François le bossu/2

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Hachette (p. 15-32).
II


paolo


Les enfants finissaient de manger leurs fraises et ils sortaient du bois, quand ils virent arriver un jeune homme de dix-huit à vingt ans qui tenait son chapeau à la main, et qui saluait à chaque pas en s’approchant des enfants. Puis il resta debout devant eux, sans parler.

Les enfants le regardaient et ne disaient rien non plus.

« Signora, signor, me voilà », dit le jeune homme saluant encore.

Les enfants saluèrent aussi, mais un peu effrayés.

« Sais-tu qui c’est ? dit François à l’oreille de Gabrielle.

gabrielle.

Non ; j’ai peur. Si nous nous sauvions ?

— Signora, signor, zé souis venou, mé voici », recommença l’étranger saluant toujours.

Pour toute réponse, Gabrielle prit la main de Christine et se mit à courir en criant :

« Maman, maman, un monsieur ! »

Elles ne tardèrent pas à rencontrer Mme de Cémiane et M. de Nancé qui les avaient entendues crier, et qui accouraient aussi, craignant quelque accident.

« Qu’y a-t-il ? Où est François ? demanda M. de Nancé avec anxiété.

— Là, là, dans le bois, avec un Monsieur fou qui va lui faire du mal », dit Christine tout essoufflée.

M. de Nancé partit comme une flèche et aperçut François debout et souriant devant l’étranger, qui se mit à saluer de plus belle.

m. de nancé.

Qui êtes-vous, Monsieur ? Que voulez-vous ?

l’étranger, saluant.

Moi, zé souis invité de venir sé signor conté. C’est vous, signor Cémiane ?

m. de nancé.

Non, ce n’est pas moi, Monsieur ; mais voici Mme de Cémiane. »

L’étranger s’approcha de Mme de Cémiane, recommença ses saluts, et répéta la phrase qu’il venait de dire à M. de Nancé.

madame de cémiane.

Mon mari est absent, Monsieur, il va rentrer ; mais veuillez me dire votre nom, car je ne crois pas avoir encore reçu votre visite.

— Moi, Paolo Peronni, et voilà une lettre dé signor conté Cémiane. »

Il tendit à Mme de Cémiane une lettre, qu’elle parcourut en réprimant un sourire.

« Ce n’est pas l’écriture de mon mari, dit-elle.

paolo.

Pas écritoure ! Alors, quoi faire ? Il invite à dîner, et moi, povéro Paolo, z’étais très satisfait. Z’ai marcé fort ; z’avais peur de venir tard. Quoi faire ?

madame de cémiane.

Il faut rester à dîner avec nous, Monsieur ; vos amis ont voulu sans doute vous jouer un tour, et vous le leur rendrez en dînant ici et en faisant connaissance avec nous.

paolo.

Ça est bon à vous ; merci, Madama ; moi, zè zouis pas depuis longtemps ici ; moi, zé connais personne. »

Le jeune homme raconta comme quoi il était médecin, Italien, échappé à un affreux massacre du village de Liepo, qu’il défendait avec deux cents jeunes Milanais contre Radetzki.

« Eux sont restés presque tous toués, coupés en morceaux ; moi zé mé souis sauvé en mé zétant sous les amis morts ; quand la nouit est venoue, moi ramper, ramper longtemps, et puis zé mé souis levé debout et z’ai couru, couru ; lé zour, zé souis cacé dans les bois, z’ai manzé les frouits des oiseaux, et la nouit courir encore zousqu’à Zènes ; pouis z’ai marcé et z’ai dit Italiano ! et les amis m’ont donné du pain, des viandes, oune lit ; et moi zé souis arrivé en vaisseau en bonne France ; les bons Français ont donné tout et m’ont amené ici à Arzentan ; et moi, zé connais personne, et quand est arrivée oune lettre dou signor conté Cimiano, moi z’étais content, et les camarades de rire et soussoter, et oune me dit : « Va pas, c’est pour « rire » ; mais moi, z’ai pas écouté et z’ai fait deux lieues en oune heure ; et voilà comment Paolo est venu zousquici… Vous riez comme les camarades ; c’est drôle, pas vrai ? »

Mme de Cémiane riait de bon cœur ; M. de Nancé souriait et regardait le pauvre Italien avec un air de profonde pitié.

« Pauvre jeune homme ! dit-il avec un soupir. Et où sont vos parents ?

— Mes parents ?… »

Et le visage du jeune homme prit une expression terrible.

