François de Bienville/05

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 93-109).

CHAPITRE CINQUIÈME.



aux armes ! aux armes !


Le lendemain du jour où les évènements qui précèdent s’étaient accomplis, le chevalier de Vaudreuil, — on doit se souvenir que M. de Frontenac l’avait envoyé à l’Île d’Orléans — ayant apporté la nouvelle qu’un mouvement inusité se faisait sur la flotte, on s’attendit donc à la voir bientôt paraître. En effet, le seize au matin, c’était un lundi, on aperçut les premières voiles qui semblaient planer au loin sur la Pointe-Lévis.

La ville qui, jusqu’à ce moment, était demeurée assez tranquille, s’émut tout à coup ; et un sourd bourdonnement parcourant bientôt toutes les rues, fit sortir les citoyens de leurs maisons, tandis que les femmes effarées mettaient la tête aux fenêtres.

Puis, ce bourdonnement s’enfla, s’enfla et se fit dans un instant clameur immense, pendant que la voix des cloches sonnant à toute volée lançait l’alarme aux quatre coins du ciel.

Alors, tout se fit bruit, tout devint mouvement.

« Aux armes ! aux armes ! Voilà les Anglais ! » telles étaient cependant les notes dominantes de tout ce vacarme, pendant que le son aigu des clairons, appelant les soldats aux armes, éclatait de temps à autre en cris stridents et prolongés.

Les militaires couraient à leur poste, les bourgeois par les rues, et les femmes un peu partout, mais sans savoir où elles allaient.

Cependant les principaux citoyens s’étaient tout d’abord portés au château où M. de Frontenac entouré de son état-major se tenait sur la terrasse, laquelle était suspendue au-dessus du cap, pour examiner les mouvements de la flotte ennemie. Le gouverneur fit prier les notables de se rendre auprès de lui, et les ayant salués gravement, il braqua de nouveau une lunette de longue-vue, qu’il tenait à leur arrivée, sur la flotte dont les premiers vaisseaux débouchaient déjà dans le port.

— Monsieur de Bienville, dit bientôt le comte en se tournant vers celui-là qui, jusqu’à ce moment s’était quelque peu tenu en arrière, votre vue de jeune homme vaut mieux que la mienne ; indiquez-moi donc le nombre et la capacité des vaisseaux à mesure qu’ils apparaîtront.

En ce moment toutes les voiles étaient en vue.

— Les premiers sont des vaisseaux de haut-bord, répondit Bienville. L’amiral est en tête, et je crois qu’il se dispose à jeter l’ancre, vu qu’il serre déjà ses premières voiles.

— Est-ce bien l’amiral qui vient le premier ?

— Oui, monsieur le comte. Je reconnais parfaitement son pavillon qui flotte au grand mat. Je crois même qu’il a jeté son ancre, car il me semble que les voiles de perroquet battent les mats et que la frégate commence à éviter.

En effet la marée montante faisait déjà tourner le vaisseau amiral sur lui-même, et M. de Frontenac, à l’aide de sa longue-vue, put distinguer un groupe d’officiers qui se tenaient sur la poupe du navire commandé par Phips.

— Mais que font donc les plus petits bâtiments ? on dirait qu’ils veulent dépasser l’amiral.

— Ils rangent la côte de Beauport, monsieur le comte, afin, je suppose, de trouver moins d’eau pour leur ancrage.

Bienville ne se trompait pas ; car, les derniers, imitant la manœuvre de leurs aînés, avaient mouillé l’ancre près de la côte et commençaient à carguer leurs voiles.

— Combien sont-ils ? demanda froidement M. de Frontenac.

— Trente-quatre, monsieur le comte, dont, je crois, trois frégates et cinq corvettes qui tiennent le milieu du fleuve. Les autres, rangés près de la côte de Beauport, ne sont que des brigantins, des caiches, des barques et des flibots.

Suivirent quelques minutes de silence, durant lesquelles les yeux de ceux qui étaient sur la terrasse examinèrent avec anxiété les diverses manœuvres de la flotte anglaise.

Il était à peu près neuf heures et demie du matin lorsque la dernière voile disparut repliée sous ses cargues.

Alors Bienville s’écria tout à coup :

— Voyez vous ce canot qui se détache de l’amiral. Eh ! parbleu ! il doit y avoir un parlementaire à bord, car j’aperçois un pavillon blanc qui flotte à l’avant.

