François de Bienville/20

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 280-297).

ÉPILOGUE.



La colonie fut assez tranquille pendant l’hiver qui suivit la levée du siège. Car la mésintelligence que l’on a vue originer au camp du lac Champlain entre les Anglais et les Iroquois, ainsi que la petite vérole qui continuait ses ravages parmi les derniers, empêchèrent l’ennemi de harceler la Nouvelle-France. De leur côté les Canadiens durent rester dans l’inaction jusqu’au printemps, vu que la disette sévissait chez eux. Les exigences du siège avaient d’ailleurs tellement épuisé les magasins du roi, que l’intendant s’était vu contraint de disperser ses soldats par les campagnes où les habitants les plus à l’aise les hébergèrent volontiers ; tant, à cette héroïque époque, les sacrifices semblaient peu de chose aux particuliers dès lors qu’il s’agissait de l’intérêt public.[1]

François de Bienville était retourné à Montréal après les funérailles de Sainte-Hélène. Raffermi contre sa douleur par les affectueux conseils du comte de Frontenac, il ne souhaitait plus que de donner cours à son projet de se distinguer par les armes. Ce n’est pourtant pas qu’il ne pensât bien souvent à Marie-Louise. Les vraies douleurs morales ne se guérissent pas si vite. Elles se cicatrisent bien quelquefois au bout d’un certain temps ; mais elles font toujours souffrir au moindre contact.

Il en fut ainsi de celle de Bienville. Quoique son chagrin ne fût plus aussi visible aux yeux de tous, sa pâleur, sa gaîté disparue attestaient que la flamme, pour être moins ardente qu’autrefois, n’en brûlait pas moins toujours dans son sein ; comme la lampe des églises dont la faible lumière survit seule aux illuminations des solennités, et qui, si petit qu’en soit le feu, conserve cependant le principe d’un incendie pour peu qu’une cause imprudente s’en vienne l’activer.

Si Bienville souffrit de passer l’hiver sans guerroyer, ses vœux durent se trouver accomplis lorsqu’au mois de mai mille Iroquois se répandirent dans les environs de Montréal.[2] Ces barbares s’étant livrés à leurs cruautés ordinaires sur les colons et les sauvages chrétiens,[3] on dut s’armer en guerre pour les repousser ou du moins les tenir en échec.

En apprenant que l’un des partis ennemis avait enlevé trente-cinq femmes et enfants de la bourgade iroquoise chrétienne de la Montagne, Bienville qui désirait commander pour être à même de se distinguer d’avantage, poursuivit les ravisseurs à la tête de deux cents Iroquois chrétiens. Ces derniers allaient écraser le parti ennemi qui ne comptait que soixante-dix guerriers, quand les Iroquois de la Montagne reconnaissant des Agniers dans leurs ennemis, jetèrent bas les armes et refusèrent de combattre.[4]

Dégoûté du commandement supérieur, mais non point de la guerre, Bienville vint aussitôt se ranger sous les ordres de M. de Vaudreuil qui organisait un corps de cent hommes composé de soldats, de volontaires et de miliciens.[5] Le chevalier de Crisasy et Bienville commandaient en second sous M. de Vaudreuil.

L’intention de celui-ci était d’arrêter les ravages de plusieurs partis d’Iroquois qui dévastaient le pays depuis Repentigny jusqu’au lac Saint-Pierre.

Pour se munir de ce qui faisait surtout défaut à Montréal, la petite troupe se rendit d’abord à Lachenaye où l’on chercha des vivres de maison en maison.

Dans l’après-midi du vingt-six juin 1691, M. de Vaudreuil y fut rejoint par le capitaine de la Mine qui épiait, à la tête d’un détachement, certain parti d’Iroquois lequel s’était logé à Repentigny dans une des maisons que la fuite des habitants du lieu avait laissées vacantes.[5]

Les deux commandants tinrent conseil et décidèrent, qu’aussitôt la nuit tombée, les deux corps réunis en un seul marcheraient sur Repentigny, pour y surprendre les Iroquois dans leur sommeil.

