François de Bienville/01

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 11-28).

FRANÇOIS
DE BIENVILLE

Pensez-vous quelquefois à ces temps glorieux
Où seuls, abandonnés par la France leur mère,
Nos aïeux défendaient son nom victorieux,
Et voyaient devant eux fuir l’armée étrangère ?
Regrettez-vous encore ces jours de Carillon,
Où, sur le drapeau blanc attachant la victoire,
Nos pères se couvraient d’un immortel renom,
Et traçaient de leur glaive une héroïque histoire ?

O. Crémazie

CHAPITRE PREMIER.



portraits en pied du vieux temps.

— Qui vive !

— France.

— Le mot d’ordre ?

— Canada.

— Passez.

Ces mots vibrèrent dans la nuit du 14 octobre de l’an de grâce 1690 ; et la sentinelle qui veillait au pied de la côte de la Montagne, livra passage à trois hommes dont l’un venait de répondre ainsi à la consigne. Le factionnaire leur ayant présenté les armes, ces derniers escaladèrent, tant bien que mal, un retranchement qui barrait, en cet endroit, la rue dans sa largeur, et continuèrent l’ascension de la montée.

Comme ils arrivaient au milieu de la côte, le cri d’une seconde garde arrêta de nouveau leur marche ; ils y répondirent et passèrent outre.

— Qui vive ! leur demanda une troisième sentinelle qui faisait faction à l’entrée de la haute ville.

— Vive Dieu ! s’écria celui des trois arrivants qui venait de donner le mot de passe, il paraît que l’on fait bonne garde en notre ville de Québec ! France et Canada, mon brave.

— Monseigneur le Gouverneur ! murmura le soldat, en présentant les armes.

C’était en effet le comte de Frontenac, qui arrivait de Montréal avec le sieur François LeMoyne de Bienville. Leur compagnon était M. Provost, major de Québec, dont il avait eu le commandement en l’absence du gouverneur.

Vers le coucher du soleil, on avait averti le major que l’on voyait un canot descendre au loin le courant du fleuve et s’approcher de la ville ; pensant que ce pouvait être le comte de Frontenac qui venait dans cette embarcation, M. Provost était descendu à sa rencontre afin de le recevoir.

À peine le comte eut-il passé la porte de palissades qui séparait la haute ville de la basse, qu’il fut accueilli par de joyeux vivat. Les habitants venaient acclamer au passage celui qu’ils regardaient comme leur sauveur dans la situation critique où ils se trouvaient depuis quelques jours, et dont nous connaîtrons bientôt la cause.

Quand il entra dans le château Saint-Louis (ou château du Fort, comme on disait à cette époque), il y avait aussi là nombreuse réunion de notables tant civils que militaires ; car, grande était l’inquiétude des bons bourgeois de Québec, depuis qu’ils connaissaient l’arrivée d’une flotte anglaise dans le Saint-Laurent. Aussi s’étaient-ils portés en foule au château, quand ils avaient appris que M.  le major s’était rendu à la basse ville pour y recevoir le gouverneur. On avait tellement confiance en son courage et son expérience, que la seule présence du comte au milieu d’eux rassurait en quelque sorte les esprits les plus alarmés.

Tandis que M. de Frontenac répond avec bienveillance aux félicitations qu’on lui adresse de tous côtés, permettez-moi, lecteurs, de secouer un peu la poussière qui couvre ces pages du passé, et de ranimer fictivement les plus illustres des héros que vous verrez agir en ce récit.

Louis de Buade, comte de Frontenac, chevalier de l’ordre de Saint-Louis, et gouverneur de la Nouvelle-France, avait alors soixante-dix ans ; on ne lui en aurait pas donné soixante, tant il était vert, actif et vigoureux encore. Figure martiale, maintien plein de distinction et de grâce, extérieur à la fois digne, imposant et sévère, il résumait en lui le vrai type de ces gentilshommes français, moitié soldats moitié courtisans, qui brillaient alors au premier rang, tant à la cour qu’à l’armée du grand roi.

Son œil noir étincelait sous un grand front à peine sillonné de rides légères, tandis que son nez en bec d’aigle et ses lèvres minces qui commençaient à fuir le menton un peu trop proéminent, donnaient à l’ensemble de sa physionomie un air bien spirituel, mais très-impératif.