Dans ce cas, repartit aussitôt le gouverneur, il faut aller au devant de lui. Parlez-vous l’anglais, monsieur de Bienville.

— Je ne parle anglais qu’à coups d’épée, monsieur le comte. Mais voici mon ami M. d’Orsy à qui cette langue est familière, vu son séjour dans la Nouvelle-York.

— En effet, j’oubliais, reprit le gouverneur. Eh bien M. d’Orsy, vous allez accompagner M. de Bienville en qualité d’interprète. Quant à vous, monsieur de Bienville, descendez en grande hâte, à la basse ville et allez au devant de cet envoyé, avec une escorte de trois canots montés par quatre hommes chacun. Si le parlementaire demande à descendre à terre, bandez-lui les yeux, afin qu’il ne remarque rien de l’état précaire de la place. D’ailleurs, ayez pour lui tous les égards possibles. Allez !

Bienville et d’Orsy saluèrent le gouverneur pour le remercier de l’honneur qui leur était fait, sortirent du château et descendirent à grands pas la côte de la Montagne.

Bientôt quatre canots laissaient la terre et se portaient vivement à la rencontre de la chaloupe anglaise, poussés qu’ils étaient par de vigoureux rameurs.

Les cinq embarcations se joignirent au milieu du fleuve, à mi-chemin entre la terre et la flotte.

— Ohé ! du canot ! cria Bienville, quand il fut à portée de voix du parlementaire ; puis il fit arrêter ses embarcations.

Stop ! commanda l’officier anglais à ses hommes. Et l’on s’arrêta des deux côtés en s’observant d’un air menaçant.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda alors en anglais Louis d’Orsy à celui qui commandait la chaloupe ennemie.

— Je suis envoyé par l’amiral Sir William Phips, pour traiter de la reddition de la place avec votre gouverneur, répondit l’Anglais avec suffisance.

— Harthing ! grommela d’Orsy ; et il serra les mâchoires pour arrêter au passage un énergique juron qui lui montait à la bouche.

— D’Orsy ! murmura de son côté l’officier britannique.

— Que dit votre anglais ? demanda François de Bienville à son ami.

— Il vient prier le gouverneur de capituler !

Les Canadiens accueillirent ces paroles par un immense éclat de rire.

— D’Orsy les fit taire d’un regard, et s’adressant au parlementaire :

— Si vous voulez voir M. le comte de Frontenac, il faut vous soumettre à ses conditions qui sont, de vous bander les yeux pour vous conduire au château Saint-Louis, et de nous suivre à terre sans votre escorte.

À ces paroles, le rouge monta à la figure du lieutenant Harthing qui répondit avec un emportement mal contenu :

— Remarquez bien, monsieur d’Orsy, que je ne viens pas en espion !

— Les ordres de M. le comte de Frontenac sont formels, répliqua froidement d’Orsy, et monsieur Harthing est parfaitement libre de retourner à son bord si ces conditions lui déplaisent.

Harthing se mordit les lèvres, et après avoir réfléchi quelques instants :

— Sachez au moins que je représente une nation, et, qu’à ce titre ma personne est inviolable.

— Vous ne m’apprenez rien, monsieur, répondit d’Orsy, et je sais très-bien quels égards vous sont dus.

— C’est bon ! je vous suis, reprit flegmatiquement l’envoyé.

Bienville fit alors approcher son embarcation bord à bord avec la chaloupe anglaise, et Harthing prit place sur le canot canadien en ordonnant à ses gens d’attendre son retour.

Pendant les quelques instants qu’ils se trouvèrent côte à côte, les Canadiens et les Anglais se toisèrent d’un air fort peu bienveillant ; mais grâce à la présence de leurs officiers respectifs, pas un mot ne fut échangé, pas un geste ne trahit ce bouillonnement intérieur de vieilles haines nationales qui n’auraient pas mieux demandé que de se manifester activement.

— Nage à terre ! commanda Bienville à ses gens dont les rames mordirent la vague.

— J’en suis bien fâché, monsieur, dit d’Orsy au lieutenant anglais, mais ma consigne est de vous bander les yeux.

— Faites.

Au bout de dix minutes les quatre canots accostaient la levée aujourd’hui nommée quai de la Reine.

M. de Frontenac n’avait cependant pas perdu son temps dans l’inaction. Chez cet homme énergique les idées décisives ne se faisaient point attendre ; à peine convoquées, elles arrivaient vigoureuses, sages et hardies, et l’action suivait chez lui la pensée de si près qu’elles ne faisaient, pour ainsi parler, qu’un tout.