Quand le sieur de la Mine avait rencontré le détachement du chevalier de Vaudreuil, il s’était empressé de donner à Bienville une lettre écrite par Louis d’Orsy. Des Canadiens qui se rendaient en canot de Québec à Montréal, avaient remis cette missive au sieur de la Mine qui leur avait dit devoir bientôt rencontrer le jeune LeMoyne ; car il savait que ce dernier avait pris du service sous M. de Vaudreuil à la rencontre duquel il s’attendait d’un moment à l’autre.

« Mon cher Bienville, » disait la lettre du lieutenant d’Orsy, « je n’ai pu t’écrire avant ce jour, vu que les communications ont été interrompues depuis ton départ entre le Mont-Royal et Québec. Ne m’accuse donc pas de négligence si les bonnes nouvelles que contient la présente ne te sont point parvenues plus tôt. »

Ces derniers mots firent bondir le cœur de François.

« Sache donc, mon ami, que monseigneur de Saint-Vallier s’oppose à l’entrée en religion de Marie-Louise, parce qu’elle s’est fiancée à toi. »

Bienville eut un éblouissement qui, pendant quelques minutes, l’empêcha de continuer sa lecture.

« Or, ma sœur veut t’écrire à ce sujet pour que tu rompes toi-même l’engagement qui subsiste entre vous deux. Comme tu vois, elle est opiniâtre à l’excès dans ses résolutions. Ce n’est pourtant pas qu’elle ait une vocation irrésistible pour le cloître ; elle prétend seulement que quand bien même monsieur l’évêque[6] la relèverait de son vœu, elle ne saurait jamais consentir à se marier. Elle dit que ce serait vouloir tenter Dieu que de fausser ainsi la promesse qu’elle lui a faite, et qu’il arrivera certainement un malheur si on veut l’empêcher d’accomplir son vœu. Mais garde-toi bien de croire ces balivernes ! Résiste hardiment, l’évêque est pour toi. Quant à ces vaines craintes de Marie- Louise, Dieu est trop bon, vois-tu, pour vouloir empêcher de s’aimer deux cœurs comme les vôtres et pour les en punir. Puisqu’il a fait l’amour, que diable ! c’est, j’imagine, pour le plus grand bonheur de l’homme !

« Aussi vais-je en user moi-même, je te l’annonce. Je me marie dans deux mois avec… Mais je préfère réserver cette confidence et ne te la faire que lorsque tu seras descendu à la capitale. Car je pense bien que tu vas nous arriver bientôt. Alors en avant joie et noces et vivent nos enfants… futurs !

« Vois-tu qu’enfin l’horizon de ton avenir s’éclaircit, sans compter que monsieur le gouverneur me parle de toi chaque jour avec les plus grands éloges. Avec sa protection et tes talents tu iras loin.

« Il n’y a rien d’étrange ici. Ah ! j’allais oublier de te faire part de ce que j’ai vu en passant hier sur la grande place de l’église. Voyant un rassemblement de bourgeois, je m’en approchai pour examiner ce qui les attirait ainsi. J’aperçus alors notre ancienne connaissance, Jean Boisdon. Attaché au pilori, il dévorait en silence les huées de la foule qui l’entourait en le couvrant d’injures et de boue, et j’entendis la voix d’un héraut qui criait à tue-tête :

« — Sachez-vous tous, nobles, bourgeois et vilains, que par ordre de Sa Majesté, le roi, Jean Boisdon accusé et trouvé coupable d’intelligence avec les Anglais durant le siège de cette ville de Québec par l’amiral Phips, est condamné à huit jours de pilori et à trois mille livres d’amende, payables aux dames religieuses de l’Hôtel-Dieu.

« Boisdon l’avare condamné à l’amende ! Tu conçois si cela me fit rire, et d’autant plus que j’avais intercédé auprès de M. de Frontenac pour que la vie de l’hôtelier fut sauve. Car enfin il a, bien qu’involontairement, sauvé la tienne et celle de ma sœur.

« L’un des plus acharnés contre le misérable aubergiste était Olivier Saucier, le cuisinier du château. Il paraît, en effet, que Saucier n’a jamais pu pardonner à Boisdon certain coup de mousquet que l’hôtelier lui a tiré durant et dans le siège. Saucier, qui m’a paru parfaitement guéri de sa blessure, soupçonne encore le cabaretier de lui avoir lâché cette mousquetade à dessein, pour quelques écus que le cuisinier négligeait de payer à l’aubergiste.

