François Buloz et ses amis au temps du Second Empire/03

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Marie-Louise Pailleron
François Buloz et ses amis au temps du Second Empire
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 841-868).
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FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS
AU TEMPS DU SECOND EMPIRE

III[1]
LES OPINIONS DU FONDATEUR DE LA REVUE

Il me paraît intéressant d’aborder, ici, la question des opinions personnelles de l’homme, qui dirigea quarante-six années la Revue des Deux Mondes. Quelles étaient-elles ? Nous avons vu que le Gouvernement de Louis-Philippe ne lui fut pas contraire, et même que les ministres, Molé, Montalivet, Thiers, usant de son influence, cherchèrent d’autre part à le servir : sa nomination à la direction des Français, il la dut au gouvernement de Juillet qui, en somme, soutint ses efforts, sauf à l’époque du ministère Guizot.

Pourtant, si F. Buloz fut partisan de Louis-Philippe, ce fut plutôt, je pense, par esprit d’ordre et de patriotisme, et parce qu’il estimait que la France lui devait alors sa prospérité ; le directeur de la Revue était trop indépendant, trop admirateur du philosophe de Genève, pour admettre une cour ; les fastes, même bourgeois, du Roi citoyen ne le séduisirent jamais ; il se révolta constamment à l’idée de faire antichambre chez un ministre, et d’y perdre son temps, lui dont le temps était si précieux. Petit à petit, par la suite, il s’attacha personnellement aux fils de Louis-Philippe, au point de courir quelques risques pour eux sous l’Empire, en publiant des articles qu’ils écrivirent, mais ne signèrent point.

On a vu ici que F. Buloz ne crut pas à la Révolution de 1848, il en devina rapidement l’inefficacité : le désordre de ce mouvement lui déplut, et l’éloquence des prophètes choquait son goût de la mesure. La République était, à vrai dire, la forme de gouvernement qu’il eût préférée, non pas celle de 48, mais une république idéale, servie par des hommes désintéressés, intègres, et dévoués à la cause populaire. Enfin son rêve fut celui des hommes de son temps, rêve que nous avons appris, nous, à ne plus former.

Alphonse Karr écrivit : « La République ne consiste pas à ajouter des basques aux vestes, mais à couper les pans des habits. » F. Buloz le comprit ; d’ailleurs, les journées de Juin le détournèrent des révolutions, si tant est qu’il ait jamais fondé sur elles quelque espérance. Il vit arriver l’Empire avec un double sentiment de chagrin, et aussi d’espoir. Allait-on, après tous les orages successifs, jouir du beau temps ? Le pays, si bouleversé depuis trois ans, retrouverait-il sa prospérité d’autrefois ? Était-ce l’ordre ? En même temps, F. Buloz se disait : « Ce monarque-ci, rêveur, ne sera-t-il pas quelque jour un danger pour le pays, où son rêve le mènera-t-il ? »

Il est logique que le directeur de la Revue ne se félicitât pas des mesures prises alors contre la presse, ni d’une censure qui abaissait à ses yeux la liberté de pensée de la France intellectuelle. Cet homme, qui aimait les hardiesses de l’esprit, et toute conception neuve, comprit très rapidement que la censure impériale étoufferait les moindres élans. Il fit donc de l’opposition à l’Empire, il en fit de tout son pouvoir, et son pouvoir était grand. Il encouragea la sincérité de ses chroniqueurs politiques, il soutint la jeune poésie, et le roman qui attaqua le plus ouvertement le monde noir, — péril nouveau à ses yeux, — fut accueilli, et même provoqué par lui.

Or, s’il est normal qu’un jeune directeur, au début d’une fondation, risque le tout pour le tout, il l’est bien moins, de voir le rédacteur en chef d’un organe tel que la Revue des Deux Mondes en 1850, garder cet attrait pour la jeunesse, cette foi en sa force, cet esprit frondeur même, que F. Buloz conserva toute sa vie. Il trouve (il vient de l’écrire à G. Sand) que la Revue n’ose pas assez ; il voudrait ce recueil à la tête de tous les mouvements intellectuels, et il lutte sans cesse dans sa Revue même, pour la cause de cette indépendance, sans laquelle on ne compose que de lourds sommaires uniformes ; il lutte avec ses collaborateurs, avec ses amis, avec les lecteurs de la Revue, avec ses actionnaires.

Publie-t-il les Fleurs du mal ? II se verra discrètement « averti. » La chronique de Forcade est-elle d’une trop verte franchise ? On le prévient deux fois : si la Revue continue sur ce ton, c’est la suppression. Accueille-t-il Ernest Renan ? la « droite » s’insurge : « c’est un scandale. » De tout cela, F. Buloz ne s’émeut guère ; s’il lui faut louvoyer avec le pouvoir pour conserver l’existence de la Revue, avec les actionnaires, les abonnés, et « la droite, » le directeur énergiquement, discute, non pour résister à leurs tendances, mais pour les convertir à ses idées ; c’est lui qui a raison, il le sait, il le sent : une revue qui ne se renouvelle plus dépérit. Va-t-il s’attarder, devenir, comme il le dit, l’instrument de la réaction ? Non. Malgré les reproches de George, ce vieil homme ne sera jamais un conservateur qui se repose, mais un créateur, que tout jeune effort intéresse. C’est l’éternel secret de sa réussite. Quelle leçon ! quel exemple pour ceux qui viendront après lui !

Quant à ses opinions religieuses, on a lu ses lettres à George Sand : F. Buloz fut libre penseur dans toute l’acception du mot[2]. On a écrit qu’il subit en cela l’influence de Sainte-Beuve : c’est une erreur. F. Buloz, qui admirait le talent de Sainte-Beuve, n’étendit pas cette admiration au caractère de Joseph Delorme. Les sautes d’humeur de celui-ci, ses idées perpétuellement changeantes, irritaient et déroutaient le directeur de la Revue ; les convictions de Sainte-Beuve d’ailleurs furent-elles jamais solides ? Ne l’avons-nous pas vu, après ses discussions avec Barbe, redevenir croyant en 1833, lorsqu’il est amoureux d’Adèle et ensuite… ne parlons pas de ses convictions politiques, plus incertaines encore ; comment un tel homme si flottant, si fuyant, si insaisissable, eût-il exercé une pression sur le bloc que présentait F. Buloz ? Non. Constatons-le : F. Buloz fut toujours, et bien avant la venue de Sainte-Beuve, irréligieux, il le demeura jusqu’au bout, ses tendances le portaient vers la libre pensée.

Son origine modeste, ses débuts si durs, sa simplicité, l’éloignement qu’il manifestait pour l’apparat et le luxe, faisaient de lui un démocrate. Jusqu’ici, il n’était guère sorti de sa Revue, qui demeurait son univers, il n’avait jamais fait œuvre de « mondain, » les relations qu’il entretenait avec les auteurs, ou ses rapports politiques avec les hommes de gouvernement, n’intéressaient que la Revue. Mais voici qu’à cette époque, il entre en contact avec ses voisins, et qu’il pénètre, en devenant « propriétaire terrien, » dans la société savoisienne qui l’environne. Alors ce qu’il voit le révolte, l’exaspère : les mœurs, la fausse bienséance, l’étroitesse d’idées… et encore la façon dont « les hobereaux » traitent les paysans ! Cela surtout le met hors de lui… c’est à George qu’il confie son indignation, et c’est elle qu’il charge de punir ces retardataires, profiteurs et fourbes. La silhouette du père La Quintinie, elle l’a esquissée d’après les indications du directeur de la Revue, et le vieux monsieur est purement odieux, d’une religion intolérante, autoritaire et puéril à la fois.

George Sand écrivit en 1863, — l’année de La Quintinie, — un article sur les Charmettes : Nouvelles réflexions sur J.-J. Rousseau et les Charmettes. Un mois avant que l’article parût dans la Revue, F. Buloz discutait avec elle, et lui reprochait certaines erreurs : « Vous commettez à propos de Mme Warens une lacune, » lui disait-il. Ces mœurs ne sont pas uniquement des mœurs du XVIIIe siècle, plusieurs amours à la fois ne sont pas chose rare chez les hobereaux de certains pays ; » il remarque qu’ils sont, ces hobereaux, « à demi civilisés comme les Russes, et qu’ils se servent du peu qu’ils savent pour tout se permettre. » « Ici, dit-il encore, avant nous (à Ronjoux) il y avait une femme qui ne se permettait pas moins que Mme de Warens aux Charmettes… »[3]

Cette simple ligne d’une lettre de F. Buloz, trouvée à la bibliothèque de Lovenjoul, me remit en mémoire certaines allusions de ma pieuse grand’mère, certains chuchotements que je remarquai, petite enfant, sans les comprendre : il était question souvent d’un arbre au fond d’un torrent à pic, qui entoure la propriété ; d’un « fayad » dont le tronc s’élance, droit et vigoureux, du fond du « ruisseau, » et dont le faîte disparait au milieu des sapins voisins. Ce fayard est toujours debout ; il portait, disait-on, dans son écorce autrefois, une blessure : deux lettres creusées dans sa chair. Je les ai cherchées, lorsque j’ai compris que ces lettres représentaient un serment, — une date. — Mais la nature immortelle efface les serments éphémères des hommes : l’écorce de l’arbre a revêtu la blessure, qui a disparu à jamais.