Aussi n’aurez-vous nulle raison d’être surpris, si je vous dis que le comte exigeait l’obéissance la plus ponctuelle chez ses subordonnés. Quand il avait commandé, il fallait se soumettre ; sinon, l’orage éclatait. Les démêlés qu’il eut, lors de son premier gouvernement, avec M. Perrot, l’abbé Fénelon et l’intendant Duchesnau, sont là pour le prouver. Vous avouerez cependant avec nous que les deux premiers n’étaient pas sans avoir tort, puisqu’ils furent rappelés tous deux en France, où le roi logea Perrot à la Bastille, tandis qu’il défendait à M. l’abbé Fénelon de remettre les pieds sur nos rivages.

Mais ce fut bien pis lorsque l’intendant se fut mis en guerre ouverte avec lui. Le vieux gentilhomme qui avait eu, dit on, un roi (Louis XIII) pour parrain, et la discipline militaire pour tutrice — il n’avait que dix-sept ans quand il entra dans l’armée — voulut se roidir contre les récalcitrants, et punir à tout prix leurs refus répétés d’obéissance. Alors, l’intendant porta jusqu’au pied du trône ses plaintes et celles du parti qui le soutenait — plaintes plus ou moins fondées — et les deux adversaires furent rappelés en France en 1682.

La colonie s’était bientôt ressentie de la perte qu’elle venait de faire en la personne de ce gouverneur. Les temps étaient des plus difficiles à cette époque, et il fallait un homme de talents et d’énergie pour faire face aux circonstances.

En effet, la molle et malheureuse administration de MM. de La Barre et de Denonville, avait bientôt mis la Nouvelle-France à deux doigts de sa perte. Mais Louis XIV, qui se connaissait en hommes, renvoya le comte de Frontenac au Canada, vers la fin de l’année 1689, comme le seul qui pût réhabiliter le prestige du nom français en ses lointaines possessions.

Aussi, les détracteurs de M. de Frontenac ont beau le décrier pour ravaler son mérite, cette marque de confiance de Louis le Grand, dans une situation si délicate, impose, il me semble, plus de respect que leurs clameurs outrées. D’ailleurs, ce qui prouve beaucoup en faveur de l’habile administrateur, c’est qu’à son retour à Québec, il fut reçu avec de grandes démonstrations de joie par tous les habitants, y compris ceux-là mêmes qui avaient le plus contribué à son rappel en France, quelques années auparavant.

Peu de temps avant l’arrivée de ce gouverneur, le tomahawk iroquois avait frappé le plus terrible des coups à Lachine, où deux cents personnes avaient péri dans cette tragique journée. Les barbares auteurs de ce lugubre drame promenaient encore par le pays l’effroi de leurs armes, quand le comte de Frontenac arriva, pour ainsi dire, à la rescousse des pauvres colons.

La situation prit dès lors un autre caractère. Dans l’espace de quelques mois, Schenectady, Salmon Falls et Casco, bourgs fortifiés de la Nouvelle-Angleterre, disparaissaient sous des ruines ; tandis que les Iroquois étaient repoussés, et que le brave d’Iberville laissait aux Anglais, dans la baie d’Hudson, les sanglants souvenirs de ses audacieuses victoires.

Tel était le comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, au début de ce récit.

Au moment où nous vous introduisons à lui, sa tête, ornée d’une perruque légèrement poudrée et à torsades, ou tire-bouchons, descendant à droite et à gauche de sa mâle figure, était coiffée d’un chapeau à trois cornes et bordé d’or. Son manteau de voyage, de couleur sombre, aussi galonné d’or, laissait entrevoir un long justaucorps gris à parements et à retroussis de couleurs tranchantes, avec, au-dessous, une courte veste brodée. Il portait encore des nœuds de cravate de point, des nœuds d’épaule et d’épée. De plus, le bas de ses chausses s’engouffrait en bouffant dans des bottes de chasse évasées par le haut, dont il avait eu la précaution de se munir pour le voyage. Les poignets de ses mains blanches, mais amaigries par l’âge, se perdaient dans les gracieux replis de deux manchettes de point. Un large baudrier, tout damasquiné d’or, lui descendait enfin de l’épaule droite en ceinturant le corps, et retenait une bonne épée dont le bout du fourreau relevait le manteau par derrière, tandis que la poignée, appuyée sur sa hanche gauche, laissait miroiter à la lumière des bougies, mille pierreries dont la garde était ornée.