« Mais que t’importent les faits et gestes de ces messieurs, après la nouvelle que j’étais si heureux de t’annoncer au commencement de ma lettre. Aussi je termine en te disant que je t’attendrai d’ici à quinze jours. Au revoir, cher frère ; car tu me permets, sans doute, de te donner d’avance ce nom que le sacrement ratifiera bientôt. »

— Crisasy ! Crisasy ! dit Bienville au chevalier, son ami, qui passait devant une maison à l’ombre de laquelle notre héros venait de lire la lettre de Louis.

— Qu’y a-t-il à votre service, mon cher Bienville ?

— Attendez-moi donc un instant.

Et François tout joyeux rejoignit en deux sauts le chevalier sous le bras duquel il passa le sien.

— Chevalier, fit-il en tenant la lettre ouverte sous les yeux de Crisasy, lisez avec moi, car je veux m’assurer si ma vue ne m’a pas trompé.

Mlle d’Orsy sort du couvent ! vous allez vous marier ! Vive Dieu ! mon cher, mais laissez-moi serrer cette loyale main pour vous féliciter du bonheur imprévu qui vous arrive. Car n’est-ce pas que vous allez suivre les conseils de votre ami ?

— Dame.

— Mais parbleu ! mon bon ; vous n’irez pas, j’imagine tourner le dos au bonheur alors qu’il vous tend les bras ! Ta ! ta ! mariez-vous, Bienville, pour redevenir, vous maintenant si triste, notre joyeux compagnon d’armes d’autrefois, et pour voir « les enfants de vos enfants, » comme il est dit dans cette messe que les jeunes époux, ce me semble, doivent trouver bien longue.

— Franchement, chevalier, me conseillez-vous de ne pas écouter les scrupules de Marie-Louise et de hâter notre mariage ?

— Ah ! la bonne farce ! Voyez un peu, Bienville, comme le bonheur vous rend déjà cet entrain des jours passés. Mais, badinage à part, considérez donc comment l’évêque les traite lui-même ces scrupules de jeune fille. Et vous voudriez être plus sévère que lui ?

— Je crois que vous avez raison. Eh bien ! oui, vive la joie ! je me marie ! Et vous, chevalier, vous serez mon gentilhomme d’honneur, si ce n’est pas trop vous demander.

— Morbleu ! votre gaîté passe les bornes, monsieur l’amant heureux ; car de railleur vous devenez caustique. Mais c’est moi qui suis honoré d’être le témoin officiel de votre bonheur !

— Messieurs, dit en ce moment un volontaire qui salua militairement les deux gentilhommes, notre commandant, M. le chevalier de Vaudreuil, vous fait mander au presbytère où il tient son quartier général.

— C’est bien ! Pierre, nous y allons, répondit Bienville à Pierre Martel.

C’était en effet Bras-de-Fer qui avait suivi son jeune maître pour venger sur les Iroquois la mort de M. de Sainte-Hélène. Vu la rumeur qui avait couru touchant la blessure dont Sainte-Hélène était mort, Pierre pensait bien que si la balle était empoisonnée, c’est que Dent-de-Loup l’avait fournie à Harthing qui avait dû s’en servir ; et comme Bienville avait tué ce dernier et que Bras-de-Fer croyait avoir occis le chef agnier, le Canadien voulait venger sur la nation entière des Iroquois la mort de son maître. Il avait donc laissé de nouveau la charrue pour faire une terrible hécatombe d’Iroquois et apaiser ainsi les mânes de Sainte Hélène. À force de vivre dans les bois, Pierre avait pris quelques-unes des idées de leurs habitants.

La nuit s’était couchée sur le hameau de Lachenaye, quand la troupe des volontaires canadiens laissant la grande place de l’église, défila devant le cimetière, silencieuse comme une fantastique procession de morts. Ordre avait été donné par M. de Vaudreuil que chacun eût à garder le plus stricte silence durant toute la marche.

