François de Bienville/06

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 110-121).

CHAPITRE SIXIÈME.



le trophée.


Lorsque MM. de Bienville et d’Orsy abordèrent le quai de la Reine, l’animation bruyante, qui régnait dans la ville quand nos deux amis l’avaient laissée pour la seconde fois, avait presque complètement cessé.

Et cependant ce silence succédant tout à coup au tumulte qui l’avait précédé, avait quelque chose d’extraordinaire qui se peut comparer à ce calme plat que l’on voit soudainement survenir entre deux tourmentes.

D’après les ordres du gouverneur, toutes les troupes et les milices disponibles en ce moment, étaient échelonnées sur les remparts où les soldats, le mousquet au poing, devaient se tenir prêts à toute éventualité.

On se souvient que le major Provost avait, en l’absence du comte de Frontenac, disposé trois batteries de canons à la haute ville ; la première, composée de huit pièces, était placée, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui le jardin du vieux château ; trois autres canons étaient montés auprès d’un moulin à vent sur le Mont-Carmel ; on avait enfin pointé quelques petites pièces au-dessus de la rue Sault-au-Matelot, à l’endroit même où l’on voit aujourd’hui la grande batterie.

Cette artillerie était servie par des canonniers de l’armée régulière.

Les deux autres batteries, chacune de trois canons, que l’on avait établies à la basse ville, était confiées à deux compagnies de la marine commandées par Paul LeMoyne de Maricourt et par Jacques LeMoyne de Sainte-Hélène. Et certes, elles étaient entre bonnes mains, puisque MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène passaient pour les meilleurs canonniers pointeurs de la colonie.

François LeMoyne de Bienville et Louis d’Orsy servant tous deux dans la compagnie commandée par M. de Maricourt, se trouvaient donc rendus à leur poste lorsqu’ils mirent le pied sur la levée où nous avons vu accoster leur canot.

Les pièces étaient déjà chargées, et l’on n’attendait plus pour faire feu que le premier coup de canon qui devait partir de la haute ville.

— Vous arrivez à temps, messieurs, dit alors le sieur de Maricourt à son frère et à Louis d’Orsy ; car je viens de parier avec le chevalier de Clermont[1] que j’abats le pavillon de l’amiral des trois premiers coups que je tire sur l’ennemi. Le chevalier prétend que le vaisseau de Phips se trouve hors de la portée d’une pièce de vingt-quatre. Qu’en dis-tu Bienville ?

Celui-ci mesura du regard l’espace libre qu’il y avait entre la flotte et le quai, puis, se retournant vers son frère

— Je soutiens ton pari contre le chevalier de Clermont.

— Vraiment. Bienville ! fit celui-là.

— Oui chevalier.

— Bien que l’habileté de notre commandant comme artilleur me soit connue, je ne crois pas qu’un boulet de vingt-quatre puisse atteindre sûrement le but que vous lui donnez.

— Vous pourriez bien vous tromper.

— Parbleu ! je le souhaite, mais je tiens à mon opinion.

— Fort bien ! chevalier. Mais moi je parie toujours pour mon frère. Bien plus, la marée monte ; or je m’engage à aller chercher à la nage ce pavillon anglais qui flottera sur les eaux avant un quart d’heure.

— Ah ! Bienville, si je ne savais pas que la forfanterie est aussi loin de votre cœur que le courage en est proche, je croirais cette offre-là fort peu hasardée. Qu’en dois-je donc conclure ?

— Ce que vous en devez conclure, mille bombes ! s’écria Bienville piqué au vif, c’est que nous voulons montrer aux Anglais, mon frère et moi, quels sont les gens qu’ils viennent attaquer. Tiens-tu pour moi, d’Orsy ?

— Certes ! répondit celui-ci, le beau moment pour reculer !

— Pardonnez-moi, Bienville, reprit alors le chevalier de Clermont en tendant la main à son compagnon d’armes. Mordiable ! votre projet de bain glacé me sourit assez, et je vous demande sérieusement la faveur d’être de la partie.

— Oh ! bien volontiers ! d’ailleurs la baignoire est assez grande pour nous trois.

M. de Maricourt venait cependant de pointer lui-même sa dernière pièce, lorsqu’une forte détonation qui partait de la cime du cap, fit lever la tête aux artilleurs.

— Le signal ! s’écria Bienville.

Haut la mèche ! haut le bras ! commanda Maricourt.

Trois artilleurs rapprochèrent de leur pièce respective les étoupilles allumées.

— Première pièce ! feu ! cria le commandant.