F. Buloz parle avec sévérité des mœurs de l’émule de Mme de Warens qui l’a précédé dans la maison de Ronjoux. Mais F. Buloz est un vieux Romain, qui n’est guère porté à l’indulgence pour les faiblesses féminines. Que sait-il ? Au pied de cet arbre immense, dans cette profonde solitude, autrefois, que s’est-il passé ? Quel drame s’est joué là ? J’ai cherché passionnément à le savoir : en vain.

Donc, le Directeur de la Revue a mauvaise opinion des mœurs rurales. Lorsque George lui en demande des détails, il l’assure que l’on n’entre pas aisément dans ce monde fermé, que Mlle la Quintinie, d’ailleurs, a profondément blessé ; lui surtout est tenu pour très suspect, et la Revue est « l’œuvre du diable ; » on la craint, « on la sollicite au besoin, mais on se signe à son nom. » De la famille d’un de ses voisins, avec laquelle il a essayé inutilement d’être en bons rapports, il dit souvent : « C’est un nid de Mauprat, » et il s’étonne : « Le XVIIIe siècle n’a pas eu son action ici. » Il faut noter cette remarque, elle trahit l’admiration de F. Buloz pour les philosophes, et pour les doctrines de Rousseau. « Le paysan est encore le serf de ces Mauprat. On veut l’émanciper, mais on n’y réussit guère. Il faudra dix ans de la domination de la France, au moins, pour transformer ce beau pays. Avec quelques mesquines générosités, ces hobereaux acquièrent le droit de pressurer les paysans qui acceptent. »

« Croyez-vous que l’hectare de terre leur est souvent affermé 250 ou 300 francs ?[4]. Je suis encore très mal vu par ce monde hobereau, pour avoir voulu réagir à ce sujet. Savez-vous ce que ces nobles appellent la culture à mi-fruit ? C’est de prendre pour eux trois gerbes sur cinq, trois tonneaux de vin sur le même nombre. » F. Buloz a découvert encore une alliance « fort bien cimentée entre les dits hobereaux et le clergé du pays. » « Ces nobles forcent leurs gens, et pour cause, à se confesser tous les mois. Je n’avais aucune idée de cela avant de venir ici[5]. »

Inutile de dire que George s’indigne avec son ami. Et Mme F. Buloz ? Elle est pieuse, mais sa piété discrète n’est ni encombrante, ni obsédante ; elle attend son heure, — disons tout de suite, qu’en ce qui concerne F. Buloz, elle l’attendit en vain. Cependant, elle souffre de l’esprit étroit du pays qui indigne son mari, plus violent. Les prêtres ne vont-ils pas disant que Mme F. Buloz est fille de comédiens ? Comédien, Castil Blaze, rédacteur musical aux Débats ? Il ne l’est pas, mais l’eût-il été, quel déshonneur eût donc rejailli sur la douce Christine Blaze ? Quelle petitesse ! Mme F. Buloz a confié cette calomnie (car elle en est blessée) à son amie George, — celle-ci ne fait qu’en rire : « Dites-leur que ma mère a été figurante, ce qui est vrai, et leur fera plaisir. Si les dames de Chambéry font la grimace, tant mieux, elles ne m’inviteront pas à leurs confréries et cela sera tout profit pour moi[6]. » Sans doute, mais Christine Blaze ne songeait pas à opposer Mlle de Bury à l’aimable Mme Dupin.

Depuis que F. Buloz est redevenu Savoyard, il ne tient plus en place : « Vous voltigez comme un papillon, lui écrit George, je ne sais où vous êtes… Vous êtes heureux de pouvoir aller et venir comme un jeune homme, et de revoir quand vous voulez votre belle Savoie. Vous êtes un enfant gâté de ce côté-là. Ah ! si j’avais un peu de rochers et de cascades, je ne bougerais jamais. Bonsoir, mon vieux, faites-moi un plaisir, quand vous retournerez à Ronjoux : c’est de vous informer si on vend à Aix des herbiers des principales plantes du pays[7]… » Pendant son séjour en Savoie, George Sand a subi tant d’orages qu’elle n’a pu herboriser à son gré, ni grimper aux régions plus désertes où elle eût trouvé une flore rare ; ce qu’elle a rapporté lui vient de Ronjoux ; elle écrit : « La flore du Nivolet ou du Mont Granier me ferait grand plaisir[8]… » Bien entendu, c’est sa femme que F. Buloz charge de cette recherche de l’herbier.

« Eh quoi, ma pauvre amie, écrit George à Mme F. Buloz, c’est vous qu’on charge de l’herbier ? … Rien ne presse, je disais à Buloz : Quand vous irez à Ronjoux, et quand vous y songerez, et le voilà qui vous dit d’écrire, de vous dépêcher, et de vous embêter de moi, comme si le Nivolet devait s’envoler[9] ! Heureusement, vous savez que je ne suis pas si impétueuse que votre époux, et que je ne veux pas vous causer un souci, gros comme le plus microscopique de mes brins d’herbe[10]. »


GEORGE SAND ET HUGO

George Sand, qui à cette époque atteint bel et bien la soixantaine, ne semble guère, intellectuellement parlant, changée depuis 1848, et si le portrait de Couture la représente alors sous les traits d’une dame au menton lourd, au cou épais, ni ses magnifiques yeux, ni son esprit enthousiaste n’ont vieilli. Elle est demeurée aussi généreuse qu’autrefois, lorsqu’il s’agit de louer un de ses contemporains, ou de signaler un talent nouveau. Aussi F. Buloz continue-t-il à exercer auprès d’elle la fonction de modérateur : « Informez-vous. Voyez, rendez-vous compte. Si vous saviez, vous ne penseriez pas ainsi. » On trouve continuellement dans les lettres de son ami des conseils de ce genre, concernant les littérateurs de son temps. Comme jadis, par tendresse, elle découvrait généreusement le « génie » d’un Malefille, ou d’un Charles Didier, elle se sert aujourd’hui, en parlant d’Arsène Houssaye, au gré de son directeur, — de termes trop louangeurs. Son article sur un récent livre d’Hugo aussi[11] dépassera la mesure (cependant, c’est Hugo ! « Discernons, » lui conseillera F. Buloz).

C’est dans une seconde étude sur les Charmettes que George cite un livre récent d’A. Houssaye, et F. Buloz la reprend : il estime que l’éloge accordé est exagéré, il entreprend d’éclairer l’auteur : « Vous êtes un honnête homme et un grand écrivain, mon cher George… Si vous m’en croyez, vous n’aurez rien à démêler avec ces plumes-là. » C’est ainsi que son directeur mettait George Sand en garde contre les auteurs qu’il reléguait, lui, au second plan. Mais il avait fort à faire avec George, nature enthousiaste. L’article qu’elle consacra au livre de Hugo sur Shakspeare, parut encore, même pour Hugo, dans sa première version, trop uniformément louangeur à F. Buloz. Cette louange enthousiaste et « sans discernement » attira à George l’épître suivante :

« Je vous conjure encore de bien prendre garde à ce que vous allez faire… Renan, dont vous parlez, me disait hier que ce livre était la risée de Paris, tant il y a d’énormités et de personnalité.