Bienville et d’Orsy avaient à peine mis pied dans le canot qui les devait conduire audevant du parlementaire, que déjà le gouverneur avait donné les ordres suivants aux officiers qui l’entouraient.

Il enjoignit d’abord à M. LeMoyne de Maricourt, frère de François de Bienville, d’aller prendre position à la basse ville, avec la compagnie qu’il commandait, sur la plate-forme défendue par trois pièces de canon. M. de Maricourt était arrivé de Montréal avec son frère, M. LeMoyne de Sainte-Hélène, durant la nuit précédente, apportant la nouvelle que les troupes de cette ville ne tarderaient pas d’arriver. M. de Sainte-Hélène devait occuper un autre quai fortifié à la ville basse, avec le détachement dont il venait d’être fait capitaine. Puis, afin de tromper le parlementaire sur l’état de la place, vu que les troupes de Montréal et des Trois-Rivières n’étaient pas encore arrivées, ordre fut donné aux seuls trois cents hommes en état de combattre qui se trouvaient alors dans la ville, de faire un grand bruit d’armes sur le passage de l’envoyé de Phips. Pour ajouter à l’illusion du parlementaire qui n’y verrait rien au travers de son bandeau, le major Provost devait disséminer les troupes en différents endroits et les faire manœuvrer bruyamment par toutes les rues de la ville.

Les ordres du comte furent si bien exécutés que les premiers sons qui frappèrent l’oreille du lieutenant Harthing quand il mit le pied sur la levée, ne laissèrent pas que de l’étonner ; car les Anglais croyaient, et non sans raison, la ville hors d’état de se défendre. Quelques artilleurs traînaient lourdement les pièces. D’autres roulaient des projectiles à quelques pouces de ses pieds ou faisaient cliqueter leurs épées à ses oreilles.

— Fanfaronnades que tout cela, se dit Harthing.

Mais il n’était pas à bout de mystifications.

D’après l’ordre du gouverneur, on lui fit faire les plus longs détours, le ramenant souvent au même point de départ, et toujours avec un grand bruit d’armes.[1]

Harthing atteignit ainsi le pied de la côte de la Montagne ; mais ici ce fut bien pis encore. J’ai déjà dit que la montée du port à la haute ville était barricadée par trois retranchements formés de chaînes et de tonneaux remplis de terre et de pierre. Aussi l’Anglais trébuchait-il à chaque instant. Ici un tonneau lui barrait le passage, là il serait infailliblement tombé sur un amas de pierres, sans la précaution que ses guides avaient de le soutenir ; plus loin une chaîne tendue bien raide heurtait ses tibias.

— Diables de Français ! grommelait-il.

Il parvint enfin à la haute ville. Mais bien loin de le conduire directement au château, ses guides s’engagèrent avec lui dans la rue Buade, en se dirigeant vers la grande place. En ce moment une compagnie d’infanterie les dépassa au pas de course ; les trente hommes qui la composaient frappaient si bien du talon, que notre Anglais crut qu’il y en avait au moins deux cents.

Il n’y eut pas jusqu’aux femmes qui ne s’avisèrent de mystifier le pauvre envoyé. La sœur Juchereau de St. Ignace rapporte, dans l’Histoire de l’Hôtel-Dieu, que les dames de Québec assaillirent de quolibets le parlementaire ahuri, et qu’elles l’appelèrent colin-maillard, à cause du bandeau qui l’empêchait de voir.

Cependant Marie-Louise d’Orsy s’était mise à sa fenêtre dès le commencement du vacarme qui régnait dans la ville. Voyant approcher plusieurs militaires qui entouraient un officier anglais dont les yeux étaient bandés, la curieuse jeune fille mit la tête hors de la croisée pour pénétrer ce mystère.

Harthing n’était en ce moment qu’à quelques pas de la maison, et toujours escorté par MM. de Bienville et d’Orsy.

L’attention de Marie-Louise se trouvait tellement concentrée sur l’homme au bandeau qu’elle ne remarqua pas d’abord son fiancé qui lui envoyait le plus gracieux des saluts. Son regard s’attachait à la figure de l’étranger à mesure qu’il approchait. Lorsqu’il passa devant sa fenêtre, les yeux de la jeune fille devinrent d’une fixité étrange ; puis elle pâlit, et se rejeta brusquement en arrière en poussant un cri qu’on entendit de la rue.

— Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? lui dit aussitôt la vieille Marthe, sa servante, qui se trouvait auprès d’elle.

— Mon Dieu ! c’est lui ! je l’ai reconnu ! répondit Marie-Louise dont la pâleur devint encore plus prononcée.

— Qui donc, mademoiselle ?

— Harthing ! Marthe, Harthing !

— L’Anglais !…

— Oui. Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle en fondant en larmes, faites, je vous prie, que ce pressentiment soit menteur ! Mais quand j’ai vu cet homme près de mon fiancé, mon cœur s’est serré, Marthe, et il m’a semblé voir un nuage de sang qui passait entre eux ! Mon Dieu ! mon Dieu !

Et ses sanglots de redoubler.

Le premier mouvement de l’officier anglais, lorsqu’il entendit le cri poussé par la jeune fille, fut de porter la main au bandeau qui l’empêchait de voir ; mais d’Orsy, prompt comme l’éclair, arrêta son bras à moitié chemin, et lui dit d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme.

— Monsieur Harthing, n’oubliez pas les conditions auxquelles vous vous êtes soumis.

L’Anglais laissa retomber son bras.

Oh ! s’il eût pu s’imaginer qu’il venait de passer à trois pas de cette demeure qu’il brûlait de connaître !

Ce n’était pourtant que dans le but d’apercevoir l’habitation de Mlle d’Orsy qu’il avait sollicité, puis obtenu d’être envoyé comme parlementaire. Et dire qu’il lui fallait parcourir la ville sans rien y voir !

Au cri jeté par son amante, Bienville avait fait un pas rétrograde ; mais d’Orsy rappela son ami près de lui d’un regard si impératif, que le pauvre amoureux ne put s’empêcher d’obéir, tout en se demandant s’il ne rêvait pas, et quelle pouvait être la cause de ce drame muet dont il venait d’être le témoin.

Harthing et son escorte continuait cependant leur marche.

Quand ils arrivèrent sur « la grande place, » aujourd’hui le marché, trois compagnies y paradaient, tambours et fifres en tête.

— Ces démons-là sortent donc de terre ! se dit Harthing ; on nous assurait pourtant que la ville était complètement dépourvue de garnison.

Après maints détours, après mille circuits pour dépister notre homme, après l’avoir laissé se heurter plusieurs fois sur les quelques chaînes dont on avait barré les rues principales, l’escorte du parlementaire prit enfin le chemin du château.[2]

M. de Frontenac y attendait l’envoyé de Phips dans la grande salle, avec les officiers qui se trouvaient alors à Québec, et les gentilshommes des environs, que la première nouvelle du danger avait amenés auprès de lui.

Aussi, rien ne saurait peindre la surprise du parlementaire lorsque le bandeau tomba de ses yeux, et qu’il se trouva en si nombreuse et surtout en si bonne compagnie.

Ils étaient en effet dignes en tous points de figurer à côté de leur chef, ces braves gentilshommes qui n’attendaient qu’un mot de sa part pour sauver leur patrie d’adoption, ou mourir comme on mourait alors, le mousquet ou l’épée à la main.

Auprès du comte de Frontenac, dont l’extérieur digne et noble en imposait tant à ceux qui rapprochaient, venaient : d’abord le chevalier de Vaudreuil, le sieur Juchereau de Saint-Denis[3] dont la belle conduite durant ce siège lui devait mériter des lettres d’anoblissements, M. LeMoyne de Sainte-Hélène que la mort allait bientôt frapper au champ des braves, ses dignes frères MM. de Bienville et de Maricourt, et le major Provost que le lecteur connaît déjà.

Vous auriez pu voir encore M. de la Touche, fils du Seigneur de Champlain et le chevalier de Clermont, qui tombèrent glorieusement tous deux sur le champ d’honneur trois jours plus tard.

Il y avait enfin les de St. Ours, les Linctôt, les Couillard, les Boucher, les d’Ailleboust, les Chambly, les Dugué, les d’Arpentigny, les Tilly, les Baby, les de Lotbinière, et maints autres nobles gens d’épée qui moururent presque tous dans les fréquents combats de ces temps chevaleresques dont les annales font aujourd’hui notre orgueil et notre gloire.

Harthing qui s’était cependant remis de sa surprise première, s’avança le front haut vers le gouverneur qu’il n’avait pas eu de peine à reconnaître au milieu de son état-major, tant l’habitude du commandement finit par laisser des traces sur la figure d’un vieil officier. Et, tendant un parchemin au comte, il lui dit en anglais avec aplomb.