MM. Provost et De Bienville étaient habillés d’une manière analogue, bien qu’un peu moins richement. Ainsi, un simple filet d’or bordait le chapeau du major, tandis que celui du jeune LeMoyne n’était ceint que d’un galon d’argent. Toutefois, M. Provost, au lieu d’être chaussé de lourdes bottes, comme le comte et Bienville, ne portait que des bottes de ville, ou bottines, et de longs bas de soie noire qui laissaient librement se dessiner son musculeux mollet.[1]

François LeMoyne, sieur de Bienville, compagnon de voyage de M. de Frontenac, avait vingt-quatre ans. Bien qu’il doive être un des principaux acteurs dans ce récit des hauts faits d’un âge héroïque, veuillez bien, jolies lectrices, ne le point orner d’avance de ces qualités extérieures dont beaucoup de romanciers contemporains se plaisent à habiller leurs héros.

D’abord, Bienville n’avait pas une de ces tailles élancées qui se dessinent si bien, selon le goût moderne, sous la coupe, plus ou moins élégante, des habits de nos tailleurs à la mode ; bien au contraire, il était trapu, courtaud, robuste et carré.

Ensuite, sa main n’était ni effilée, ni blanche, comme celle de ces héros de romans, plutôt propres à chiffonner les dentelles d’une folle marquise dans une collation sur l’herbe,[2] qu’à pourfendre un homme au champ d’honneur.

Le nôtre arrivait de la baie d’Hudson, où il avait guerroyé contre l’Anglais, pendant plusieurs mois, avec ses frères d’Iberville, Sainte-Hélène et Maricourt. Accoutumées, lors des fréquentes expéditions qu’il faisait à travers les bois, à manier la hache autant que l’épée, ses mains étaient devenues épaisses, larges et musculeuses.

Enfin, lectrices, dernière déception pour vous, M. de Bienville n’était pas beau de figure. Cependant, pour rester dans le vrai, je dois me hâter d’ajouter qu’il n’était certainement pas laid.

Si vous aviez examiné ses grands yeux bruns où se lisaient l’intelligence, le courage, ainsi qu’une aristocratique fierté, ses lèvres tant soit peu dédaigneuses et si fines de contour, vous n’auriez pas remarqué, sans doute, qu’il avait la figure osseuse et fort peu d’animation dans le teint. Si enfin, tenant vos doigts mignons et roses, dans sa main nerveuse et dure, cet homme, frère de héros et héros lui-même, vous eût dit : « Je vous aime, » peut-être alors, Mademoiselle, aurait-il pris un extérieur plus séduisant à vos yeux, et n’auriez-vous pas retiré votre main tremblante de celle du galant guerrier.

La famille de François LeMoyne de Bienville était originaire de Normandie. Le père de notre héros, Charles LeMoyne, qui avait brillé au premier rang dans nos luttes, alors si fréquentes, avec les Iroquois, avait eu onze fils et deux filles. Cinq des premiers moururent au champ des braves, après avoir étonné leurs contemporains par leur courage toujours indomptable, et par leurs merveilleux faits d’armes qu’un glorieux trépas a si dignement couronnés.

M. de Bienville, quatrième fils de Charles LeMoyne, avait déjà, dès l’époque où nous sommes, la réputation bien méritée d’un vaillant soldat et d’un bon officier. Il avait, l’année précédente, fait plus que ses preuves à la baie d’Hudson, où il avait rivalisé d’audace avec ses frères.

Il était à peine revenu de ces froides contrées, et se trouvait à Montréal, quand M. de Frontenac, qui s’y était aussi rendu pour s’opposer à l’invasion de terre tentée par Winthrop, ce dont nous parlerons bientôt, ayant été rappelé à Québec par l’approche d’une flotte anglaise, lui avait demandé de descendre à la capitale en sa compagnie. Comme le sieur de Bienville flairait de loin la poudre, haïssait mortellement l’Anglais, et se trouvait bien partout où il y avait de glorieuses estocades à donner — quitte à en recevoir en échange — il avait accepté avec joie, et s’était aussitôt embarqué avec le comte, qui l’affectionnait particulièrement.