« Laissez-moi vous citer celles qui amusent le plus. Le grand Italien, c’est Dante ; le grand Anglais, c’est Shakspeare ; le grand Allemand, c’est Beethoven. Et le grand Français, puisqu’il n’en nomme aucun, c’est V. H… ! Hugo élève sa statue en élevant celle de Shakspeare… S’il nomme Beethoven le grand Allemand, Ce n’est pas qu’il connaisse la musique ; c’est qu’il veut faire pièce au grand Gœthe, qui ne lui a pas épargné quelques amères critiques à propos de Notre-Dame de Paris. Croit-il supprimer le grand Gœthe en ne le nommant pas ? Vous lui reprochez de ne pas nommer le divin Mozart[12], et vous avez bien raison… C’est qu’il ne le connaît pas, croyez-le bien. Voulez-vous une anecdote musicale à ce sujet ? C’est ma femme qui me la rappelle. Son père[13] venait de traduire Euryanthe[14] pour l’Opéra, en 1831 ou 1832. La famille Blaze était très bien avec la famille Hugo, et on partageait la loge à la première représentation. V. Hugo, qui n’a jamais aimé la musique, ne se pressait point d’arriver, et quand il arriva, Euryanthe était jouée, et le ballet de la Fille mal gardée était déjà commencé. Hugo, qui croyait entendre la musique de Weber, s’extasia longtemps sur le caractère de cette grande musique, lorsqu’on lui apprit enfin que ce n’était plus la musique de Weber ! Croyez donc après cela à son admiration pour Beethoven. Son admiration pour celui-ci, c’est sa rancune contre le véritable grand Allemand[15]. Hugo n’aime pas la discussion, il ne veut que l’idolâtrie, c’est par malheur sa faiblesse

« Le public et la postérité sont fort malins. Nous admirons tous les poésies de V. Hugo ; ses Châtiments, surtout, l’ont montré sous un jour nouveau ; mais son théâtre, mais sa prose, mais ses Misérables le grandissent-ils ? J’en doute, et je voudrais bien que vous fussiez témoin des embarras de Montégut, qui ne veut pas l’affliger dans son article, et qui cependant ne peut pas tout admirer et tout louer…

« Je crois bien connaître Hugo, je l’ai beaucoup pratiqué : malgré tout, je l’admire et je l’aime beaucoup, chez lui et dans ses livres ; mais je n’aime pas sa divinité, son habileté, et je crois peu à sa démocratie. Je l’ai vu si différent ! En 1848, il cherchait à me convertir au prince Louis-Napoléon et à son futur Empire. Que s’est-il passé entre les deux personnages ? Je ne sais, mais Napoléon le Petit et les Châtiments sont venus, sans rester dans toute la vérité et toute l’équité. Et pourtant, quel talent dans les Châtiments ! … Tout ce que je puis me rappeler, c’est que, quand nous faisions répéterles Burgraves aux Français[16], V. Hugo ne tarissait pas sur César. Je faisais mon possible pour échapper à ses longues et absorbantes conversations.

« Un soir cependant, après minuit, il s’empara de moi jusqu’à deux heures du matin, et voici l’apostrophe qu’il me jeta tout à coup en passant devant les Tuileries : « S’il était là (le premier Napoléon), il n’y aurait qu’une grande chose en France, les Burgraves, et il viendrait à nos répétitions. » C’était une illusion un peu grosse, et je crois qu’on s’en est fait quelques-unes de ce genre. Ce n’est pas une raison pour ne pas admirer le vrai talent, mais il ne faut pas l’admirer dans ses écarts… Dieu veuille qu’à mon éloquence vous ne répondiez pas comme Hamlet, dans le grand Shakspeare, qui est un peu plus grand que dans le livre nouveau : Des mots ! des mots ![17] »

Après cela George Sand propose à son directeur de « mettre une note. » Pourquoi ? Non. F. Buloz n’en veut aucune ; il n’y a là rien à expliquer ; d’ailleurs blâmerait-il George pour l’amour et l’admiration des belles choses qu’elle manifeste ? Encore une fois non. Il comprend son admiration, lorsqu’elle va de pair avec « la haine des platitudes, » et il lui rappelle qu’il a « tendrement aimé deux personnes qu’elle connaissait bien, parce qu’il admirait leur esprit et leur imagination naturelle, simple et réelle ; mais l’énormité, la prétention lui vont moins, surtout lorsqu’on veut commander l’idolâtrie. Du reste n’a-t-elle pas adouci ou atténué les passages qui le choquaient trop dans cet article ? Ce qui le choque le plus dans Victor Hugo, le sait-elle ? C’est qu’il n’imprime jamais un mot flatteur à l’adresse de ses rivaux, et qu’il n’apporte, au contraire, aucun scrupule à louer des gens sans talent ou même des malheureux à qui l’on ne doit pas donner la main. Vous allez me dire encore que cela ne fait rien au talent… Je ne suis pas de cet avis ; le talent doit assez se respecter pour être sincère et digne. J’aimerais mieux faire un compliment à Napoléon III qu’à M. de Mirecourt[18]. Mais ne flattons personne, pas même la basse presse ; sans cela, on perd la notion du vrai, et du juste, et du convenable.

« C’est ce qui est arrivé souvent au grand poète, et je dis à dessein grand poète, et c’est assez. Voilà pourquoi il se jette si souvent dans l’énorme, dans l’inhumain, comme disait si souvent le grand Gœthe. Voilà pourquoi aussi il devient si souvent banal avec ses compliments, ses éloges ridicules à de pauvres diables. Puis, pourquoi cette haine de la critique, de la discussion sincère, cette recherche de l’adulation des valets de plume ? Un grand penseur et un écrivain sérieux ne doivent pas craindre la discussion… Cela m’est suspect… Eh bien ! faut-il vous avouer que je regrette deux choses de vous : c’est que vous n’ayez rien écrit à Montégut, qui ne s’en est pas plaint d’ailleurs, à propos de son article sur le Marquis de Villemer[19], et de n’avoir pas trouvé dans votre Lettre d’un voyageur[20] le nom de Planche, lorsque vous dites avec raison que la petite critique seule conteste Rubens et Rembrandt ? Or Planche, que tout le monde oublie beaucoup trop, a fait de très beaux articles avant de mourir, sur ces rois de la peinture… »

On le voit, F. Buloz était fidèle à Planche. Et Montégut ? Pourquoi George ne l’a-t-elle pas remercié, en effet, de l’article enthousiaste que Montégut a écrit à la Revue sur le Marquis de Villemer ?


LA PREMIÈRE DU MARQUIS DE VILLEMER

Pourquoi ? Parce que Montégut a eu la malencontreuse idée d’opposer le succès retentissant de Villemer à la demi-réussite de l’Ami des femmes, qu’il a loué la première pièce, et dénigré la seconde. Il est curieux de lire actuellement l’article de Montégut sur l’Ami des femmes, et sans doute, en 1864, les surprises du critique furent vives. Le personnage de Ryons le choque ; il le trouve mal appris, cet homme, sans gêne, grossier même dans son dogmatisme, et, somme toute, peu homme du monde. Quelle manie il a, en outre, de donner des leçons à chacune des femmes de la pièce : Mme Leverdet, Mme de Simerose. Mlle Hackendorff, la petite Balbine elle-même ; l’une après l’autre reçoit son sermon ! Oui, mais quels sermons ! Jamais Dumas n’a été plus spirituel. — Non, Montégut n’apprécie pas assez cet esprit de Dumas… et George, qui est tendrement attachée à celui-ci, est blessée ; elle ne peut se féliciter des louanges dont Montégut la comble, puisqu’en même temps que ces louanges, Alexandre Dumas, lui, ne reçoit que des critiques acerbes.

George prétend que le succès de Villemer n’est dû à « aucune cabale. » « Cependant les étudiants, reconnaît l’auteur non sans satisfaction, criaient : « Vive George Sand ! Vive Mlle La Quintinie ! À bas les cléricaux ! » et, devant le Club catholique, six mille personnes chantaient en fausset : « Esprit saint, descendez en nous. » Notez que ces manifestations, venant après celles qui avaient fait tomber la Gaëtana d’About, prenaient bien l’allure d’une réplique. Aux entr’actes, les étudiants (toujours) chantaient : « Enfoncés les Jésuites 1 Hommes [21] noirs, d’où sortez-vous ? » et puis toujours La Quintinie ! Tout cela ferait bien croire, si l’on n’en était déjà persuadé, à un succès politique ; pourtant à côté de celui-là qui fut bruyant, Villemer eut encore « le succès ; » mais George, bonne démocrate, qui se réjouit aux cris des étudiants anticléricaux, s’émeut aussi à la vision de l’Empereur dans sa loge, pleurant « ouvertement. » La princesse Mathilde aussi est présente, et vient au foyer serrer la main de l’auteur. Pendant la représentation, George Sand, dans la loge de La Rounat, est » entourée aristocratiquement du prince, de la princesse et de la duchesse d’Abrantès (qu’en pensent les étudiants ?) Flaubert est avec eux ; « il pleure comme une femme. » Quant au prince, il « claque comme trente claqueurs, » se jette hors de la loge et crie à tue-tête[22]. »

La foule reconduit George chez elle, chante, l’acclame, puis se trompe, acclame aussi Marie, la petite Berrichonne, et Mme Fromentin, lorsque celle-ci quitte l’Odéon, car on la prend pour George[23]. « Oui, Villemer fut véritablement un événement, » comme l’écrit George à son fils, qui « mit tout le quartier en rumeur[24]. »

Mais George Sand est une amie parfaite, elle souffre de ne pouvoir partager avec A. Dumas son triomphe, et pourquoi Montégut les a-t-il réunis dans son article ? Le succès de Villemer est d’autant plus lourd à porter pour son auteur, qu’il est constamment comparé à l’insuccès de Dumas ; quelle mauvaise idée a eue là, Montégut !