« Mes parents, morts, toués par les féroces Autriciens ; fousillés avec les sœurs, frères, amis, dans les maisons à eux ! Tout est brûlé ! et avant battous, pour les punir eux, parce que moi, Italien, z’ai allé avec les amis pour touer les Autriciens méssants et barbares. Voici l’Autrice ! voilà le Radetzki[1] ?

madame de cémiane.

Pauvre garçon C’est affreux !

m. de nancé.

Malheureux jeune homme ! Être ainsi sans parents, sans patrie, sans fortune ! Mais il faut avoir courage. Tout s’arrangera avec l’aide de Dieu ; ayons confiance en lui, mon cher Monsieur. Courage ! Vous voyez que vous voilà chez Mme de Cémiane sans savoir comment. C’est un commencement de protection. Tout ira bien ; soyez tranquille. »

Le pauvre Paolo regarda M. de Nancé d’un air sombre et ne répondit pas ; il ne parla plus jusqu’au retour au château.

Les enfants restèrent un peu en arrière pour ne pas se trouver trop près de ce Paolo qui inspirait aux petites filles une certaine terreur.

« Qu’est-ce qu’il disait donc des Autrichiens ? demanda Christine. Il avait l’air si en colère.

gabrielle.

Il disait que les Italiens brûlaient des Autrichiens, et que ses sœurs battaient… leurs habits, je crois ; et puis qu’ils tuaient tout, même les parents et les maisons.

christine.

Qui tuait ?

gabrielle.

Eux tous.

christine.

Comment, eux tous ? Qu’est-ce qu’ils tuaient ? Et pourquoi les sœurs battaient-elles les habits ? Je ne comprends pas du tout.

gabrielle.

Tu ne comprends rien, toi. Je parie que François

comprend.
françois.

Oui, je comprends, mais pas comme tu dis. C’est les Autrichiens qui tuaient les pauvres Italiens, et qui brûlaient tout, et qui ont tué les parents et les sœurs de l’homme et ont brûlé sa maison. Comprends-tu, Christine ?

christine.

Oui, très bien ; parce que tu dis très bien ; mais Gabrielle disait très mal.

gabrielle.

Ce n’est pas ma faute si tu es bête et que tu ne comprends rien. Tu sais bien que ta maman te dit toujours que tu es bête comme une oie. »

Christine baissa la tête tristement et se tut. François s’approcha d’elle et lui dit en l’embrassant :

« Non, tu n’es pas bête, ma petite Christine. Ne crois pas ce que te dit Gabrielle.

christine.

Tout le monde me dit que je suis laide et bête, je crois qu’ils disent vrai. »

Et une larme coula le long de sa joue.

gabrielle, l’embrassant.

Pardon, ma pauvre Christine, je ne voulais pas te faire de peine ; j’en suis fâchée ; non, non, tu n’es pas bête ; pardonne-moi, je t’en prie. »

Christine sourit et rendit à Gabrielle son baiser. La cloche sonna pour le dîner, et les enfants coururent à la maison pour se nettoyer et arranger leurs cheveux.

Le dîner se passa gaiement, grâce à l’aventure de l’Italien, que Mme de Cémiane avait présenté à son mari, et à l’appétit vorace du pauvre Paolo, qui ne se laissait pas oublier. Quand le rôti fut servi, il n’avait pas encore fini l’énorme portion de fricassée de poulet qui débordait son assiette. Le domestique avait déjà servi à tout le monde un gigot juteux et appétissant, pendant que Paolo avalait sa dernière bouchée de poulet ; il regardait le gigot avec inquiétude ; il le dévorait des yeux, espérant toujours qu’on lui en donnerait. Mais, voyant le domestique s’apprêter à passer un plat d’épinards, il rassembla son courage, et, s’adressant à M. de Cémiane, il dit d’une voix émue :

« Signor conté, voulez-vous m’offrir zigot, s’il vous plaît ?

— Comment donc ! très volontiers », répondit le comte en riant.

Mme de Cémiane partit d’un éclat de rire ; ce fut le signal d’une explosion générale. Paolo regardait d’un air ébahi, riait aussi, sans savoir pourquoi, et mangeait tout en riant ; excité par la gaieté, par les rires des enfants, il rit si fort qu’il s’étrangla ; une bouchée trop grosse ne passait pas. Il devint rouge, puis violet ; ses veines se gonflaient ; ses yeux s’ouvraient démesurément. François, qui était à sa gauche, voyant sa détresse, se précipita vers lui, et, introduisant ses doigts dans la bouche ouverte de Paolo, en retira une énorme bouchée de gigot. Immédiatement tout rentra dans l’ordre ; les yeux, les veines, le teint reprirent leur aspect ordinaire, l’appétit revint plus vorace que jamais. Les rires avaient cessé devant l’angoisse de l’étranglement ; mais ils reprirent de plus belle quand Paolo, se tournant la bouche pleine vers François, lui saisit la main, la baisa à plusieurs reprises.