Mais ils avaient couru maint danger en descendant le fleuve : leur barque s’était échouée à la Pointe-aux-Trembles ; et, pour ne point perdre de temps, ils avaient pris un mauvais canot d’écorce, qui faillit chavirer plus d’une fois, avant de les rendre à bon port.

Et, c’est après toutes ces péripéties que nous les avons vus monter au château du Fort en la compagnie du major Provost.

Elle était spacieuse la chambre où ils entrèrent. Dans la vaste cheminée, qui occupait à elle seule plus de la moitié de l’un des pans de la pièce, pétillait un feu des mieux nourris.

— Vive Dieu ! mon cher Bienville, dit le comte en s’approchant du bon feu clair, voici qui vaut mieux, je pense, que cet air glacial de tantôt : Allons, mon gentilhomme, prenez place à ma gauche, et vous, major, asseyez-vous sur ce siège à ma droite.

Puis, se tournant vers un valet de chambre :

— Servez le souper.

— Et bien ! major, dit-il ensuite, quoique l’on fasse ici bonne et vigilante garde, l’ennemi n’est pas encore en vue !

— Non, monsieur le comte, mais peut-être qu’il n’est pas bien loin.

— Ah !… quelles nouvelles en avez-vous ?

— J’ai envoyé ce matin un éclaireur à la découverte, et il a aperçu des bâtiments mouillés en grand nombre au pied de l’île.

— Par la mordieu ! s’écria le gouverneur, qui jurait en bon gentilhomme, pourvu que mes soldats et miliciens de Montroyal et des Trois-Rivières aient le temps d’arriver. Mais, il serait peut-être bon d’envoyer, sur l’heure, un officier avec un détachement, pour observer l’ennemi et nous avertir de son approche.

Et se tournant vers un valet de chambre, qui semblait attendre ses ordres à distance respectueuse :

— Allez dire au chevalier de Vaudreuil que je le voudrais voir immédiatement ; il était ici quand je suis arrivé.

Le valet s’inclina, sortit et revint quelques moments après, annonçant au gouverneur que le chevalier était reparti, mais qu’on l’allait quérir.

— Monseigneur est servi, dit au même instant un second serviteur.

Se tournant alors avec quelque vivacité vers la table où fumaient force plats, tout propres à faire venir l’eau à la bouche :

— Allons ! messieurs, s’écria gaîment le gouverneur, à table ! à table !

Quoiqu’il sût se priver au besoin, M. de Frontenac aimait la bonne chère, et, la preuve, c’est qu’il avait littéralement mangé son patrimoine. Dame ! on ne vivait pas piètrement, de son temps, à l’armée ou à la cour du roi magnifique ; et d’ailleurs, la caisse d’épargne n’était pas encore inventée. Un jour vint où le comte, pour avoir vécu trop joyeusement, se trouva réduit à la cape et à l’épée. Louis XIV l’envoya en Canada, beaucoup pour ses talents, et un peu pour se refaire. M. de Frontenac s’y couvrit de gloire, mais demeura pauvre d’écus, grâce à la modicité de ses appointements.

Cela ne l’empêchait pourtant pas d’avoir bonne table en son château Saint-Louis, et d’y bien traiter ses hôtes. Que le lecteur en juge par lui-même.

Composé de quatre services, le repas consistait en maints plats succulents qui attestaient l’habileté du cuisinier, et dont nous énumérerons quelques-uns des principaux.

Parmi l’avant-garde des entrées, on apercevait d’abord de grands et petits potages au bouillon et au poulet : puis venaient, un rosbif de mouton garni de côtelettes, et deux pâtés chauds, l’un de chevreuil et l’autre de venaison de choix, dont la croûte soulevée en paillettes dorées, devait faire trouver bien doux le mignon péché de gourmandise.

Entre les pièces de rôti, vous auriez certainement remarqué trois bassins de bécassines, de perdreaux et de pluviers rôtis à la broche ; je ne parle de certains chapelets d’alouettes, servies enfilées, par six ou douze, sur les petites broches de bois mêmes qui les avaient vu rôtir, que pour vous faire entendre combien le joyeux abbé Rabelais aurait aimé d’y réciter un rosaire.