Allègre et joyeux Bienville contenait à grand’peine en cheminant les transports de sa joie. Mais si la consigne le forçait de garder le silence, il n’en donnait pas moins cours à un muet monologue où sa pensée se jouait comme un papillon sur des fleurs.

— Que le bonheur est suave après tant de souffrances ! pensait-il. Et toi, mon cœur, qui étais désaccoutumé d’aimer, comme je te sens de nouveau battre d’aise au seul nom chéri de Marie-Louise ! Ah ! je le vois bien, ce trésor de tendresse, cet infatigable besoin d’aimer, Dieu ne me les avait pas donnés pour rien. Il a seulement voulu les épurer au creuset de l’épreuve pour me rendre plus digne de leur réalisation. Ô Marie-Louise ! combien nous allons nous aimer après une séparation si cruelle ! Qu’il fait bon vivre quand on a vingt ans et qu’on peut espérer en aimant !

Nos Canadiens parcoururent en moins d’une heure et demie de marche les deux lieues qui séparent Lachenaye de Repentigny, et firent halte à quelques arpents de ce dernier village.

Ici le chevalier de Vaudreuil dit à Bras-de-Fer :

— Vous allez suivre un des hommes de M. de la Mine, qui connaît la position de cette maison où les Iroquois se sont retranchés. Quand vous l’aurez reconnue et constaté la présence de l’ennemi, vous viendrez nous rejoindre pour nous guider sûrement ; car les connaissances que vous avez acquises comme coureur des bois me font vous donner plus de confiance qu’à cet homme-là.

— Bien ! mon commandant, fit Pierre Martel en se redressant sous le coup de cet éloge. Est-ce tout ?

— Oui, partez.

L’on vit aussitôt Bras-de-Fer disparaître dans la nuit en marchant courbé sur le sol ; manœuvre que l’autre Canadien s’empressa d’imiter.

Vingt minutes plus tard on les vit reparaître.

— Eh bien ? demanda M. de Vaudreuil à Pierre.

— Nous avons vu la cage, mon commandant, et si la porte en est ouverte, les oiseaux ne s’en sont pas plus envolés pour cela.

— Que veux-tu dire ?

— Une douzaine d’Iroquois, au moins, sont couchés devant la maison et dorment aussi tranquillement que le roi dans son lit.[7] Je n’ai pu m’approcher assez d’eux, et la nuit est trop profonde encore pour que j’en puisse dire le juste nombre.

— Ils ne se doutent donc point de notre présence ?

— Pas le moins du monde. La chaleur, je suppose, est étouffante dans la maison, et ces messieurs se sont couchés sur l’herbe et au frais, où, sauf votre respect, ils ronflent[8] comme des bœufs.

— Il va nous être facile alors de les cerner.

— Oui, mon commandant. Cependant, si vous permettiez à un vieux chasseur…

— Parle sans crainte.

— Eh bien ! je suis d’avis avec vous que nous les entourions de suite. Mais quant à les attaquer, je crois qu’il vaut mieux attendre le point du jour ; car il fait trop noir à présent pour qu’il ne nous en échappe pas quelques-uns.

— Parfaitement vrai ! Aussi suivrai-je ce bon avis. Mais le jour paraîtra-t-il bientôt ?

— Dans une heure, mon commandant, répondit Pierre après avoir consulté les étoiles et l’horizon.

— En marche alors. Et toi, Pierre, avant de nous servir de guide, passe par toute la ligne et dis à chacun de nos gens d’avancer sans bruit.

Au bout d’une demi-heure, cent vingt Canadiens investissaient la maison. Couchés qu’ils étaient parmi des broussailles, derrière quelques gros arbres et des clôtures qui avoisinaient l’habitation, personne n’aurait pu constater leur présence.

On n’entendait que les ronflements sonores des Iroquois qui dormaient sur l’herbe, et, de la tête touffue des arbres, quelques cris d’oiseaux éveillés par un bruissement inusité, mais imperceptible à toutes autres oreilles qu’aux leurs.

Les malheureux dormeurs devaient voir en ce moment passer dans leurs rêves le hideux spectre de la mort qui effleurait leur front de ses ailes de chauve-souris.