« Bon signorino ! Pauvre petit ! tou m’as sauvé la vie, et moi zé té ferai grand comme ton père. Quoi c’est ça ? ajouta-t-il en passant sa main sur la bosse de François. Pas beau, pas zoli. Zé souis médecin, tout partira. Sera droit comme papa. »

Et il se mit à manger sans plus parler à personne ; il se garda bien de rire jusqu’à la fin du dîner.

Bernard avait aussi fait connaissance avec François pendant le dîner.

« Je suis bien fâché de n’avoir pas pu rentrer plus tôt, dit Bernard. J’étais chez le curé ; j’y vais tous les jours prendre une leçon.

françois.

Et moi aussi, je dois aller chez le curé pour apprendre le latin. Je suis bien content que tu y ailles ; nous nous verrons tous les jours.

bernard.

J’en suis bien aise aussi ; nous ferons les mêmes devoirs, probablement.

françois.

Je ne crois pas ; quel âge as-tu ?

bernard.

Moi, j’ai huit ans.

françois.

Et moi dix ans.

bernard.

Dix ans ! Comme tu es petit ! »

François baissa la tête, rougit et se tut.

Peu de temps après qu’on fut sorti de table, on vint annoncer à Christine que sa bonne venait la chercher pour la ramener à la maison. Christine lui fit demander si elle pouvait rester encore un quart d’heure, pour emporter sa poupée vêtue de la robe que lui faisait Gabrielle ; mais, habituée à la sévérité de sa bonne, elle se disposa à partir et à dire adieu à sa tante et à son oncle.

gabrielle.
Attends un peu, Christine ; je vais finir la robe dans dix minutes.
christine.

Je ne peux pas ; ma bonne attend.

gabrielle.

Qu’est-ce que ça fait ? Elle attendra un peu.

christine.

Mais maman me gronderait et ne me laisserait plus venir.

gabrielle.

Ta maman ne le saura pas.

christine.

Oh oui ! ma bonne lui dit tout. »

La tête de la bonne apparut à la porte.

« Allons donc, Christine, dépêchez-vous !

christine.

Me voici, ma bonne, me voici ! »

Christine courut à sa tante pour dire adieu.

François et Bernard voulurent l’embrasser ; ils n’eurent pas le temps ; la bonne entra dans le salon.

la bonne.

Christine, vous ne voulez donc pas venir ? Il est tard ; votre maman ne sera pas contente.

christine.

Me voici, ma bonne, me voici !

gabrielle.

Et ta poupée ? tu la laisses ?

— Je n’ai pas le temps, répondit tout bas Christine effarée ; finis la robe, je t’en prie ; tu me la donneras quand je reviendrai. »

La bonne prit le bras de Christine, et, sans lui donner le temps d’embrasser Gabrielle, elle l’emmena hors du salon. La pauvre Christine tremblait ; elle craignait beaucoup sa bonne, qui était injuste et méchante. La bonne la poussa dans la carriole qui venait la chercher, y monta elle-même ; la carriole partit.

Christine pleurait tout bas ; la bonne la grondait, la menaçait en allemand, car elle était Allemande.

la bonne.

Je dirai à votre maman que vous avez été méchante ; vous allez voir comme je vous ferai gronder.

christine.

Je vous assure, ma bonne, que je suis venue tout de suite. Je vous en prie, ne dites pas à maman que j’ai été méchante ; je n’ai pas voulu vous désobéir, je vous assure.

la bonne.

Je le dirai, Mademoiselle, et, de plus, que vous êtes menteuse et raisonneuse.

christine

Pardon, ma bonne ; je vous en prie, ne dites pas cela à maman, parce que ce n’est pas vrai.

— Allez-vous bientôt finir vos pleurnicheries ? Plus vous serez méchante et maussade, plus j’en dirai. »

Christine essuya ses yeux, retint ses sanglots, étouffa ses soupirs, et, après une demi-heure de route, ils arrivèrent au château des Ormes, où demeuraient les parents de Christine. La bonne l’entraîna au salon ; M. et Mme des Ormes y étaient ; elle la fit entrer de force. Christine restait près de la porte, n’osant parler. Mme des Ormes leva la tête.

« Approchez, Christine ; pourquoi restez-vous à la porte comme une coupable ? Mina, est-ce que Christine a été méchante ?

mina.

Comme à l’ordinaire, Madame ; Madame sait bien que Mlle Christine ne m’écoute jamais.

christine, pleurant.