Les succulents petits plats qui suivent, ressortaient de la foule des entremets, ou troisième service : d’abord, c’étaient des salades sucrées et salées, puis une omelette parfumée, suivies de beignets, de tourtes à la moelle, de blancs mangers et de crèmes brûlées, pour hors-d’œuvre.

En dernier lieu venait le dessert, où se montraient, d’abord les fruits de la saison, pommes, etc., disposés, en pyramides ; puis de provoquantes pièces de four et des gâteaux fins, tels que tartes, biscuits, massepains et macarons ; enfin quelques crèmes légères et des conserves : le tout dignement couronné par des vins de France et des liqueurs.[3]

Nos dignes gentilshommes, dont l’appétit était parfaitement en harmonie avec la bonne ordonnance du repas, mangèrent quelque temps en silence pour étourdir la grosse faim. Alors, le major qui venait de battre en brèche, et avec grand succès, un second bastion de pâté, s’adressant au gouverneur :

— Je dois vous apprendre, monsieur le comte, lui dit-il, que j’ai donné ordre aux milices des deux rives, en bas de la ville, de se rendre à Québec avec la plus grande diligence.

Fort bien ! major. Et qu’avez-vous fait pour la défense de la place ? demanda M. de Frontenac tout en suçotant avec délices un aileron de pluvier.

— Voici, monsieur le comte. J’ai fait planter des palissades depuis le palais de M. l’intendant, en remontant jusqu’à la cime du cap. Ces ouvrages sont défendus aux extrémités et au centre par trois petites batteries. Nous n’avons, comme vous savez, que douze pièces de gros canons[4] ; j’en ai mis neuf en batterie à la haute ville, réservant les trois autres pour défendre les quais de la basse ville, qui sont aussi protégés par plusieurs pièces de petit calibre. En outre, vous avez vu, en arrivant, que la montée du port à la rue Buade est traversée par trois lignes de barriques remplies de terre et de pierres, et garnies de chevaux de frise.

— Bravo ! major ; Vauban ne ferait pas mieux ! Mais savez vous, Messieurs, que c’eût été mille fois tant pis pour nous, si les Anglais étaient arrivés ici trois jours plus tôt.

— Oui, d’autant plus que nous avons commencé nos travaux de fortification seulement avant-hier.

M. de Frontenac venait de se verser du bon vieux vin, comme l’attestait une respectable couche de poussière qui régnait sur la bouteille par droit de très-haute prescription.

— Servez-vous, Messieurs, et à la vôtre, dit-il en portant à ses lèvres un gobelet d’or et gravé à ses armes, selon la coutume du temps.

Comme ses deux hôtes s’inclinaient, tout en imitant le comte, on annonça le chevalier de Vaudreuil.

— Salut à vous ! monsieur le chevalier, lui dit le gouverneur.

Le nouveau venu s’inclina, et parut attendre les ordres du comte.

— Approchez un peu par ici, lui dit M. de Frontenac, et versez-vous de ce chablis, afin que nous en prenions tous ensemble à la gloire de la France pour le service de laquelle je vous ai fait mander. À la gloire de nos armes, donc !

— À la gloire de nos armes, répétèrent les convives.

— Eh bien ! colonel[5], vous allez prendre cent hommes avec vous, et pousser une reconnaissance jusqu’à l’île d’Orléans, afin de surveiller l’ennemi.[6]

— Cette nuit même, monsieur le comte ?

— Sur le champ ; et venez nous annoncer son approche, aussitôt que la flotte se mettra en mouvement. Inutile d’ajouter, je crois, que vous ferez le coup de feu si vous rencontrez l’Anglais dans l’île, ou s’il tente d’y faire une descente. Le chevalier salua profondément et sortit.

Leur repas terminé, le gouverneur et ses deux hôtes reprirent place auprès du feu.

Le major désirant apprendre où en était l’état des affaires à Montréal, et voyant le comte en colloque avec ses réflexions, s’adressa au jeune Bienville qui ne demandait pas mieux que de se délier un peu la langue après un bon repas.

— Monsieur de Bienville, lui dit le major, parlez-moi donc du général Winthrop et de son expédition contre Montroyal.

— Oh ! Winthrop n’est pas beaucoup à craindre, par le temps qui court.

— Comment cela ?

