, on a été la gent moutonnière, on s’en est tenu au célèbre. N’allez pas me croire toutefois désappointé ; plus on vivrait ici, moins on le serait. Ce sont des beautés de nature, et celles-là sont de plus en plus profondes et variées, dans l’habitude même.

« Si rien ne m’a paru plus triste et plus désolé que Baïa, rien ne m’a paru, plus enchanté et plus délicieux que Sorrente. Je resterais volontiers ici encore quelque temps, pour compléter mes excursions, et me reposer dans une société fort aimable qu’on y rencontre, mais le mot des choses est un peu trop court pour cela…

« Tenez-moi au courant de la Revue et de sa fortune en deux mots : je suis en arrière de tout, et le moins que vous me direz sera une grande lumière sur l’état où vous êtes pour le quart d’heure. Je n’ai pas encore travaillé à proprement parler : avec les journées de voyageur, c’est impossible, — j’écris quelques notes ; pour tirer parti de tout cela, il faudrait disposer d’une quinzaine quelque part, et ce serait sans doute à Lausanne seulement. Mon séjour à Rome sera court : ce que j’ai voulu en venant, c’est surtout reconnaître les lieux et jeter le premier coup d’œil qui n’est pas si trompeur, quand on ne le croit pas trop profond.

« Je sais combien Mme Buloz a de bontés pour ma mère ; remerciez-la, et offrez-lui mes respectueuses amitiés. Je voudrais donner un bonbon à Paul, mais il attendra mon retour. — Amitiés à nos amis Labitte, Lerminier, Bonnaire, Marinier, le fidèle Gerdès. »

Concernant son beau voyage, ce pèlerin n’est guère lyrique ! et ne semble-t-il pas apporter ici quelque méfiance ? Il ne veut pas être dupe de l’enthousiasme général… il trouve, — et en cela il demeure encore critique, — que Naples a été trop chantée, trop vantée ; il semble qu’il dirait volontiers de l’admiration pour Naples, ce que La Rochefoucauld disait de l’amour : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour… » et il se garde.

Après cette lettre, il y a encore une autre lettre de Marseille à F. Buloz ; mais ici le voyageur est « las » et « si pressé » qu’il « charge sa mère » de lui en dire plus sur son compte : « Je n’ai que le temps de vous saluer du cœur, ainsi que Mme Buloz… Un mot à Lyon… dites-moi comment va la Revue ? »

Enfin, le voici encore de retour à Paris, et tout de suite au travail. Aussi bien a-t-il besoin d’argent.


Cette année 1839 fut, pour la Revue, difficile à traverser. Sans cesse harcelée, et menacée même, par Guizot qui voulait, à cette heure, la rallier. Mais F. Buloz désirait maintenir son indépendance, et s’irritait fort de ces tentatives… Sainte-Beuve, lui, déplore la situation : « On le fait menacer (Buloz) tous les matins de destitution, on veut l’effrayer pour éteindre son opposition… » Quelquefois il s’indigne : « C’est d’un cynisme révoltant… » Bref, F. Buloz obtient une audience du maréchal Soult, alors président du Conseil, et Sainte-Beuve écrit : « Nous sommes occupés d’y rallier (à la Revue) pour le quart d’heure les doctrinaires, M. Guizot, de Rémusat, l’ancien Globe, de faire une vraie coalition (le mot était alors en faveur) de bon sens et de bon goût, et non de passion ; y réussirons-nous ? »

Dans ces occasions, Sainte-Beuve savait prêcher la patience, et vanter à son directeur l’efficacité de vertus que, lui, Sainte-Beuve, ne possédait guère, malgré sa « souplesse ; » il lui écrivait dans un moment de crise semblable à celui-ci : « Je vous en supplie, ne faites pas de coups de tête ni même de coups de cœur, voyez le fond des choses, voyez-les comme vous les verrez dans un mois, ou dans deux au plus tard… Tâchez d’arriver sans rompre et par transaction… »

Et en vérité, tout ceci le démontre avec évidence : Sainte-Beuve fit mieux que de collaborer à la Revue, il la soutint et la défendit, il revendiqua ses difficultés et endossa ses querelles. Il répondit à M. Walewski en 1840, lorsque celui-ci dans son journal le Messager attaqua F. Buloz, et il lui répondit si vertement que, vingt-cinq ans après, M. Walewski se souvint de cette algarade, dont il avait gardé rancune au critique[51].

J’ai encore sous les yeux de nombreux billets de Sainte-Beuve, mais je n’ai plus de longues lettres de lui à cette époque. Je donnerai ici pourtant un de ces billets, écrit du Marais[52], qu’habitait surtout Mme de la Briche et où Sainte-Beuve, on le sait, allait volontiers, — il y retrouvait Mmes d’Arbouville et Molé ; il aimait le château du Marais… les longues causeries féminines, les promenades sur les pelouses, à l’ombre des ambres :

… Bouquet des ormes d’autrefois.

Il a écrit :

Nous foulions doucement ces doux prés arrosés,
Nous perdions le sentier dans les endroits boisés…

Dans ce billet, il s’agit de la pièce de vers La Fontaine de Boileau, écrite justement au Marais. F. Buloz a, sans doute, demandé à Sainte-Beuve d’y insérer quelques strophes sur l’actuelle sottise :

« Je viens de finir cette pièce sous forme d’épître sérieuse, de 150 vers environ. J’y ai trouvé moyen de faire entrer quelque chose sur la sottise ; ce n’est pas tout à fait ce que vous demandiez, mais il y en a un grain… Si vous vouliez la mettre dans la prochaine Revue du 1er septembre, cela me conviendrait assez… »

Suivent les vers, avec le « grain » sur la sottise :

Tous cadres sont rompus, plus d’obstacle qui compte,
L’esprit descend, dit-on, la sottise remonte,
Tel même qu’on admire, en a sa goutte au front… etc.