« Dites à Montégut que je voulais d’abord lui écrire, et puis j’ai eu tant de chagrin de l’échec de Dumas fils, et il (Monlégut) a tant ajouté à ce chagrin en accablant la pièce, que je n’ai pas pu me décider à sourire et à remercier[25]. » Comme, après cela, Louis Buloz veut défendre la critique « en somme qu’a fait Montégut ? Exercé son droit de juge, George riposte : « Le coup est plus sensible parce que Montégut est un critique sérieux[26], » pourquoi les mettre, Dumas et elle, dans le même article ? Alexandre Dumas, « malade moralement, » avait grand besoin d’un succès, « il n’aime que le théâtre et il n’a vécu que de succès. Avec cela, il est hypocondriaque. » Que lui dire à présent qu’elle est, dans la Revue, couronnée à son détriment ? Elle confie à Louis Buloz : « J’ai eu envie de répondre dans la Revue à Montégut, et de lui dire qu’il était injuste, mais c’eût été bien ingrat, et on m’a dit que personne ne croirait à ma sincérité[27].


ENCORE LES TRAITÉS

Pendant la publication de Mlle La Quintinie, en avril 1863, George Sand songeait encore à tirer un second roman de la même veine : Le roman du prêtre… « Il y a, certes, quelque chose d’équitable et de bon à faire avec le sujet, écrivait-elle à son directeur : Un prêtre, encore dans la force de l’âge et de l’intelligence, ouvre les yeux, il veut rentrer dans la société, dans la vie, dans la famille, peut-être ? Et la société civile ne veut pas plus que l’Église. Cet homme a eu certaines vertus que la politique, la discipline religieuse donne, et que n’ont pas ceux qui ne croient pas. C’est une chose certaine qu’il ne faut pas laisser invoquer contre nous, sans avoir à montrer que certains vices de l’intelligence, contractés sous le poids de cette même discipline, sont funestes, et qu’il faut une autre philosophie catholique. Nous arriverons ainsi avec adresse au fond de la question.

« Qu’est-ce que vous en diriez ? Si on nous laisse aller jusqu’au bout de Mlle La Quintinie, et que, malgré les colères sur le point d’éclater, nous sentons que nous pouvons aller encore, pourquoi ne le ferions-nous pas[28] ? »

Le projet fut abandonné. F. Buloz alors le déconseilla : « Encore un roman sur les prêtres ? C’était trop. » George n’en parla plus. Mais, trois ans plus tard, reprochant à son directeur « l’esclavage » dans lequel la maintiennent ses contrats avec la Revue, elle l’entretient à nouveau du Roman d’un prêtre : c’est pour elle un excellent prétexte ; à vrai dire, elle est lasse de ses traités, elle voudrait les annuler, ou tout au moins en supprimer les clauses gênantes. Pourtant, ils furent faits spécialement à sa convenance. Il y a deux ans à peine, F. Buloz ne lui accorda-t-il pas des avantages tout particuliers, afin de lui rendre la vie plus aisée, alléger ses charges ?

Voyons donc :

En février 1864, voici une lettre du directeur de la Revue à George. L’auteur est en retard de 28 feuilles sur son traité. « Réduisons à l’avenir, dit F. Buloz, à 25 feuilles, au lieu de 30. Vous aurez ainsi moins à travailler… Je désire alléger votre travail, sans diminuer votre revenu, car je ne veux rien vous retenir… » et au contraire. « Avez-vous besoin d’argent ? Je me mets à votre disposition dans le cas où vous auriez besoin de quelques fonds nouveaux… Je vieillis plus que vous, et je sens que travailler comme à quarante ans, c’est dur aussi, et difficile… vous m’avez rendu mon travail moins dur depuis quelques années : vous avez fait, depuis votre raccommodement, pour la Revue de très beaux romans, et je serais trop heureux de vous en témoigner ma reconnaissance, par tous les moyens qui sont en mon pouvoir[29]. »

George, touchée alors des sentiments délicats de son vieil ami, avait répondu une lettre véritablement reconnaissante :


Paris, 22 février 1864.

« Mon cher Buloz, vous faites beaucoup pour moi. Je vous en remercie cordialement, et je sais que vous me rendez dix bonnes années de courage, durant lesquelles je vous ferai encore du bon travail. Si la qualité rend la quantité plus profitable à la Revue, je me serai acquittée de fait, et je l’espère ainsi. Quant à la dette de cœur qu’après une longue amitié, troublée mais sincèrement reprise, je contracte avec vous, sur nos vieux jours, je l’acquitterai aussi par une gratitude vraie, et un dévouement soutenu à vous, aux vôtres, et à l’œuvre de votre vie, la Revue. Comptez donc sur moi, et que celui de nous deux qui survivra à l’autre, garde sa mémoire dégagée de tout souvenir amer. Nous nous sommes heurtés par nos défauts, et rapprochés par nos qualités. Nos qualités l’emportaient apparemment. Si j’ai rendu justice aux vôtres, même dans les plus grands malentendus, me voilà bien convaincue que je me suis exagéré vos torts, et que le diable s’était mêlé de nos affaires. Vous les réparez[30] par un acte de délicatesse et de générosité. Je réparerai les miens (le principal est celui de vous avoir méconnu) par une continuation, et un redoublement de zèle et d’amitié.

« À vous de cœur,

« G. SAND[31]. »


Malgré la « dette » que George contractait envers son ami en 1864, malgré la reconnaissance qu’elle disait alors éprouver pour sa généreuse amitié, voici que deux ans après, elle feint de se trouver prisonnière des engagements qu’elle approuvait naguère avec tant d’enthousiasme. En février 1866, Lélia, encore changeante et toujours impétueuse, réclame de nouveau, — et voici ce qu’elle veut : Qu’il soit effacé de son traité avec la Revue, une clause qui « la blesse et l’humilie. » N’est-il pas dit, dans cette clause, qu’elle n’écrira en dehors de la Revue que rarement, et des œuvres très courtes, qui ne paraîtront pas dans d’autres recueils périodiques ? C’est la condamner à n’avoir pas d’autre opinion en politique, en art, en philosophie, que l’opinion de la Revue, de se tenir dans sa couleur, dans sa méthode.

« C’est ce qui ne se peut plus du moment que la Revue devient de plus en plus prude et sacrée. Que serait-il arrivé, si j’avais voulu faire la suite de Mlle la Quintinie et l’histoire du Prêtre ! J’en avais l’intention, je vous l’ai dit, vous avez repoussé cette idée comme dangereuse pour vos abonnements ; si maintenant je vous apportais un roman qui choquât les idées de vos abonnés, je ne pourrais donc pas le publier ailleurs ? C’est là une situation douteuse et impossible… Je me sens lasse de cet éteignoir ; la vie morale et intellectuelle me sollicite et me commande, et je me vois forcée d’établir entre vous et la Revue une distinction que vous repoussez en vain. Vous dites : La Revue, c’est moi. Mais Louis XIV avait beau dire : l’État, c’est moi, il ne pouvait pas enchaîner le mouvement humain ; et ce qu’il appelait l’État, n’était que la Cour de Louis XIV, c’est-à-dire une coterie… » Que F. Buloz choisisse donc entre le silence de George, ou sa liberté, qu’il reprenne d’ailleurs ses libéralités, elle n’a plus besoin de rien[32]… Le lendemain, F. Buloz répond à son auteur, avec une patience pleine de bonhomie, on en conviendra :


« Mon cher George,

« Je ne veux pas vous laisser croire un moment que vous pouvez trouver ici la moindre gêne à votre libre imagination, et je ne veux pas reprendre ce que j’ai concédé avec un véritable plaisir… comment pouvez-vous me le proposer ?

« En témoignage de ce qui précède, je dis tout de suite et sans embarras… Faites votre roman du Prêtre, je serai le premier à vous applaudir si, comme j’en suis sûr d’avance, vous frappez juste, et bien. Si je vous ai dit, après La Quintinie, d’attendre, c’était par pure raison littéraire. Vous croyez le moment venu, et moi aussi, et je vous demande de ne plus ajourner. J’ajoute que si, par hasard, par une exception que je ne prévois pas, il vous arrivait de faire une œuvre qui ne put absolument paraître dans la Revue, ce que je n’admets guère cependant, car vous avez, de nature et conquête, un droit que tous ne peuvent revendiquer, vous la publieriez ailleurs, comme vous l’entendriez. L’ai-je jamais compris autrement ? Comment me prêtez-vous des idées qui ne sont ni dans mes actes, ni dans mes habitudes ? Je vois, mon cher George, que vous me méconnaissez bien encore un peu, malgré votre lettre d’il y a deux ans… Aussitôt que j’aurai un moment, j’irai vous voir, pour détruire cette tendance qui n’est pas juste.