Il pouvait être trois heures quand l’aurore, comme un ruban lumineux, se déroula lentement à l’horizon. Peu à peu la cime des montagnes dont la base dormait encore dans la brume, se détacha sur le ciel et le premier sourire du jour naissant descendit languissamment sur la vallée.

Le rayonnement des étoiles devint moins vif et finit par s’éteindre à mesure que la clarté refoulait les ténèbres.

La lumière en effleurant l’herbe humide permit aux Canadiens d’entrevoir et de compter quinze Iroquois endormis devant la porte de la maison.

— Feu ! dit une voix tonnante.

Vingt mousquetades rasèrent le sol, ainsi que des couleuvres de flamme, et leurs détonations n’en faisant qu’une seule éclatèrent comme un coup de foudre.

Dix Iroquois restèrent sans bouger sur place ; ils dormaient leur dernier sommeil. Les cinq autres se levèrent effarés. Mais quelques balles sifflèrent de nouveau dans le taillis et les survivants se recouchèrent sans jeter une plainte. Ils avaient cru rêver et la mort les tenait à leur tour.[9]

Suivirent une horrible clameur et des coups de feu, qui partirent de la maison. Les douze[10] sauvages qui dormaient dans l’habitation venaient de s’y éveiller. En se voyant investis, ils jetaient leur cri de guerre et se défendaient.

S’ils étaient peu nombreux, ils avaient pourtant l’avantage de combattre à l’abri une masse d’ennemis où chacun de leurs coups portait.

On se fusilla de la sorte pendant un quart-d’heure, sans que les Canadiens pussent approcher de la maison, tant la fusillade des Iroquois était habile et bien nourrie. Plusieurs Canadiens étaient déjà tués et blessés, quand la porte de la maison s’ouvrit pour donner passage aux douze sauvages qui bondirent au dehors pour se frayer un chemin au travers de leurs ennemis.

— Qu’on les cerne ! commanda M. de Vaudreuil.

Onze Iroquois épaulèrent leurs mousquets et les Canadiens qu’ils couchèrent en joue mordirent la poussière. Seul le chef des sauvages avait gardé son coup de feu et tenait les plus hardis en respect. C’était un guerrier de haute taille.

— Dent-de-Loup ! cria Bienville.

— Mille diables ! c’est vrai ! Mais il revient donc d’enfer ! s’écria Pierre Martel.

Les Iroquois voyant bien que ce serait folie de vouloir rompre cette muraille d’hommes qui arrêtait leur fuite, retraitèrent vers la maison, toujours protégés par le mousquet chargé de Dent-de-Loup. Celui-ci fascinait tellement les Canadiens qu’ils ne lui tirèrent pas un coup de feu. Il touchait déjà le seuil quand Bras-de-Fer courut sur lui en criant :

— Ah ! vermine ! tu ne m’échapperas pas cette fois !

Dent-de-Loup fit entendre un ricanement sinistre, et abaissa la mèche du serpentin sur le bassinet de son arme.

L’éclair jaillit, le projectile miaula, mais sans atteindre Pierre Martel qui s’était jeté à terre en voyant que l’Iroquois allait tirer.

Celui-ci referma la porte que les assiégés barricadèrent aussitôt.

La maison n’avait qu’un étage et sept grandes ouvertures dont six fenêtres et la porte. Deux des croisées donnaient sur la façade, deux autres en arrière et une sur chacun des côtés.

Dent-de-Loup avait à peine disparu dans l’intérieur, que l’on vit un canon de mousquet s’appuyer sur le bord de chaque fenêtre, sans que l’on aperçut pourtant celui qui tenait l’arme. Les deux autres sauvages s’étaient probablement chargés de la défense de la porte, puisqu’on ne les voyait point.

— À l’assaut ! mes enfants, commanda M. de Vaudreuil.

Bienville fut un des premiers à s’élancer vers la porte qu’il attaqua rudement à l’aide d’une hache que venait de lui passer un des siens.

Peu faite pour résister à de pareilles secousses, la porte allait céder quand, par un soupirail qui s’ouvrait sur la cave, sortit la gueule d’un mousquet.

Cette ouverture était à fleur du sol, et personne n’apercevait l’arme menaçante.