Nous touchons au moment où la Revue sera privée de la collaboration de Sainte-Beuve… éclipse de quatorze années pendant lesquelles un jeune écrivain prendra presque sa place, et c’est Emile Montégut[53], esprit varié, brillant, plume vivante… Mais ce n’est pas Sainte-Beuve !


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 avril, 15 mai, 15 juin. 1er juillet.
  2. Élu le 14 mars 1844, Sainte-Beuve fut reçu à l’Académie par Victor Hugo, le 27 février 1845.
  3. Lettre de Mme F. Buloz à Mme H. Combe, inédite.
  4. Mémoires inédits de Dubois. Les extraits qu’on en lira plus loin m’ont été communiqués en 1908 par M. Lair, de l’Institut.
  5. On a attribué le mot à la duchesse d’Abrantès, mais il est de Musset.
  6. Taine.
  7. Voir dans la Revue Hebdomadaire 29 juillet 1916 et 31 mars 1917 : Les petits Carnets de Sainte-Beuve.
  8. Brutus. — Ne parlons pas de lui (de Cicéron)… il n’exécutera jamais un projet que d’autres ont conçu.
    Cassius. — Laissons-le en dehors. Casca. — En vérité, il est indigne (Jules César, acte II, scène I).
  9. Ode de Sapho, citée par Boileau dans la traduction du Traité du Sublime de l.ongin. Le texte de Sainte-Beuve diffère légèrement de celui que donnent les éditions de Boileau.
  10. Ma biographie. Souvenirs et indiscrétions. Sainte-Beuve.
  11. Sainte-Beuve à M. Gaullieur. 25 octobre 1844 (Bulletin de l’Institut National Genevois, 1895).
  12. Sainte-Beuve à M. Gaullieur, 2 juin 1846.
  13. Sainte-Beuve à F. Buloz, inédite.
  14. V. Cousin à F. Buloz, 1836, inédite.
  15. Cet article devait être le premier que Cousin écrivit pour la Revue, 1er décembre 1836 : Visite à l’École primaire de Harlem.
  16. Inédite.
  17. Communiqué par M. Lair.
  18. Sainte-Beuve à Turquety, 22 septembre 1841.
  19. Inédite.
  20. Inédite.
  21. Le Livre d’amour, pièce XXV, Sainte-Beuve.
  22. Victor Hugo après 1830, Biré, vol. I.
  23. Voir le chapitre que M. de Lovenjoul consacre à la préface des Orientales. M. de Lovenjoul prétend que ces deux lettres seraient les deux dernières des nom et prénom d’Amédée Pichot.
  24. Table générale et analytique des Causeries du Lundi, p. 40.
  25. Id„ ibid.
  26. Le nom de Buloz est souvent écrit par les contemporains avec un s.
  27. Correspondance de Victor Hugo.
  28. Déjà le 1er juin il écrivait à Hugo : « Je suis en train de faire Votre biographie… » etc.
  29. Ceux-ci, alors inédits : « Ce siècle avait deux ans… »
  30. 19 juillet 1831.
  31. 7 juillet 1831 : Victor Hugo à Sainte-Beuve. Correspondance de Victor Hugo.
  32. Le Livre d’amour, pièce IV. L’Enfance d’Adèle, 9 août 1831.
  33. La Bretagne (fragment de la Préface de l’histoire de France), 15 juillet 1833.
  34. C’est sans doute après le refus d’insérer cet article de M. Gaullieur, que Sainte-Beuve écrivait à celui-ci la lettre citée ci-dessus : 2 juin 1846.
  35. Inédite.
  36. Du 1er novembre : l’article parut le 15 novembre 1834.
  37. Inédite, le timbre de la poste porte 25 octobre 1834.
  38. J’ai trouvé l’original de cette lettre dans la collection Spœlberch de Lovenjoul : je la crois inédite, mais sans pouvoir l’affirmer.
  39. Voyez, cet article, dans la Revue du 1er octobre 1837.
  40. Cette lettre ne porte aucune date. Mais elle doit être située entre l’article de Planche, 1er octobre, et le départ pour Lausanne, 15 octobre, donc vers le 8.
  41. Lettre du 29 décembre 1837. Correspondance.
  42. Inédite.
  43. Toujours l’article sur les Mémoires de La Fayette qui ne parut dans la Revue que le 15 juillet 1838.
  44. Correspondance avec M. et Mme J. Olivier, p. 71.
  45. 26 septembre 1837. ibid.
  46. Son cours à Lausanne.
  47. Inédite.
  48. Ce portrait n’a paru que le 15 mars 1839.
  49. Inédite, 1839.
  50. A F. Buloz, inédite.
  51. Voir Lettres à la Princesse, page 175.
  52. 1843, août. Inédite.
  53. Sur Emile Montégut et son œuvre si multiple un livre nous est promis dans un avenir prochain. Félicitons-nous qu’un érudit, M. Laborde-Milan, ait entrepris cette étude : elle comblera une lacune regrettable.