« Tout à vous cordialement.

« F. BULOZ.

« Laboremus, mon cher George[33]… »


Même après cette lettre si confiante, George Sand garda, ou fit mine de garder, sa défiance. Cette même année 1866, elle publiait le Dernier amour, dans la Revue, et s’inquiétait de ses « hardiesses » de romancière. F. Buloz lui répliquait : « Quand donc a-t-on porté atteinte à votre liberté ? Y a-t-il eu un mot retranché ? Pourquoi parlez-vous aussi d’ôter une page ? Vous savez bien que cela n’existe pas davantage… Vous avez le droit, vous, de vous tromper, mais d’autres peuvent ne pas l’avoir. Renoncez donc, mon cher George, à ces défiances imméritées[34]. » On remarquera cette phrase : Vous avez le droit, vous, de vous tromper, mais d’autres peuvent ne pas l’avoir ; c’est une allusion au livre de Maurice, et aux polémiques qui ont failli diviser une fois de plus F. Buloz et G. Sand.


« LE COQ AUX CHEVEUX D’OR »

Car Maurice a écrit un nouveau livre : Le Coq aux cheveux d’or. Il a envoyé le manuscrit à F. Buloz, qui refuse de l’insérer dans la Revue. De ce refus naît un véritable scandale dans la famille Sand. En vain, Mme F. Buloz, reprenant ses anciennes fonctions de plénipotentiaire, se charge-t-elle de porter elle-même à George la mauvaise nouvelle, l’orage éclate malgré tout.

Pourtant, quelle gentille lettre écrit Mme F. Buloz à George ! Peut-on annoncer une déception, avec plus de tact et de sensibilité ?

« Ma chère amie, mon mari m’envoie cette lettre[35] pour vous. Il est profondément peiné de la mauvaise nouvelle qu’elle vous porte. Son désir le plus vif eût été de vous satisfaire, et de satisfaire Maurice ; il doit vous donner des raisons, quoiqu’il vous juge trop de bon sens, et de justice pour ne pas comprendre son motif, et les impossibilités qu’il vous désigne ; il me demande d’aller vous voir, et vous porter le manuscrit, et surtout de vous dire de vive voix quelle est sa peine, et combien il lui en coûte de vous affliger. J’irai vous voir mercredi à Palaiseau[36] ; dès demain je serais partie, si je ne craignais pas de tomber chez vous à l’improviste, et de déranger quelque projet[37]… »

Voici la lettre de F. Buloz, qui était alors à Ronjoux :

« Mon cher George, j’ai tout lu, et c’est vraiment impossible pour nous. De plus, il est tout à fait regrettable que Maurice, qui a du talent, se jette dans une littérature aussi excentrique, et qui a toujours été combattue par la critique de la Revue ; ce serait un véritable tolle parmi nos lecteurs.

« Il faut que Maurice nous revienne par une autre voie, je vais lui écrire[38]. »

Cette lettre, ce refus, sont une cause de scandale : des observations concernant ses œuvres à elle, George les accepte, les sollicite même parfois. « Revoyez cela vous-même, etc. » Mais s’entendre dire que Maurice est dans une mauvaise voie, elle ne peut le supporter. Aussi, dès le lendemain de la réception des deux lettres précédentes, écrit-elle à F. Buloz une épître de quatre pages, d’une écriture positivement défigurée : les lignes qu’elle trace vont à tort et à travers, et ses pages sont pleines de surcharges :

« Vous me faites beaucoup de peine, mon cher Buloz, et plus de mal que vous ne pensez. Vous me tuez. Mon âme est à bout de chagrins surmontés[39], et d’efforts héroïques, voici la haine de mon art qui me vient, c’est la fin intellectuelle. Je suis indignée de voir les étranges influences qui pèsent sur vous, altérer votre jugement, détruire votre initiative, vous ôter tout courage, et faire de votre œuvre une sorte de tombeau où la forme, imposée par l’habitude, doit tomber en pâte molle dans son moule. La Revue est perdue si elle continue ainsi. Elle repousse tous les talents originaux, elle tue la personnalité… »

George continue ainsi sur quatre pages… et c’est le procès de la Revue. La Revue a-t-elle compté Flaubert parmi ses collaborateurs ? elle a paralysé Fromentin qui n’écrit plus « comment a-t-elle paralysé Fromentin ? Sans doute parce que depuis Dominique[40], Fromentin, délicat et scrupuleux écrivain, se recueillait ; elle n’a jamais admis About. Mais ceci paraît un reproche absurde. Voici ce qu’About publia dans la Revue, de 1855 à 1869 : Tolla, Le Turco, l’Infâme, La fille du chanoine. Les mariages de province, L’album du régiment, Étienne, Une rupture, Ahmed le Fellah, en outre une critique dramatique et des « Salons »[41]. C’est ce que George appelait « ne pas admettre About. »

Mais elle continue : « La Revue a nié Balzac, A. Dumas, a insulté V. Hugo, et elle-même… ; » elle ne se connaît plus : « Qu’est-ce qui gouverne la Revue, est-ce Buloz ? — il n’a lu ni Raoul (autre roman de Maurice), ni le Coq aux cheveux d’or. Eh bien ! je vous le dis, Raoul… est un chef-d’œuvre et qui vaut dix mille fois mieux que le meilleur roman de Cherbuliez, » et quant au Coq, « c’est un bijou, » — elle n’a plus le cœur à rien, elle va jeter son propre roman au feu, elle ne travaillera plus que pour le théâtre, et Maurice avec elle : « Adieu à la Revue. » Mais « pas à vous, mon ami, qui avez été très bon pour moi. » Cependant « vous ne menez plus la barque. Vous ne voyez plus clair… Maurice a un talent immense… il a plus : il a du génie. Maurice prendra sa revanche. Que les gens qui ne veulent pas de nous à la Revue nous remplacent[42]… »

Pourquoi George, — qui paraît d’ordinaire tenir si peu à la Revue, et fait si volontiers sentir à son directeur le bon accueil qu’elle recevrait autre part, — ressent-elle si vivement un refus, qui ouvre à Maurice toute la presse ? Mais c’est la Revue précisément qu’elle souhaite pour Maurice aujourd’hui. À Mme F. Buloz, qui se propose de venir la voir, elle écrit le lendemain : « Ma chère amie, ne venez pas. Je suis blessée et outragée à n’en jamais revenir. » Cependant F. Buloz, à Ronjoux s’étonne de la lettre de George. Acceptera-t-il donc toujours ses violences sans riposter ? Non. Voici sa réplique à l’attaque si violente de son auteur préféré.


« Ronjoux, 24 octobre 1865.

« Vous me traitez bien mal et bien injustement, mon cher George. Suis-je donc si coupable de ne pouvoir admettre un ouvrage dont la donnée morale ébranlerait la Revue ! Vous parlez de Balzac, dont Sainte-Beuve, Planche et bien d’autres se sont permis de critiquer les œuvres ; mais aurais-je pu accepter les Contes drolatiques ? Est-ce ma faute si Maurice, sans me faire aucune communication sur son sujet, persiste à peindre des mœurs, à tracer des tableaux impossibles dans un recueil périodique, sans compromettre son existence ? Pourrais-je mettre certains contes de Voltaire ? Fromentin, dont vous me parlez encore, n’a-t-il pas dit lui-même à Maurice, à propos de Raoul de la Châtre : « Comment avez-vous pu croire que la Revue pourrait le publier ? » Il ne s’agit pas de la valeur, du talent, du génie même de l’écrivain, il s’agit seulement de certaines données, de certaines compositions, qui s’excluent elles-mêmes par leurs audaces ou leurs tendances. À cela je ne puis rien.