Celui qui aurait abaissé ses regards dans cette direction aurait vu pourtant la diabolique figure de Dent-de-Loup, éclairée dans l’ombre de la cave par la lueur d’une mèche dont il ravivait la flamme d’un souffle empressé.

Son œil de tigre se coucha sur la crosse du mousquet dont l’amorce prit feu.

Bienville reçut toute la charge dans le côté droit et tomba.

— Massacre et sang ! ils l’ont tué ! s’écria Bras-de-Fer.

— Non Pierre,… je ne suis pas encore mort, dit Bienville qui se souleva péniblement sur le coude, sourit et laissa voir une affreuse blessure d’où le sang coulait à flots.

On entendit en ce moment un rire féroce qui semblait sortir de sous terre.

Dent-de-Loup était content.

Pierre prit son jeune maître dans ses bras et l’emporta hors du champ de bataille.

— Par la mordieu ! brûlons-les ! cria le chevalier de Vaudreuil. Allons ! mettez le feu à la maison et que ces bandits y meurent comme des chiens ![11]

Cependant Bras-de-Fer avait déposé Bienville en arrière d’un gros arbre qui protégeait le blessé contre les atteintes des balles.

Le soleil était encore sous l’horizon, mais il faisait déjà jour et les reflets rosés de l’aurore venaient animer la figure de Bienville, qui, sans cela, aurait parue terriblement pâle.

— Ne pleure pas,… mon bon Pierre, disait le jeune homme à Bras-de-Fer qui sanglotait en se rongeant les poings. Je sens bien… que je m’en vais… Que veux-tu ?… c’est le sort d’un soldat… Mieux vaut encore… cette blessure… que l’autre… Tu feras… mes adieux… à ma bonne mère… à mes frères aussi… Tourne-moi donc… de ce côté.

Et le blessé étendit son bras gauche dans la direction du fleuve, qui conduisait à Québec.

Avec toutes les précautions d’une mère pour son enfant qui dort, Bras-de-Fer le souleva et se rendit à son désir.

La figure du jeune homme resplendit d’une céleste expression quand ses regards purent plonger au loin sur le fleuve qui roulait majestueusement ses grandes eaux vers la capitale.

On put ouïr, à cet instant, un chant étrange et sauvage qui semblait ébranler les pans de la maison en flamme.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en riant ! » hurlait le chœur.

Une voix puissante, celle de Dent-de-Loup, continuait seule ;

« En ai-je couché des faces pâles sur le sentier de guerre ! Mon bras s’est lassé à les tuer et mon œil à les compter ! Je n’en sais plus le nombre ! Les scalps des blancs garnissent le ouigouam du chef en si grand nombre, qu’ils arrêtaient la pluie qui en pénétraient la toiture dans les soirées d’orage. »

Et le chœur reprenait.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en chantant ! » Mêlé aux craquements du bois que la flamme étreignait, ce chant de mort était terrible.

Le chevalier de Crisasy et M. de Vaudreuil s’approchèrent de Bienville.

Celui-ci qui avait encore la force de leur sourire, n’eut pourtant pas celle de leur tendre la main qu’il leur voulait présenter.

Ses deux amis ne pouvant cacher les larmes qui ruisselaient sur leurs joues :

— Ne me pleurez pas… leur dit-il. Nous nous retrouverons… là-haut… Donnez moi… la croix d’or… là, sur ma poitrine.

Crisasy entr’ouvrit le justaucorps et la chemise de Bienville dont les yeux brillèrent d’un dernier éclat en voyant une petite croix que Marie-Louise lui avait donnée en retour de l’anneau des fiançailles. Il la saisit d’une main nerveuse et la pressa sur ses lèvres qui se crispèrent après avoir laissé tomber ces derniers mots :

— Seigneur ! ayez mon âme… en votre sainte garde !… Marie-Louise !… adieu !

Le soleil se levait radieux, et ses premiers rayons caressaient dans un vaste parcours la surface du fleuve géant.

Bienville parut en ressentir une impression bienfaisante ; ses yeux mourants recouvrèrent assez de force pour s’arrêter encore sur chacun de ses amis dans un adieu suprême. Puis sa tête s’affaissa lentement et il mourut.[12]

C’est ainsi que finit Bienville, blessé mortellement au service de la patrie, appuyé sur un arbre, comme Bayard ; et, ainsi que le chevalier sans peur et sans reproche, donnant sa pensée dernière à sa dame et à son Dieu.