Un long jet de flamme jaillit de la gueule du premier canon qui, en reculant, parut se cabrer d’aise de montrer enfin sa grosse voix.

Les officiers qui avaient eu soin de se tenir en dehors du nuage de fumée que devait produire l’embrasement du salpêtre, avaient les yeux rivés sur le vaisseau amiral.

— Bien visé, Maricourt ! s’écria Bienville ; le projectile a coupé les haubans de bâbord du dernier hunier, quelques pieds plus bas que le pavillon.

— Voyons ce que fera le second, dit le commandant qui ordonna le feu d’une autre pièce.

— Très-bien ! exclama de nouveau Bienville, le bois est entamé, cette fois ! Bas les habits, d’Orsy.

— Eh ! corbleu ! Bienville, oublies-tu que j’en suis, repartit le chevalier de Clermont en ôtant son justaucorps.

Le troisième coup de feu couvrit sa voix.

— Bravo ! bravo ! s’écria Bienville en applaudissant de la voix et des mains. Voyez un peu maintenant, chevalier.

Le projectile avait porté en plein bois, fracassant le mat et hachant les haubans de tribord.

Alors une immense acclamation roula sur les flancs du cap, car le pavillon de l’amiral, dépourvu d’appui, venait de tomber sur les eaux du fleuve, entraînant sa drisse avec lui.[2]

Et les détonations se succédèrent sans interruption sur les remparts et les quais.

Cependant d’Orsy, Bienville et Clermont, en simple costume natatoire, se tenaient sur le bord de la levée, prêts à sauter dans le fleuve aussitôt que le pavillon serait en vue.

Bienville fut le premier à l’apercevoir.

— En avant, messieurs, dit-il en piquant une tête dans le Saint-Laurent.

Les trois plongeons n’en firent qu’un, puis la tête des nageurs reparut ruisselante hors de l’eau.

— Brrrrrr ! fit d’Orsy en secouant la tête, froide en diable cette eau-là !

— J’ai vu mieux que ça,… à la Baie-d’Hudson… le printemps dernier, dit Bienville qui, nageur émérite, avait déjà quelques pieds d’avance sur ses compagnons. Il nous fallait… emporter un petit fort… dont nous étions séparés… par une rivière… de deux arpents… de large… Mais nous avions compté… sans la fonte des neiges… et l’inondation… La rivière coulait… à pleins bords… quand nous y arrivâmes… Vingt-deux hommes seulement… savaient nager dans ma compagnie… Cinquante Anglais… nous attendaient de l’autre côté… N’importe, je donnai… le signal et l’exemple… et houp ! en avant !… nous y étions… Diable d’eau !… qu’elle était froide !… Elle aurait gelé celle-ci.

— Et vos Anglais ? demanda Louis d’Orsy qui suivait son ami de près.

— Bah ! repartit Bienville en se tournant sur le dos pour faire la planche, afin de permettre à Clermont, qui tirait de l’arrière, de le rejoindre, bah ! nous en eûmes… bientôt raison. Allons ! chevalier, arrivez donc… Êtes-vous engourdi ?

— Depuis que j’ai reçu… certain coup… de tomahawk… sur la jambe gauche,… je nage… avec peine.

— Dans ce cas… retournez à terre.

— Bienville… vous voulez me rendre… la monnaie de ma pièce… de tantôt… Il est vrai que vous êtes… dans votre droit… En avant !… messieurs… en avant !

Et les trois nageurs qui se trouvaient alors vis-à-vis de l’ancienne douane, mais à dix arpents de terre, piquèrent au large vers le pavillon. Ce dernier était encore à huit cents pieds plus bas ; mais la marée montante l’entraînait vers les trois gentilshommes.

À cet instant, ils virent jaillir l’eau en plusieurs endroits dans les environs du pavillon que le flux leur apportait, et plusieurs fortes détonations parties de la flotte leur firent lever la tête.

D’autres décharges succédèrent aux premières et quelques projectiles vinrent, en hurlant, tomber auprès des trois amis.

— Parbleu ! dit alors François de Bienville avec un admirable sang-froid, il paraît que… nous allons au feu dans l’eau… Mais ces messieurs…

Un boulet qui vint s’engloutir à dix pieds de lui et le couvrit d’eau en tombant, lui coupa la parole.

— Ces messieurs… nous prennent décidément… pour des cibles… puisqu’ils tirent à côté, continua-t-il, comme si de rien n’était.

Le pavillon flottait alors à quelques cinquante pieds en avant.