« Croyez-vous que s’il ne s’agissait que d’une œuvre littéraire, je ne l’aurais pas admise, rien que pour vous ? Ai-je repoussé Callirohé ? Quand vous réfléchirez avec moins de passion, à la ligne de prudence et de modération que je dois suivre, vous reviendrez envers moi à un sentiment plus équitable, je l’espère du moins… Vous me parlez d’About. Demandez-lui si j’ai pu mettre Le cas de M. Guérin, qu’il m’avait présenté ; mais j’avais admis Tolla avec une grande joie, comme j’accepterais volontiers d’autres romans de cet écrivain. Encore une fois, il y a une condition d’existence qu’il ne faut pas perdre de vue[43]. »

Mais George, dans sa passion, perd tout de vue. Le lendemain, voici sa riposte : « Non, mon cher ami, cette fois-ci ce n’est pas le danger de scandaliser les mères de famille qui vous a retenu. Il n’y a dans le Coq qu’un ou deux passages scabreux, mais ils sont si habilement enveloppés qu’il est impossible à une jeune fille pure de les comprendre[44]. Je persiste à croire que vous n’avez pas lu vous-même. Donnez-en donc votre parole d’honneur ? Je vous en défie. Vous ne lisez aucun manuscrit, vous vous en rapportez à une analyse faite sans intelligence et avec hostilité… (C’est toujours le même soupçon depuis trente ans) : Vous vous en rapportez aux autres. Vous, je sais bien quel juge éclairé vous êtes, mais c’est le Conseil des dix qui règne à la Revue, etc. »

Dans la lettre de George que j’ai sous les yeux, le brouillon de la réponse de F. Buloz est enfermé, avec cette note de la main de F. Buloz : Réponse à la lettre de Mme Sand du 55 octobre[45]. « J’ai bien lu, mon cher George, et même relu le Coq aux cheveux d’or ; je vous en donne ma parole, puisque vous l’exigez : il en est ainsi pour tout ce que publie la Revue, dont je n’admire pas toujours les pages, tant s’en faut… » Le directeur de la Revue a vivement ressenti les reproches de George. Ne s’est-elle pas montrée bien injuste ? « Je n’ai jamais plus de bonheur que lorsque j’ai l’occasion de produire devant le public une belle chose, simple, originale, pouvant être acceptée par les esprits d’élite. Combien ma joie serait plus vive, l’œuvre venant de Maurice ! … mais ne vous dois-je pas la vérité, même sur votre fils ? Eh ! bien, depuis Raoul, je le crois dans une voie fâcheuse ; ces récits d’aventures galantes ou excentriques ne lui concilieront guère l’opinion des gens de goût… » Et F. Buloz ne prédit pas les triomphes qu’elle attend, mais plutôt les revers. « Qui vous avertira l’un et l’autre si je ne le fais ?… Je suis seulement bien malheureux de vous déplaire dans une occasion où j’espérais, où j’aurais voulu vous servir. Il faut qu’il y ait un sentiment intérieur bien profond, un devoir bien sérieux, puisque, malgré tous mes efforts, je n’ai pu prendre le parti qui vous aurait été, à l’un et à l’autre, le plus agréable… » Il se défend aussi des bruits qu’elle recueille : sous l’influence de F. Buloz, les dénouements sont tronqués à la Revue ; « l’originalité est un fruit trop rare, pour qu’on s’en prive à plaisir, mais il est commode de mettre à mon compte les fautes de l’auteur, qui sont bien et toujours de l’auteur, comme ses qualités. »

Après cela, George s’apaise-t-elle ? Je n’en sais rien. On n’apaise guère George avec des paroles de bon sens. Elle continue néanmoins à travailler pour la Revue. Mais le litige existant toujours entre Maurice Sand et F. Buloz, la correspondance s’échange interminablement à ce propos. En janvier 1866, elle continue dans ce sens, et F. Buloz prodigue toujours à Maurice des conseils que, je pense, il n’écoute guère : « Pour moi, écrit le premier, le roman est un tableau, une étude de passions modernes, une épopée de la vie contemporaine… Il ne s’agit pas non plus d’en exclure l’amour, ni les amoureux ; seulement, il faut que le récit de ces amours soit tracé dans une forme assez ménagée, assez délicate, pour ne pas nous faire bannir des salons, pour ne pas nous faire condamner par les femmes, qui ont ici voix souveraine. Dans Callirohé, vous avez heureusement mêlé la vie antique à la vie moderne, et la forme en était voilée et délicate… » Que n’a-t-il conservé cette forme ? Voici que Maurice annonce un ouvrage (ce n’est pas un roman) sur Attila, les Huns et la Décadence de l’Empire romain. Eh bien ! c’est précisément ce qu’a fait M. Amédée Thierry[46]. Si Maurice veut se lancer dans cette voie nouvelle de l’histoire, il n’y a qu’à lui recommander de s’entourer de documents anciens et nouveaux ; ils lui coûteront, c’est bien entendu, des recherches immenses… « Et le directeur semble se méfier : de l’histoire ? Diable ! Maurice, dont le talent est vif et ingénieux, se disciplinera-t-il aux rudesses de cette maîtresse exigeante ? possèdera-t-il assez de précision, de persévérance ? son amour de la vérité sera-t-il suffisant ? Ne va-t-il pas bâtir là encore un roman, même avec la meilleure volonté du monde ? Il est mieux à sa place, semble-t-il, ce fils de Lelia, dans les œuvres d’imagination pure : « Venez au roman moderne, à la peinture des passions qui agitent nos contemporains, et vous marcherez ainsi sur un terrain plus sûr, moins épineux, car votre imagination aura libre carrière, pourvu que vous ne vous écartiez pas des principes que l’art, ce maître sévère, impose à tout poète et romancier. » F. Buloz recommande à Maurice de suivre l’exemple maternel ; certes, voilà un excellent exemple, sa mère : « C’est un véritable maître, celui-là, qui le sera toujours pour moi, malgré ses injustices et ses colères, malgré aussi un jugement parfois hasardeux[47]. »

George, dont l’amour maternel est vif, ne garda pas très longtemps rancune à son directeur pour le refus que Maurice a essuyé à la Revue. Voici qu’en janvier 1867, cette excellente mère écrit un petit article, précisément sur le Coq aux cheveux d’or, le roman refusé : elle tient à le recommander personnellement au public, ce pauvre petit roman — Son article : « c’est une étude qui a son intérêt, et je tiens à ce qu’elle soit publiée le plus tôt possible. » Le plus tôt possible ? c’est-à-dire le 15 février. « Vous avez le temps de lire, de faire composer, et de me faire envoyer l’épreuve… » Mais F. Buloz (qui devient aveugle) n’a pas lu ; il a fait lire par Louis, son fils aîné, qui est maintenant son collaborateur ; il publiera, cela va de soi, le petit article ; pourtant : « Je prends seulement la liberté de vous dire que, si j’étais à la place de Maurice, je vous supplierais de ne rien publier sur mon livre. Une mère peut-elle recommander le livre de son fils par la voie de la publicité ? Il valait mieux nous laisser faire le succès du nouveau livre de Maurice. Quand croirez-vous, ma chère George, à ma vieille, trop vieille expérience, et à mon amitié ? » L’article de George Sand parut, néanmoins, dans la Revue du 15 février 1867, comme elle le désirait, et comme F. Buloz ne l’eût pas souhaité.

La correspondance du directeur et de George Sand est encore, à cette époque même, très riche et très riche aussi est la production de l’infatigable écrivain. Mon rôle n’est pas d’apprécier si cette fécondité valait celle des années disparues. Quant aux lettres, chacune de celles que j’ai sous les yeux (à la collection S. de Lovenjoul, elles sont à cette date moins nombreuses) commence généralement ainsi : « Mon cher Buloz, j’ai terminé Cadio ; » ou « j’ai fini Mademoiselle Merquem, qui est divisée en cinq parties (cette fois-ci, c’est un sujet doux, et sans excentricité, » ) ou encore : « Voulez-vous un petit conte ? … » et plus tard : « Mon cher vieux, je ne demande pas mieux que de faire le roman que je n’ai pas fait. Vos idées, aidées de votre grande expérience, peuvent être très bonnes[48]… » Une seule lettre paraît découragée, elle est adressée à Mme F. Buloz et débute ainsi : « Chère amie, cela m’est impossible, je ne pourrais pas continuer, je n’ai plus de mémoire… » Mais ce n’est pas l’habitude.

Parmi cette liasse de billets, il s’en trouve quelques-uns, toujours affectueux et plaisants, adressés par George à son amie Mme F. Buloz : les deux dames sont demeurées fidèles l’une à l’autre ; George sait parler de ses joies maternelles, de ses peines ; de celles qui concernent Solange il n’est guère question. En 1862, seulement, ceci : « J’ai eu du chagrin de mes amis morts, Solange, toujours malade[49]… » c’est tout.