— Pauvre Marie-Louise ! dit Crisasy au milieu de ses larmes, elle avait bien raison de prévoir un malheur. Rien ne saura l’empêcher désormais de rester au cloître où elle voudra certainement mourir.

— Je vais reprendre ma vie des bois, grommela Bras-de-Fer d’une voix sombre ; et quand j’aurai tué assez d’Iroquois et d’Anglais pour venger mes maîtres, il sera temps alors de partir à mon tour !

La charpente de la maison brûlait jusqu’au faîte et l’on voyait courir les douze Iroquois au milieu des flammes et de la fumée. On aurait dit des damnés se tordant dans le souffre embrasé de l’abîme éternel.

Quelques explosions retentirent et de puissants souffles de feu chassèrent la fumée jusqu’au toit. C’étaient les cornes à poudre qui éclataient sur leurs porteurs.

On aperçut alors le toit chanceler, s’effondrer et tomber au dedans avec fracas. Durant quelques secondes la grande silhouette de Dent-de-Loup, le seul survivant, se détacha sur le fond rouge du brasier.

On le vit retenir, un instant, de ses robuste bras, l’énorme poutre qui supportait auparavant la toiture.

Sa touffe de cheveux flamba sur son crâne ; ses mains rôtirent au contact du feu.

Il jeta son dernier cri de guerre.

Puis on le vit plier, tomber et se coucher enfin pour mourir sur un lit de tisons ardents.

La poutre dépourvue de son dernier appui s’abattit lourdement sur son corps, et fit, en retombant, jaillir une gerbe de pétillantes étincelles.



FIN.



  1. Voir nos historiens à ce sujet.
  2. Charlevoix, tome II, p. 94.
  3. « Le premier (détachement des Iroquois) se jeta d’abord sur un quartier de l’Île de Montréal qu’on appelle la Pointe-aux-Trembles, où il brûla environ trente maisons ou granges et prit quelques habitants sur lesquels il exerça des cruautés inouïes. » Charlevoix, tome II, p 94.
  4. Historique. Ce fut dès lors que l’on commença à soupçonner les Iroquois domiciliés d’être secrètement de connivence avec ceux de leur nation que le baptême n’avait pas encore faits nos alliés.
  5. a et b M. Ferland, 2e vol. p. 233.
  6. C’est ainsi qu’on disait alors. Voyez les mémoires de l’époque.
  7. « Quinze Iroquois étaient couchés sur la terre et reposaient aussi paisiblement que s’il n’y avait pas eu de français dans le pays. » M. Ferland, II vol. p. 233.
  8. Pour peu que l’on feuillette nos chroniques, on y verra combien grande était souvent l’imprévoyance des sauvages qui, même dans leurs expéditions de guerre, à Repentigny par exemple, négligeaient de placer durant la nuit des sentinelles pour veiller à la sûreté commune. Plus d’une fois des villages entiers durent leur destruction à cette inexplicable imprudence.
  9. On trouvera peut-être un peu leste cette manière de faire la guerre. Mais qu’on veuille se rappeler les surprises et les massacres sans nombre dont les Iroquois désolèrent la Nouvelle-France durant tout le premier siècle qui suivit l’établissement de la colonie, et l’on avouera que tout en étant pénibles ces représailles étaient alors nécessaires. À ces barbares qui brûlaient de sang-froid leurs missionnaires, et qui inventaient chaque jour de nouveaux supplices pour tourmenter leurs prisonniers, il fallut finir par opposer la violence. Chacun sait, du reste, à qui des Iroquois ou des français, doit être imputée la plus grande part du sang répandu.
  10. Charlevoix, tome II, p. 95.
  11. Charlevoix, tome II, p. 95.
  12. « Alors ceux qui étaient restés dans la maison se mirent en défense et Bienville s’étant trop approché d’une fenêtre fut renversé mort d’un coup de fusil. Son nom fut donné, après sa mort, à un de ses frères, alors fort jeune, et qui est maintenant gouverneur de la Louisiane. » Charlevoix, tome 2, p. 95.