— Voici la sommation par écrit que mon commandant l’amiral Sir William Phips vous envoie.

— Monsieur d’Orsy, dit le gouverneur qui, sans toucher au parchemin, garda son poing gauche sur la hanche, à la royale, et demeura le front ombragé de son large chapeau d’où jaillissait une gerbe de plumes blanches, veuillez prendre cet écrit et nous en traduire à haute voix la teneur.

D’Orsy prit le papier des mains du parlementaire et en traduisit le contenu à voix haute.

Un religieux silence règne dans la grande salle pendant cette lecture, silence à peine interrompu par le cliquetis des fourreaux d’épées qui heurtent le parquet, par suite de quelques mouvements nerveux de ceux qui les portent. Car elle est des plus propres à agacer les nerfs cette sommation de l’amiral anglais.

Phips accusait d’abord les Français de souffler la discorde en Amérique, témoin les hostilités qu’ils avaient commencées l’hiver précédent en la colonie de Boston, et sur plusieurs points des frontières. Les colons anglais craignant justement tout de gens qui les attaquaient en traîtres comme ils avaient fait à Schenectady, voulaient mettre fin à cette guerre de guets-apens, d’embuches et de massacres qui désolaient depuis trop longtemps le continent américain.

En conséquence, l’amiral Phips, venu au nom du roi Guillaume et de la reine Marie, sommait les français d’avoir à rendre tous leurs forteresses et châteaux-forts, avec armes et munitions, enfin à se remettre eux-mêmes et leurs biens en la bonne disposition de l’amiral anglais vainqueur des acadiens.

« Ce que faisant, » ajoutait la sommation de Phips, je vous pardonnerai en bon chrétien, ainsi qu’il sera jugé à propos pour le service de leurs Majestés et la sûreté de leurs sujets. »

À mesure que M. d’Orsy traduisait cette impertinente sommation, le rouge montait progressivement à la figure des Canadiens. Lorsqu’il en vint à l’accusation de traîtres que Phips lançait aux colons de la Nouvelle-France, un sourd murmure d’imprécations circula dans l’assemblée, pareil à ces bruits étranges qu’on entend dans nos forêts à la veille d’un orage. Mais quand il s’agit de reddition et du pardon de l’amiral, la voix de l’interprète fut couverte un moment par les menaces bruyantes qui grondaient de toutes parts.

— Pendons l’envoyé ! s’écria même M. de Valrennes d’une voix vibrante qui domina toutes les autres.

Harthing comprenait bien le français ; mais il n’en avait voulu jusque là rien laisser paraître ; aussi pâlit-il un peu quand il entendit cette voix qui demandait sa pendaison.

Mais il eut honte de laisser percer quelque crainte, et, tirant sa montre d’une main qu’il eût pourtant voulu être plus ferme, il dit que dans une heure, au plus, l’amiral désirait avoir une réponse positive.

Comme les murmures de ses officiers irrités devenaient de plus en plus prononcés, M. de Frontenac promena son regard fier et calme sur l’assemblée, et ces grondements s’éteignirent aussitôt.

Se tournant ensuite vers le parlementaire qui s’était entièrement remis :

« Monsieur, lui dit-il avec dignité, vous nous avez laissé voir, il n’y a qu’un instant, que vous entendez parfaitement le français, veuillez donc transmettre à votre amiral ce que je vais vous dire.

« D’abord, sachez que je ne reconnais nullement Guillaume, prince d’Orange, pour roi de la Grande Bretagne ; il n’est à mes yeux qu’un lâche usurpateur qui a foulé aux pieds les droits les plus saints en jetant à bas du trône son beau-frère Jacques II dont il a pris la place. Je n’ai donc rien à démêler avec lui.

« Quant aux accusations dont vous nous gratifiez si légèrement, laissez-moi vous dire que vous les méritez bien plus que nous. Quelle est en effet la cause qui m’a fait ordonner l’expédition de Corlar[4] dont la réussite vous a causé tant d’émoi ? Rappelez-vous, monsieur, cet odieux massacre de Lachine dont vous fûtes les instigateurs. Comment appeler l’acte de gens qui, semblant craindre de faire la guerre à leurs propres frais et périls, soudoient ces cruels enfants des bois qui méconnaissent tout droit des gens, et se réjouissent ensuite à huis-clos des cruautés auxquelles ils paraissent étrangers mais dont ils sont pourtant bien les auteurs ?