Mais sur le sujet de Maurice, George est intarissable : le mariage de Maurice, ses voyages, ses travaux, sa vie, la naissance de ses enfants. Pour Maurice, quelle mère elle est demeurée ! George aime aussi profondément sa belle-fille, Mme Maurice Sand, la fille de Calamatta : « C’est une petite sensitive, pleine de vitalité et de courage, » écrit-elle le jour où le départ de Calamatta met précisément Nohant en émoi ; Mme Maurice Sand pleure : « Ça déchire le cœur de voir pleurer les enfants qu’on adore. Et que faire ? Pas de vie sans douleur, et ceux qui ne souffrent plus de rien, ne sont plus bons à rien. »[50]

MARIE BULOZ

Le nom de la fille de Mme Buloz revient dans ces conversalions maternelles. Marie est souffrante, elle languit, pourquoi ? « Ce qu’il y a de plus triste en ceci, observe George Sand dans la même lettre, ce n’est pas qu’elle soit souffrante, votre chère Marie, elle est forte, belle et bien constituée, mais vous êtes dans une impasse. La campagne lui serait bonne physiquement et la guérirait à coup sûr, si le déplaisir moral qu’elle y éprouve ne détruisait le bien physique. » Car ma mère, à Ronjoux, s’ennuyait à périr. George voyait tout naturellement dans cet ennui, un amour précoce et contrarié. Mais Marie Buloz ne songeait guère à l’amour, et, tout simplement, se morfondait aux champs. « L’horreur de la campagne, écrit George Sand, n’est pas naturel à un esprit cultivé ; cherchez le secret du cœur, s’il y en a un, et s’il n’y en a pas, espérez, car l’ennui tout seul ne tue pas, et vous pouvez le combattre au jour le jour, par des soins et de la tendresse. »[51]

Voici une lettre de Mme F. Buloz, revenant de Ronjoux en décembre, et qui en dit long sur les joies du séjour tardif en Savoie. Elle est adressée à George :

« Puissent les bons souhaits que vous m’envoyez, s’accomplir, ma chère amie ! la santé des enfants, voilà la grande affaire pour moi… Savez-vous que nous ne sommes revenus de Ronjoux que le 23 ? On croit ici que c’est l’amour des cimes qui nous retenait là-bas ; les cimes ont leur charme, mais je me serais aisément dispensée de les contempler, s’il n’avait pas été absolument nécessaire que nous fussions là.

« Ma pauvre Marie a supporté bravement cette solitude alpestre, elle a étudié l’œuvre 33 de Beethoven, et fait deux mètres de tapisserie. Je n’en dirai pas autant de moi, mon Louisot[52] me manquait, mes doigts sont raides à l’endroit de Beethoven, et la tapisserie me fait crier. Je me débattais avec l’architecte et les fermiers ; à ce métier-là j’ai perdu toute la douceur primitive de mon caractère, et suis devenue une vraie harpie. Voilà le résultat d’un séjour infiniment trop prolongé en face du Nivolet. »[53]

Donc, F. Buloz, qui aimait passionnément la Savoie, ne rencontrait ni chez sa femme, ni chez sa fille, des goûts semblables aux siens. La sévère solitude de Ronjoux, par le mauvais temps, ennuyait sa fille, et Mme Buloz s’ennuyait, voyant sa fille s’ennuyer. Les jeunes filles de 1865 ignoraient le sport ; les courses à l’air vif du matin dans la neige nouvelle, les eussent épouvantées ; elles ne s’intéressaient guère non plus aux bêtes, qui sont la vie et la joie de la campagne ; ces odalisques mettaient à peine le nez dehors, et les distractions sédentaires étaient insuffisantes pour leur faire accepter un exil, que ma mère qualifiait de « barbare. » Pourtant, Marie Buloz était alors une grande jeune fille, mince et robuste, qui respirait la santé et la force. Son teint éblouissant et ses cheveux d’or, en faisaient un être de lumière et de joie. Mais elle était portée à la mélancolie ; l’esprit endiablé qu’elle posséda par la suite dormait encore, et ne devait se manifester que plus tard, au contact de la vie réelle. Toute jeune fille, et jusqu’à son mariage, il semble qu’elle vécût dans un songe, entourée de la tendresse et des attentions de Mme Buloz, qui l’idolâtrait, et prenait le parti de sa fille contre un père, dont ces dames estimaient qu’il n’entendait rien aux femmes, ce qui, sans doute, était vrai. Je sais que ma mère, fort studieuse, désirant apprendre alors l’anglais, demandait un professeur à son père, qui répondait rudement : « Un professeur ! en ai-je eu un ? Fais comme moi, apprends avec un dictionnaire ! » De tels propos plongeaient la néophyte dans le découragement le plus noir ; elle se vengeait en déclarant que l’odeur des jasmins de Ronjoux l’écœurait, et que le roucoulement des pigeons lui donnait des crises nerveuses.

George, tenu au courant par Mme F. Buloz des dégoûts de sa fille, revenait à la charge : « Marie n’a-t-elle pas quelque amour en tête ? » Mais non. Alors George : « La grande Mademoiselle ne veut pas se marier… encore ? Elle a bien raison, si elle n’en a pas envie, de prendre son temps et de voir venir son idéal. On les marie presque toujours trop jeunes, et souvent on les marie pour les marier, ces pauvres enfants qui rêvent quelque chose, et quelqu’un au-dessus du réel, et qui ne rencontrent pas toujours ce qui serait seulement au niveau de l’ordinaire. Pourtant, je ne crois pas qu’elle ne doive pas, un beau matin, rencontrer celui qui méritera de lui plaire, par la raison que vous occupez un centre social où viennent converger beaucoup de talents, et de capacités en tout genre. Il faut que cette capacité soit revêtue de jeunesse, de physionomie, de distinction et d’honorabilité : cela réuni ne court pas les rues, mais il n’est pas possible que cela n’apparaisse pas, parce que cela existe à coup sûr quelque part[54]. »

Un an plus tard, Marie Buloz, toujours languissante, est encore l’objet d’interminables discussions épistolaires entre les deux amies. George, rude campagnarde, ne comprend rien à ces tristesses : « La vie n’est pas en danger avec ce bel aspect de fraîcheur et de santé ; » on parle de Marie, autour d’elle, il n’y a dans ces conversations que sollicitude et sympathie : « Elle est si jeune, elle a une réputation d’intelligence, de grâce, d’esprit et de beauté, car elle a toutes ces choses, ne vous étonnez pas qu’on s’occupe de son bonheur… » D’après cette dernière remarque, je pense que des amis bienveillants avaient dû alors s’offrir à marier la « grande Mademoiselle. » Car c’est ainsi que les amis s’occupent du bonheur des autres, et George trouvait, — elle qui avait, personnellement, haï le mariage, — l’idée, cette fois, excellente.

Lorsque, plus tard, ma mère fut fiancée, George s’en réjouit. « Je suis enchantée… J’ai ouï dire que votre futur gendre était homme de talent et de distinction ; avec cela vous me dites qu’il est beau et charmant ; Marie l’a choisi : tout est pour le mieux… Je me réjouis pour eux et pour vous du fond de mon âme, car vous aviez bien besoin de repos et de consolation, ma pauvre enfant ; vous avez traversé de véritables désespoirs ; ne vivant que pour vos enfants, il vous était bien dû de ne plus voir languir et souffrir cette fille charmante et chérie. Embrassez-la bien pour moi, son mari aussi, et croyez que je suis contente, contente !

« … Quant au petit camarade[55], il est content aussi, il dit des folies, et prétend qu’il a très bien fait d’être encore plus épris de la mère que de la fille. Les jeunes personnes manquent selon lui de discernement, mais encore une vingtaine d’années, et la mère est à lui ! Au reste il compte vous écrire tout cela lui-même, à présent que vous êtes plus en train de rire que dans ces derniers temps. »

Hélas ! Mme F. Buloz, si tant est que le mariage de sa fille l’ait fait rire, ne devait pas rire longtemps. La santé de son fils, Louis, lui donnait, depuis quelques mois, de sérieuses inquiétudes ; Louis, le bras droit de son père, et dont les qualités de charme et de douceur formaient avec la rudesse du vieux fondateur un si vivant contraste, était adoré à la Revue. Il eût fait, possédant un caractère tout opposé, un directeur aussi excellent que le premier : personne ne savait lui résister. En outre, sa compétence était grande, car dès sa tendre jeunesse il travaillait à la Revue, il avait passé dans tous les services, était l’enfant gâté de tous les collaborateurs, et de tous les employés. D’une intelligence solide, appliqué et réfléchi, il avait, petit à petit, acquis une autorité que les plus grands subissaient en souriant.

Mais depuis quelque temps, Louis Buloz donnait d’étranges signes de malaise et de fatigue ; pourtant, il se plaignait peu. Subitement, il fallut le soigner, aller aux eaux ; F. Buloz, alors, ne vit pas la menace qui pesait sur son fils. Comme tous les hommes robustes, il ne croyait guère à la souffrance des siens. Il fut d’autant plus atterré de voir une maladie de cœur implacable emporter Louis Buloz, le 7 juillet 1869, à Ronjoux, où sa mère, après un voyage dans le Midi, la veille, le ramenait. Voici la lettre que George écrivit à ce propos à Charles Buloz, le dernier fils du fondateur de la Revue :

« Mon bon et cher petit Charlot, je suis désolée avec toi. Je sais comme tu l’aimais, comme tu l’as soigné, comme il t’aimait aussi ! Tu es bien jeune pour connaître de si grands chagrins. Aie du courage, mon enfant, pour ta pauvre mère qui a tant besoin que tu l’aimes pour deux à présent, et pour ton père, que ce coup doit briser. Un malheur qui, en même temps que nous, frappe tous ceux que nous aimons, doit nous faire presque oublier notre douleur personnelle, pour tâcher d’adoucir celle des autres. Je te charge de dire à ta sœur toutes mes tendresses, et combien je partage son immense affliction[56].