Bienville redouble de vigueur tandis que balles et boulets pleuvent autour de lui. Quelques brasses énergiques l’amènent enfin près du pavillon qui tient encore au tronçon du mat coupé par le boulet de Maricourt.

Appuyant alors ses deux mains sur ce dernier débris, et sortant hors de l’eau son buste qui ruisselle :

— Vive la Nouvelle-France ! crie Bienville aux Anglais de toute la force de ses poumons.

Et trois fois ce cri de victoire s’en va déchirer l’oreille de l’amiral qui rugit sur son banc de quart.

— Feu partout sur ces démons ! s’écrie Phips d’une voix étranglée par la rage.

Un réseau de flamme et de fumée enveloppe un instant le gaillard d’arrière du vaisseau amiral qui ne peut faire feu des deux côtés de ses sabords, vu la position que lui donne le flot.

Quelques projectiles passent en miaulant près de Bienville, qui a pris soin de rentrer dans l’eau jusqu’au cou, après avoir jeté ses trois défis. Une balle vient même couper la drisse qui rattache le mat au pavillon.

Ça me va, murmura François, car j’avais oublié mon couteau. Merci, messieurs, dit-il en tournant le dos aux Anglais. Puis, il saisit le pavillon avec ses dents et l’entraîne à la remorque.

Bienville avait cependant perdu ses amis de vue depuis quelques minutes, et, lorsqu’il les rejoignit, sur son retour, il s’aperçut que d’Orsy soutenait le chevalier.

— Diable ! êtes-vous blessé, Clermont ? lui dit aussitôt François en voyant une teinte rougeâtre colorer l’eau près du premier.

— Ne m’en parlez pas, Bienville,… ces mécréants m’ont… entamé la jambe droite… justement la meilleure, les chiens !

— Es-tu fatigué,… d’Orsy ? demanda Bienville.

— Pas le moins du monde…

— Dans ce cas… continue de nager… à droite de notre ami ; je vais en faire autant… à sa gauche… pour le soutenir aussi.

— Messieurs, repartit alors le chevalier de Clermont, j’ai bien peur… que vous ne puissiez pas… gagner terre… en me soutenant ainsi… Laissez-moi donc… m’en tirer seul… Bah ! en supposant… que je périsse… un jour plus tôt,… un jour plus tard… cela ne fait rien.

— Or çà, chevalier, répliqua Bienville, pour qui nous prenez-vous donc ? Allons ! laissez-nous faire… et tout ira bien.

Et ils continuèrent d’avancer vers la terre, tout en entendant passer des projectiles autour d’eux.

Les artilleurs de la ville ne restaient cependant pas inactifs, et pour protéger la retraite des trois braves, ils nourrissaient un feu d’enfer entre eux et la flotte ennemie ; ce qui eut pour effet d’empêcher les Anglais de mettre leurs chaloupes à l’eau, et de poursuivre les trois Canadiens.

Mais ceux-ci avançaient lentement ; car M. de Clermont, dont la blessure n’était pas grave, mais qui pourtant perdait beaucoup de sang, ne pouvait presque pas s’aider à nager.

— Soyez raisonnables,… mes chers amis, dit-il bientôt. Laissez-moi,… je vais faire la planche… Peut-être la marée… me portera-t-elle… à terre… et…

— Dieu me pardonne ! chevalier,… mais vous divaguez… Allons ! courage, ami,… voici qu’on vient à nous.

En effet, des chaloupes, que M. de Maricourt envoyait pour les recueillir, accouraient à force de rames.

Et quelques minutes plus tard, les trois nageurs étaient hissés sur la première embarcation venue, par dix bras empressés.

M. LeMoyne de Maricourt ayant eu la prévoyance d’envoyer leurs habits aux jeunes gens, ceux-ci n’eurent pas le temps de frissonner sous la froide haleine d’une brise de nord-est qui s’élevait en ce moment.

— Ouf ! les dents me font mal, car le pavillon était lourd à traîner, dit Bienville en reprenant haleine.

— C’est qu’il est chargé de gloire, repartit d’Orsy.

— Sans vous, messieurs, j’allais sombrer, dit Clermont. Aussi entre nous est-ce désormais à la vie et à la mort.

— Êtes-vous blessé gravement, lui demanda Bienville avec intérêt.

— Non, je n’ai qu’un lambeau de chair de parti, mais j’ai perdu beaucoup de sang ; ce qui ne m’empêchera pourtant pas de faire le coup de feu demain.

Le canot monté par Bienville et d’Orsy touchait en ce moment la levée.