— Eh bien ! major, vous savez qu’à la première nouvelle du projet d’incursion des Anglais, monsieur le gouverneur était monté à Montroyal pour ordonner la levée générale des troupes et des milices. Nous étions donc douze cents hommes réunis à la Prairie-de-la-Magdeleine, tous brûlants du désir de nous escrimer un peu avec l’Anglais et de lui ôter, une fois pour toutes, l’envie de revenir à la charge, quand de singulières nouvelles nous arrivèrent du lac Saint-Sacrement.[7] Il s’agissait d’abord de jalousie entre les chefs de l’expédition, Winthrop réclamant le commandement de toute l’armée, tandis que plusieurs autres officiers nourrissaient les mêmes prétentions ; sans compter que les Iroquois, les Loups et les Sokoquis, tous Indiens alliés des Anglais, désiraient conserver leur indépendance et n’obéir qu’à leurs chefs ordinaires.

Puis, la jalousie commençait à tourner à la discorde, et la discorde au désordre, quand la petite vérole arriva tambour battant dans leur camp.

Ce fléau fit bientôt de tels ravages, que les sauvages, dont il mourait un plus grand nombre, accusèrent leurs alliés de les avoir empoisonnés. Aussi, s’en allèrent-ils bientôt tous à la débandade ; tandis que les troupes anglaises, se voyant ainsi délaissées, tirèrent aussi de leur côté et se rabattirent sur Albany. En cette ville, la discorde continuant parmi les chefs, pendant que l’épidémie sévissait sur les soldats, les expéditionnaires plantèrent là le drapeau, et lui tournèrent le dos pour regagner leurs foyers.

— Fameux ! s’écria le major, en riant à gorge déployée ; fameux ! Nous devons un beau cierge à cette charmante petite vérole, ainsi qu’à dame discorde, qui nous rendent toutes deux d’aussi bons services ! Mais, dites donc, ces nouvelles sont elles certaines ?

— Assurément qu’elles le sont, interrompit ici M. de Frontenac, puisque j’ai moi-même envoyé un Abénaquis dans le camp ennemi. Mon homme y est arrivé, juste au moment où la dissension était à son comble. Il a vu les ennemis lever le camp et rebrousser chemin ; et sur son retour, il a rencontré une bande de Sokoquis qui lui ont appris ce qui venait de se passer à Albany. Ces pauvres Indiens sont en grande rage contre les Anglais, tant ils sont convaincus que ces derniers les ont empoisonnés pour s’en défaire en masse.[8]

N’ayant plus rien à craindre de ce côté-là, j’avais licencié les milices, et j’allais faire rentrer les troupes dans leurs quartiers d’hiver, quand mardi dernier (le 10 octobre) je reçus votre premier message qui m’annonçait la présence d’une flotte anglaise dans le bas du fleuve. Aussi m’embarquai-je immédiatement. Le lendemain, je rencontrai votre second courrier vis-à-vis de Sorel. Les détails circonstanciés qu’il m’apportait ne me laissant plus aucun doute, je renvoyai le capitaine Ramsay auprès de M. de Callières[9], lui ordonnant de faire descendre ici les troupes et la majeure partie des milices. Je donnai les mêmes ordres en passant aux Trois-Rivières, et fis ensuite la plus grande diligence pour arriver ici.

— Les troupes de Montroyal et des Trois-Rivières, doivent-elles vous suivre de près, monsieur le comte ?

— J’espère qu’elles seront ici demain, pourvu, toutefois, qu’il ne leur arrive aucun accident qui les retarde. Car alors, tout serait fini ; c’est-à-dire qu’il nous faudra mourir, puisque nous sommes à peine, dans la ville, deux cents hommes en état de porter les armes.[10] Mais, n’importe, s’écria le noble vieillard en se levant dans un moment d’enthousiasme, nous périrons à notre poste, et le bruit de notre agonie traversant les mers, s’en ira dire à notre France que les frimas du Canada ne glacent point le sang de ses enfants.

Je puis compter sur tous ; et avec des officiers comme vous, Messieurs, les soldats ne peuvent qu’être braves.