Marie-Louise Pailleron.

  1. Voyez la Revue des 1er février, 1er mars.
  2. On lui a reproché la boutade qu’il décocha à un rédacteur. Celui-ci apportait un article sur le christianisme : F. BuIoz l’écarta vivement : « Dieu n’est pas un sujet d’actualité, dit-il.
  3. George avait écrit : « Ceci d’ailleurs se passait (l’aventure de Rousseau, de Claude Anet et de Mme de Warens) à l’époque la plus corrompue qui fut jamais ; » et aussi : « et comme la véritable affection de ces deux hommes l’un pour l’autre est un hommage rendu à Mme de Warens elle-même, à ce qu’il y avait en elle de vertus viriles, puisque son impudeur ne la leur rendait ni moins chère ni moins respectable, etc. » F. Buloz relève la première observation, — il ne dit rien de la seconde… ; en la lisant, on ne peut s’empêcher de croire que George songeait à ses propres vertus viriles, et aussi à Venise, à l’affection de Pagello pour Musset. — Comment n’y aurait-elle pas songé ?
  4. La situation a bien changé depuis 1863.
  5. 23 octobre 1863. Collection S. de Lovenjoul, F. 113.
  6. Nohant, 4 mars 1863. Inédite.
  7. Collection S. de Lovenjoul, F. 156. Inédite.
  8. Collection S. de Lovenjoul, 25 février 1863, F. 164. Inédite.
  9. Montagne située en face de Ronjoux. Le Mont Granier, dont parle George Sand plus haut, est la suite de cette chaîne.
  10. 4 mars 1860. Inédite.
  11. On ne retrouve dans l’article des Charmettes aucun des termes d’ailleurs qui avaient pu choquer Buloz.
  12. George Sand écrivait : « Le Poète… n’admet-il pas qu’un génie puisse être lumière, et rien que lumière comme Mozart ? »
  13. Castil Blaze.
  14. Euryanthe, de Weber.
  15. Goethe, le grand Allemand oublié, admirait beaucoup les poèmes de V. Hugo, mais il n’était pas tendre pour les inventions romanesques du poète, comme on peut le voir dans ses Entretiens avec Eckermann.
  16. En 1843.
  17. Collection S. de Lovenjoul, 5 mai 1864. F. 146.
  18. Cet accouplement de Napoléon III et de Mirecourt est un peu déroutant. Mais, pour François Buloz, faire un compliment à l’Empereur, c’est le summum du sacrifice.
  19. Émile Montégut. Le théâtre contemporain : Le Marquis de Villemer, de G. Sand, et l’Ami des femmes, de M. A. Dumas fils. Revue du 15 mars 1864.
  20. George Sand. Lettre d’un voyageur. Lectures et impressions de printemps. Revue du 15 mai 1864. Déjà cité.
  21. Correspondance de G. Sand, 1er mars 1864.
  22. Correspondance de G. Sand, 1er mars 1864, déjà cité.
  23. Idem.
  24. Idem.
  25. Collection S. de Lovenjoul, mai 1864, F. 200, inédite.
  26. Collection S. de Lovenjoul. George Sand à Louis Buloz, 14 mai 1864, F. 227, inédite
  27. Idem.
  28. Collection S. de Lovenjoul, 12 avril 1863, F. 167, inédite.
  29. Inédite.
  30. Si F. Buloz avait eu jadis des torts (?) comme le dit G. Sand, il les avait réparés depuis bien longtemps. Voir la correspondance antérieure.
  31. Inédite.
  32. Inédite.
  33. Collection S. de Lovenjoul, 21 février 1866, F. 200, inédite. Je possède le brouillon de cette lettre écrite, je crois, par Ch. Buloz. Sur la première page, de la main de F. Buloz : Copie d’une lettre à G. Sand, datée du 22 février 1866.
  34. Collection S. de Lovenjoul, 25 mai 1866, F. 206, inédite.
  35. Voir la lettre suivante.
  36. George, depuis 1865, était installée à Palaiseau.
  37. Communiquée par Mme Lauth Sand. datée : 23 octobre 1803 — sans doute inédite.
  38. Cette lettre, communiquée par Mme Lauth Sand, est une copie de la main de Maurice Sand.
  39. Il est impossible d’attribuer cette allusion aux chagrins surmontés à autre chose qu’au deuil récent que George Sand venait d’éprouver en la personne d’un petit-fils de quelques mois : sa vieillesse fut heureuse et célèbre.
  40. Dominique parut les 15 avril, 1er et 15 mai 1862 dans la Revue des Deux Mondes, en librairie en 1863.
  41. J’ai d’ailleurs sous les yeux une lettre d’About, répondant aux demandes du directeur de la Revue : elle est significative… « Votre dernière lettre semblait me reprocher amicalement les quelques articles que j’ai publiés hors de la Revue en 1867. J’avoue qu’il y a eu un certain nombre de travaux dispersés cette année. Soyez bien persuadé que ce n’est pas pour le plaisir d’être partout à la fois que j’ai ainsi éparpillé ma prose. Pour le Salon… je ne rêve rien temps (sic) que d’en faire la critique chez vous… j’aime la critique d’art, et le malheur a voulu que je fusse toujours un juif errant. S’il est vrai que Du Camp se proposât d’abandonner la partie, comme il a paru me l’indiquer cet été, je serais très heureux de prendre sa place, et je suis assez dégagé des camaraderies de jeunesse pour offrir quelques garanties d’impartialité. Nous causerons de tout cela à mon retour, si bon vous semble… »
    Cette lettre doit être de la fin de 1867. La Revue publiait alors Les Mariages de province, et About annonçait : « Il est dans mes combinaisons et dans mes facultés de vous donner à la file un certain nombre de nouvelles mesurant un ou deux numéros chaque, en attendant le fameux Gil Blas qui veut encore être ruminé. (Inédite.)
  42. 23 octobre 1865, inédite.
  43. 24 octobre 1863. Inédite.
  44. Communiquée par Mme Lauth Sand, copie de la main de Mme {{[[Modèle:{{{1}}}|{{{1}}}]]}}.. Sans doute inédite.
  45. 1865. Ce brouillon est une copie de la main de Charles Buloz ; l’original, qui est conforme à la copie, m’a été communiqué par Mme Lauth Sand. Sans doute inédit.
  46. Attila, les Huns et le Monde Barbare, 1er février 1852. Les fils et successeurs d’Attila, 15 juillet 1854, « Scènes historiques aussi variées, aussi vives, aussi intéressantes que le roman le plus accidenté et le meilleur, » écrivait F. Buloz dans la même lettre.
  47. 23 janvier 1866. Communiquée par Mme Lauth Sand. Sans doute inédite.
  48. Juillet 1869. Inédite.
  49. Je ne sais guère à quelle époque placer la lettre suivante de Solange Sand, qui se mêlait aussi de littérature. Elle venait d’essuyer pour un roman, elle aussi, un refus à la Revue. La lettre doit être adressée à Charles Buloz :
    « Montgivray, près La Châtre (Indre).
    « Monsieur,
    « Mon caractère est trop bien constitué pour prendre en mauvaise part les objections de Monsieur votre père. Je le remercie de m’indiquer les défauts capitaux et j’aimerais, comme vous me l’offrez, qu’il me précisât les détails défectueux… Je suis absolument de votre avis sur le style. C’est pourquoi je demandais, avant la publication, de faire passer sous les yeux maternels… mes types existent, le Turc en tête. Ce monde existe aussi (pas bien loin de vous et de moi, si je ne me trompe) et j’ai eu le loisir de l’étudier parmi les six mille mondes que j’ai hantés et que je vois encore… Je ne sais rien de plus excentrique (je redis votre mot) que l’espèce humaine… rien de plus fantasque, de plus absurde que les caractères européens, si graves qu’ils se croient être, et se montrent ; rien de plus bizarre que la vie : la vie de chacun prise à part, et regardée de sang-froid, sans préjugés politiques, littéraires, religieux, philosophiques, soi-disant moralisateurs ou autres. Je vois, je pense, je sens, singulier. Je ne puis donc faire qu’excentrique… Les lecteurs de la Revue ne sont pas si timorés que vous le supposez. Ils ont avalé Camors sans sourciller, et digéré Oldenis sans murmurer, » etc. (Inédite.)
  50. Inédite.
  51. Inédite.
  52. Louis Buloz, son fils aîné.
  53. 2 janvier 1862. Inédite.
  54. 4 mars 1863.
  55. C’est Manceau.
  56. Collection S. de Lovenjoul, 10 juillet 1869. F. 229, inédite.