« La destruction de Corlar n’a été qu’une légitime représaille de cette œuvre ténébreuse et sanglante de Lachine, à tout jamais marquée du sceau de l’Angleterre. La postérité, j’en suis sûr, comprendra la dure nécessité du sang versé par nous dans la Nouvelle-Angleterre, mais elle flétrira, de toute son indignation la lâcheté des fauteurs du massacre de Lachine.

« Quant à accepter les conditions par trop humiliantes que nous offre si peu courtoisement Sir William Phips, quant à nous rendre, en un mot, croyez-vous que si j’inclinais à le faire, tant de braves gens ne s’y opposeraient pas ?

« Vous avez ouï les murmures d’indignation que votre arrogante sommation a soulevée autour de moi ; eh bien ! sachez que ces sentiments sont communs à tous nos gentilshommes ainsi qu’au dernier de nos paysans.

« Enfin, quand même les conditions que vous nous offrez seraient plus douces et courtoises, croiriez-vous par hazard que nous voudrions nous y fier ? Pensez-vous, monsieur que la parole d’un homme qui n’a pas rougi de violer la capitulation de Port-Royal, soit de bon aloi sur le sol canadien ?

« Détrompez-vous alors, et allez dire à votre maître qu’il n’est à mes yeux qu’un rebelle, puisqu’il a manqué à la foi qu’il devait à Jacques II, son roi légitime, et qu’au nom de Louis-le-Grand, roi de France, je méprise l’insolent défi que votre amiral n’a pas craint de m’envoyer. »

Harting restait confus et humilié par la rude réponse du gouverneur à laquelle il ne s’attendait guère. Il semblait un enfant rougissant d’une verte semonce justement méritée. Mais comme il n’aurait pas été prudent pour lui de transmettre, mot pour mot, à Sir William, les paroles du gouverneur, il demanda une réponse écrite.

— Allez ! lui dit le comte de Frontenac dont l’indignation si longtemps contenue se faisait jour enfin, « allez ! Je vais répondre à votre maître par la bouche de mes canons ! Qu’il apprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on fait sommer un homme comme moi ! » [5]

— Messieurs de Bienville et d’Orsy, dit-il ensuite à ceux-ci, reconduisez monsieur avec les mêmes égards et les mêmes précautions qui ont accompagné sa descente à terre.

Quand il entendit prononcer le nom de Bienville, Harthing lança un regard haineux à ce dernier. Dent-de-Loup, qui lui-même tenait ce renseignement de Boisdon, lui avait appris que François était le fiancé de Marie-Louise.

Une demi-heure plus tard, Harthing rejoignait de nouveau sa chaloupe, après avoir toutefois circulé à satiété, parmi les chausse-trapes et les chevaux de frise qui semblaient naître sous ses pas.

— Au revoir, d’Orsy, grommela l’anglais hors de lui, en mettant le pied sur son embarcation. Et son regard acéré alla tâter celui de Bienville, qu’il rencontra prêt à la riposte.

— À bientôt, monsieur Harthing, répondit courtoisement le jeune d’Orsy qui salua le parlementaire et lui tourna le dos pour revenir à la ville.

— Cet anglais ne me plaît pas du tout, dit alors Bienville à son ami.

— Peut-être te plaira-t-il encore moins, quand tu sauras qu’il est la cause du cri que ma sœur a jeté tantôt en le voyant.

Oh ! enfin ! enfin ! dis-moi par quelle fatalité cet homme… ?

— Mystère ! pour le moment, mystère ! interrompit d’Orsy. Et d’un bond, il s’élança sur la levée que son canot venait d’accoster.


  1. « Les troupes faisaient pendant ce temps un grand bruit avec les armes et les canons, pour augmenter encore la confusion du parlementaire, car les Anglais croyaient la ville désarmée et hors d’état de se défendre. » M. Garneau, 3e  éd : tome I, p. 319. Voir aussi « l’Histoire de l’Hôtel-Dieu » par la sœur Françoise Juchereau de St. Ignace.
  2. « Cet officier (le parlementaire) fut reçu sur le rivage ; on lui banda les yeux, et, avant de le conduire au château, on le promena longtemps autour de la ville, comme si l’on avait circulé parmi des chausse-trapes, des chevaux de frise et des retranchements. » M. Garneau, 3e  édit : tome I, page 319.
  3. Il était l’ancêtre des Duchesnay.
  4. Les français appelaient ainsi Schenectady, du nom de son fondateur.
  5. Historique.