François de Bienville/19

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 275-279).

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.



miseremini.


On prévint, ce jour-là, MM. de Longueuil, de Maricourt et de Bienville que leur frère Sainte-Hélène, resté à l’Hôtel-Dieu, empirait à vue d’œil, et que même les chirurgiens venaient de le condamner. Les trois gentilshommes qui allaient s’embarquer pour Montréal se décidèrent à rester à Québec. Seulement, ils chargèrent quelques-uns de leurs amis de Montréal d’en avertir la famille LeMoyne.

Considérée peu dangereuse d’abord, la blessure de M. de Sainte-Hélène s’était envenimée peu à peu, précisément par le manque de soin qu’il y avait apporté pour l’avoir regardée comme n’étant pas grave. Le bruit courut, dans le temps, que sa blessure était empoisonnée. Mais Charlevoix, qui mentionne cette rumeur, paraît n’y ajouter aucune foi. Il dit que ce fut plutôt pour avoir négligé les prescriptions des chirurgiens que M. de Sainte-Hélène ne put guérir.

Il mourut à l’Hôtel-Dieu, l’un des premiers jours de décembre 1690.

On y chanta son service dans la matinée du quatrième jour de ce mois.[1] Mais comme on attendait ce jour-là de Montréal quelques parents de M. de Sainte-Hélène, et que d’ailleurs on ne pouvait retarder l’inhumation jusqu’au lendemain, il fut décidé qu’on l’enterrerait dans la soirée, afin de permettre aux parents absents, s’ils arrivaient avant la nuit, de se trouver aux funérailles.

Après la tombée du jour, pleine d’ombre et de mystère était la chapelle de l’Hôtel-Dieu, la nuit couvrant la ville comme d’un drap mortuaire. De nombreux cierges brûlaient lentement autour d’un cercueil déposé dans la nef, et jetaient une lueur froide et tremblante sur les blancs murs de l’église, qui plus loin, vers l’autel, se noyaient dans l’obscurité.

La foule des fidèles attendait silencieuse et recueillie la venue du prêtre ; celui-ci devant accompagner sur son dernier champ de parade le brave qui avait combattu son dernier combat.

L’officiant parut bientôt accompagné de ses acolytes. Quand il arriva dans la place laissée libre autour du cercueil que recouvrait l’épée avec le chapeau de l’officier, le peuple se trouvant agenouillé près des murs, l’ombre du prêtre qui dominait la foule en se tenant debout, monta projetée du pavé jusqu’à la voûte. On aurait dit que l’âme du ministre de Dieu s’élevait vers le Très-Haut comme pour le prier de plus près en faveur du trépassé dont il allait bénir et la bière et la fosse.

Le prêtre pria d’abord ; puis solennelles et mystiques, les fraîches voix des religieuses, partant de l’enfoncement du chœur, entonnèrent le chant sublime du libera.

Le dernier mot du dernier verset venait de rouler et de s’éteindre sous la voûte, quand une voix de femme, douce et pure, chanta, dans le silence, le miseremini.

Perdu dans la foule et courbant le front devant son Dieu qui l’éprouvait si rudement, Bienville dont la souffrance n’avait plus assez de place en son cœur, sentit un froid mortel se glisser dans ses os.

Cette voix était celle de Marie-Louise.

Miseremini mei, chantait-elle, miseremini mei saltem vos amici mei.

De profundis clamavi ad te Domine, Domine exaudi vocem meam, chantèrent les voix du chœur.

Du fond de l’abîme de ma douleur, je crie vers vous ô mon Dieu ! murmura, Bienville.

Et Marie-Louise répéta :

Miseremini mei saltem vos amici mei.

Tandis que le chant de la soliste et de ses compagnes continuaient d’alterner ainsi, les porteurs enlevèrent le cercueil qui contenait les restes de Sainte Hélène et sortirent de l’église en prenant le chemin du cimetière.[2]

Les parents et la foule suivirent en silence, et le cortège se déroula lentement jusqu’au champ des morts.

Quelques flocons de neige tombaient doucement sur la terre froide et nue.

La lune dormant encore sous l’horizon, la seule lumière des étoiles tempérait les ténèbres, avec les farandoles lumineuses et subtiles d’une aurore boréale qui brillait au ciel. Ces vaporeuses clartés couraient disséminées dans l’espace, et le silence était si profond sur la ville entière qu’on entendait leurs mystérieux friselis. On aurait dit le bruissement d’armes et de pas d’une aérienne armée de preux qui seraient venus au devant de l’âme du guerrier mort pour l’escorter au ciel.

Quand le prêtre eut fini de réciter les prières, la compagnie de marine, qu’avait si vaillamment commandée Sainte-Hélène, s’approcha de la fosse où la bière était descendue. Les mousquets s’inclinèrent vers la tombe, et l’on tira la salve d’honneur, dont les détonations allèrent expirer au loin dans les vaporeuses Laurentides.

Et comme la première pelletée de terre tombait sur le cercueil, on entendit les voix du cloître qui chantaient dans la chapelle la dernière phrase du De profundis.

Très-faible enfin, la voix de la novice modula le miseremini dont la dernière note vint mourir dans les herbes desséchées du cimetière, ainsi qu’un mélodieux sanglot.

C’était le suprême adieu de Marie-Louise et de Bienville à ce qu’ils avaient aimé.

Ô vous ! qui me lisez, vous avez été jeune ou vous l’êtes encore. Avez-vous jamais éprouvé les horribles tourments de l’amour déçu ? Oh ! alors, dites moi, mon frère, n’est-ce pas chose atroce que de sentir ainsi lacérer son cœur comme par la griffe aigüe d’un vautour, et de voir ses plus chères illusions dépeupler son âme une à une, pour s’envoler par lambeaux au vent glacé de la réalité ? Oh ! n’est-ce pas que c’est navrant de se dire à vingt ans. « Je n’ai connu de l’amour que la crainte et les larmes ! À peine suis-je encore sur le seuil de la vie, que le malheur jaloux me frappe de son gantelet de fer comme pour m’en repousser ! »

Ce qu’il reste alors à faire au plus grand nombre est de s’armer de la triple cuirasse de l’indifférence, afin de forcer impunément l’entrée de la vie.

Si Dieu pourtant vous a doué d’un cœur aimant à l’excès, d’un cœur que font battre des désirs aussi grands que le monde, vous pouvez choisir encore entre la religion et la gloire. Il en est, je le sais, qui optent pour la dernière.

Bienville fut de ceux-ci.

— Oh ! s’écria-t-il en sortant du cimetière, puisque c’en est fait de mes chères espérances d’avenir, et qu’il me faut quelque chose de grand pour combler ce vide immense creusé dans mon cœur par l’écroulement de mon amour, à moi désormais la seule et noble émotion des batailles. Oui, ma fidèle épée, toi seule seras ma compagne, jusqu’à ce que la gloire voulant de moi, peut-être, consente un jour à m’épouser dans la mort !


  1. « M. de Sainte-Hélène fut inhumé le 4 décembre au cimetière de l’Hôtel-Dieu, » dit M. Ferland dans une note de la page 226 du second volume de son histoire.
  2. Le cimetière « des pauvres » de l’Hôtel-Dieu où l’on enterra M. de Sainte-Hélène occupait le terrain où sont construites les nouvelles maisons des sœurs, situées à l’est de la rue Collins.