Ma bonne, je vous assure…

madame des ormes.

Laissez parler votre bonne. Qu’a-t-elle fait, Mina ?

mina.

Elle ne voulait pas revenir, Madame ; après m’avoir fait longtemps attendre, elle se débattait encore pour rester avec sa cousine ; il a fallu que je l’entraînasse de force. »

Mme des Ormes s’était levée ; elle s’approcha de Christine.

madame des ormes.

Vous m’aviez promis d’être sage, Christine ?

christine.

Je… vous assure,… maman,… que j’ai été… sage… répondit la pauvre Christine en sanglotant.

— Oh ! Mademoiselle, reprit la bonne en joignant les mains, ne mentez pas ainsi ! C’est bien vilain de mentir, Mademoiselle.

madame des ormes, à Christine.

Ah ! vous allez encore mentir comme vous faites toujours ! Vous voulez donc le fouet ? »

M. des Ormes, qui n’avait rien dit jusque-là, s’approcha de sa femme.

m. des ormes.

Ma chère, je demande grâce pour Christine. Si elle a été désobéissante, elle ne recommencera pas…

madame des ormes.

Comment, si ? Mina s’en plaint continuellement et ne peut pas en venir à bout,… à ce qu’elle dit.

m. des ormes, avec impatience.

Mina, Mina !… Avec nous, Christine est toujours parfaitement sage ; elle obéit avec la docilité d’un chien d’arrêt.

madame des ormes.

Parce qu’elle a peur d’être punie. Voyons, Mina, vous m’ennuyez avec vos plaintes continuelles ; vous exagérez toujours. »

Mme des Ormes questionna Christine, malgré l’humeur visible de Mina, dont M. des Ormes examina la physionomie fausse et méchante.

Mme des Ormes finit par douter de la culpabilité de Christine, qu’elle remit à Mina pour la faire coucher, en lui recommandant de ne pas la gronder. Quand M. des Ormes se trouva seul avec sa femme, il lui dit avec émotion :

« Vous êtes sévère pour cette pauvre enfant, vous croyez trop aux accusations de cette bonne, qui se plaint pour un rien.

madame des ormes.
Vous appelez la désobéissance un rien ?
m. des ormes.

À savoir si elle a désobéi.

madame des ormes.

Comment, si elle a désobéi ? Puisque Mina le dit !

m. des ormes.

Mina ne m’inspire aucune confiance ; je l’ai surprise déjà plus d’une fois à mentir ; et, de plus, je crois qu’elle déteste cette petite.

madame des ormes.

Ce n’est pas étonnant ! Avec elle, Christine est toujours désagréable et maussade.

m. des ormes.

Ce qui prouve que Mina s’y prend mal. Mais… vous êtes trop sévère avec Christine, parce que vous ne surveillez pas assez ce qui se passe, et que vous ajoutez foi aux plaintes de la bonne. Christine a une peur affreuse de cette Mina ! De grâce, mettez-y plus de soin et de surveillance.

madame des ormes.

Ah ! je vous en prie, parlons d’autre chose. Ce sujet m’impatiente. »

M. des Ormes soupira, quitta le salon, et, curieux de voir ce que faisait Mina, il alla voir si Christine se consolait de sa triste journée ; il entra chez elle. Christine était dans son lit, et, seule, elle pleurait tout bas. M. des Ormes s’approcha, se pencha vers le lit de sa fille.

« Où est ta bonne, Christine ?

christine.
Elle est sortie, papa.
m. des ormes.

Comment ? elle te laisse toute seule ?

christine.

Oui, toujours quand je suis couchée.

m. des ormes.

Veux-tu que je l’appelle ?

— Oh non ! non ! Laissez-la, je vous en prie, papa, s’écria Christine avec effroi.

— Pourquoi as-tu peur d’elle ? »

Christine ne répondit pas. Son père insista pour savoir la cause de sa frayeur ; la petite finit par répondre bien bas :

« Je ne sais pas. »

Ne pouvant en obtenir autre chose, il quitta Christine, triste et préoccupé. Sa conscience lui reprochait son insouciance pour elle et le peu de soin qu’il prenait de son bien-être, sa femme ne s’en occupant pas du tout. Quand il rentra au salon, il trouva Mme des Ormes d’assez mauvaise humeur ; il ne lui reparla plus de Christine ni de Mina, mais il forma le projet de surveiller la bonne et de la faire partir à la première méchanceté ou calomnie dont elle se rendrait coupable.


  1. Maréchal autrichien, célèbre par la répression cruelle de la révolte des Lombards en 1849.