Oh ! à propos, monsieur de Bienville, votre belle conduite à la baie d’Hudson, où vous vous êtes distingué comme volontaire, a attiré toute mon attention sur vous ; aussi laissez-moi vous récompenser, en quelque sorte, des services que vous y avez rendus à la France et au Canada, en vous nommant enseigne de la compagnie de marine commandée par votre frère M. de Maricourt. Monsieur l’enseigne, donnez-moi la main. Bien ! bien ! continua le comte qui sentit la main de François trembler d’émotion dans la sienne, et vit une larme glisser sur la joue brunie du jeune homme, vous êtes un noble cœur. Demain matin, vous recevrez votre brevet. Mais quel dommage que le brave d’Iberville ne soit pas ici ! la belle besogne que vous feriez tous ensemble, messieurs LeMoyne ![11]

— Mille fois merci de vos bontés pour mes frères et pour moi, monsieur le comte ! répliqua le jeune homme ; et, soyez certain que ma nouvelle épée ne se rouillera pas au fourreau.

— Oh ! je vous crois sans peine, reprit M. de Frontenac en souriant ; mais l’heure est avancée, et je voudrais faire une ronde de nuit afin de voir si toutes les gardes sont à leur poste. Venez-vous, monsieur le major ? Or çà, mon cher Bienville, n’oubliez pas que vous êtes mon hôte pendant toute la durée de votre séjour à Québec.

— J’accepte avec plaisir et reconnaissance, monsieur le comte ; cependant comme la soirée n’est pas encore terminée, j’ai envie d’aller serrer la main de mon ami le lieutenant d’Orsy.

— Ah ! ah ! je comprends ! C’est-à-dire, que vous voulez en même temps vous informer de la santé de mademoiselle sa sœur, et cela par vous-même. Elle est très-bien, cette enfant-là. Je vous en félicite d’autant plus sincèrement, qu’il paraît que vous lui faites un peu la cour. Mais, allons ! ne rougissez pas ainsi ; il n’y a rien que de très-louable en ce sentiment-là.

— Allez, Monsieur, ajouta le gouverneur d’un ton plus sérieux en sortant du château, et mettez à profit les quelques heures de répit que l’ennemi nous laisse ; car Dieu seul sait ce que l’Anglais et demain nous réservent. Au revoir !

— Au revoir et grand merci, monsieur le comte, dit François qui descendit à pas pressés l’éminence sur laquelle était assis le château, et se dirigea vers la rue Buade, tandis que le comte de Frontenac et le major Provost s’engageaient dans la rue Saint-Louis.

Ainsi que la nature à la veille des grandes crises, la ville, reposait silencieuse, et les volets de chaque habitation étaient clos de façon à ne laisser passer aucun jet de lumière, si lumière il y avait au dedans. Car on n’aurait pu dire si les habitants de la ville, sommeillaient, ou si le danger prochain qui s’annonçait menaçant les tenait éveillés.

Bienville, dont l’impatience paraissait croître à mesure qu’il avançait, doubla le pas, s’engagea bientôt et disparut dans l’ombre de la rue Buade dont les échos, subitement réveillés, semblaient reprocher à ce passant tardif d’oser troubler ainsi leur repos.


  1. Tel était le costume du temps chez les nobles et les gens d’épée. Voyez Monteil, « Histoire des Français des divers états » : on peut encore consulter le « Mercure Galant », les gravures et les romans de l’époque.
  2. Les collations sur l’herbe, dans les jardins et les grottes, étaient en grande vogue, en France, vers le milieu et la fin du dix-septième siècle. Voyez Monteil, le Grand d’Aussy et les mémoires de l’époque dont nous parlons.
  3. La dénomination de chacun de ces divers mets est très-exacte pour l’époque dont nous nous occupons. Nous avons suivi, à cet égard la partie de l’ouvrage de Monteil qui concerne le XVIIe siècle, et le Grand d’Aussy dans son histoire « de la vie privée des français. »
  4. La Hontan, lettre XX, 1691.
  5. Le chevalier de Vaudreuil était colonel des troupes.
  6. Historique.
  7. Aujourd’hui le lac Georges.
  8. Ce récit de l’expédition de Winthrop est rigoureusement historique.
  9. Alors gouverneur de Montréal.
  10. La Hontan Lettre XX, 1691.
  11. D’Iberville faisait, en ce moment-là, voile pour la France. Il revenait de la baie d’Hudson, et avait dessein de se rendre à Québec, lorsque, dans le golfe, il aperçut la flotte de Phips qui remontait le Saint-Laurent. Ce voisinage n’étant pas sûr, il vira de bord, et continua son voyage vers la mère-patrie.