Ici une véritable ovation attendait les trois braves. Car à peine eurent-ils mis pied à terre, que vingt robustes gaillards les enlevèrent du sol pour les porter à la haute ville. Clermont eut beau se défendre sur sa blessure, rien n’y fit ; et après avoir bandé sa jambe, tant bien que mal, il lui fallut suivre ses amis à la hauteur de leur triomphe. Et les enthousiastes porteurs se dirigèrent en acclamant vers la côte de la Montagne.

Le véritable triomphateur était cependant François Bienville. Fièrement drapé dans le pavillon anglais, les bras croisés sur sa forte poitrine, il semblait se dire que ces honneurs ne lui étaient que justement dus. Aussi jetait-il un regard assez calme sur la foule de militaires, de bourgeois, de femmes et d’enfants, qui se pressaient sur son passage en le saluant de mille joyeux vivat. Car le Français brave et glorieux par excellence, n’est jamais étonné des honneurs de la victoire.

À l’entrée de la rue Buade, M. de Frontenac, qu’on avait mis au courant des hauts faits des trois Canadiens, s’en vint au devant d’eux.

— Bien ! messieurs ! très-bien ! s’écria le gouverneur en les apercevant. Ces Anglais fussent-ils dix mille, avec cinq cents hommes comme vous à mes côtés, je ne les crains pas.

— Vive monsieur le comte ! Vive Bienville ! Vive la France ! vociféra la foule qui encombrait la place.

Bienville détourna la tête pour cacher l’émotion qui le gagnait. Il aperçut alors, Marie-Louise qui le regardait de sa fenêtre ; elle applaudissait de ses mains mignonnes, tandis que deux larmes de bonheur glissaient sur ses joues rosées.

Ces doux pleurs de sa fiancée lui allèrent au cœur, et, saisi d’une indicible émotion, il déroula vivement le drapeau qu’il avait négligemment jeté autour de son buste ; et, se levant debout sur les épaules de ses porteurs, il agita son glorieux trophée sur la foule qui ondoyait à ses pieds, en criant d’une voix tonnante :

— Vive la France ! et mort à l’Anglais !

Le peuple répondit par un écho terrible qui s’en alla s’éteindre sur la flotte ennemie.

Le cortège continua sa marche vers la « grande église. » Bourgeois et soldats, enfants, femmes et vieillards, tous, tant qu’ils purent, entrèrent dans la cathédrale à la voûte de laquelle on suspendit le glorieux trophée.[3]

Et les prières ardentes de tous ces hommes de foi, montèrent des dalles et des parvis vers l’Éternel qui ouït aussitôt la voix suppliante d’un peuple héroïque.

En effet, à peine François de Bienville et ses deux compagnons, ils avaient enfin repris pied sur le sol, sortaient-ils de la cathédrale, que le bruit mat de plusieurs tambours battant aux champs se fit entendre.

D’abord éloignés, ces sons qui viennent des plaines semblent se rapprocher.

On court vers la rue Saint-Louis, et les vivats d’ébranler de nouveau les airs en joyeuses acclamations.

M. de Callières entrait dans la ville à la tête de huit cents hommes du « gouvernement de Montréal. » Craignant d’être surpris sur le fleuve par quelque vaisseau anglais, M. de Callières, avait, la nuit précédente, fait débarquer ses troupes à la Pointe-aux-Trembles ; et le reste du trajet s’était fait à pied.

Bienville et d’Orsy, avant de retourner à leur poste auprès de M. de Maricourt — Clermont était allé faire panser sa blessure — purent voir les nouveaux venus qui semblaient des plus joyeux d’arriver.

— Quel dommage, s’il n’était rien resté pour nous ! disaient entre eux les gens de Montréal en défilant par la rue Saint-Louis. Mais, Dieu merci, les violons seuls ont commencé à jouer ; nous serons donc à temps pour la danse ! bravo !


  1. Le chevalier de Clermont se tenait sur le quai comme spectateur et volontaire, la compagnie dont il était lieutenant n’étant pas encore arrivée de Montréal.
  2. « M. de Maricourt abattit avec un boulet le pavillon de l’amiral. » Hist. de l’Hôtel-Dieu.
  3. « Les batteries de la basse ville ouvrirent le feu bientôt après. Les premiers coups abattirent le pavillon de Phips ; des canadiens allèrent l’enlever à la nage, malgré un feu très-vif dirigé sur eux de la flotte. Ce drapeau a resté suspendu à la voûte de la cathédrale de Québec, jusqu’à l’incendie de cette église pendant le siège de 1759. » M. Garneau, 3e  édit : tome I, page 320.