François le bossu/3

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Hachette (p. 33-52).
III


deux années qui font deux amis


Peu de jours après, M. des Ormes fut appelé à Paris pour une affaire importante ; il aurait désiré y aller seul, mais sa femme voulut absolument l’accompagner, disant qu’elle avait à faire des emplettes indispensables ; elle se rendit en toute hâte chez sa belle-sœur de Cémiane pour lui annoncer son départ.

madame de cémiane.

Et Christine, l’emmenez-vous ?

madame des ormes.

Certainement non ; que voulez-vous que j’en fasse pendant mes courses, mes emplettes ? Je n’emmène que ma femme de chambre et un domestique.

madame de cémiane.
Que deviendra donc Christine ?
madame des ormes.

D’abord, mon absence durera à peine quinze jours ; elle restera avec sa bonne, qui n’a pas autre chose à faire qu’à la soigner.

madame de cémiane.

Il me semble que Christine la craint beaucoup ; ne pensez-vous pas qu’elle soit trop sévère ?

madame des ormes.

Pas du tout ! Elle est ferme, mais très bonne. Christine a besoin d’être menée un peu sévèrement ; elle est raisonneuse, impertinente même, et toujours prête à résister.

madame de cémiane.

Je ne l’aurais pas cru ! elle paraît si douce, si obéissante ! Je la ferai venir souvent chez moi pendant votre absence, n’est-ce pas ?

madame des ormes.

Tant que vous voudrez, ma chère ; faites comme vous voudrez et tout ce que vous voudrez, pourvu qu’elle reste établie aux Ormes avec sa bonne. Adieu, je me sauve, je pars demain, et j’ai tant à faire ! »

Mme des Ormes rentra, s’occupa de ses paquets, recommanda à Mina de mener souvent Christine chez sa tante de Cémiane, et partit le lendemain de bonne heure.

Cette absence devait être de quinze jours ; elle se prolongea de mois en mois pendant deux ans, à cause d’un voyage à la Martinique que dut faire M. des Ormes, qui avait placé là une grande partie de sa fortune. Mme des Ormes voulut à toute force l’accompagner, car elle aimait tout ce qui était nouveau, extraordinaire, et surtout les voyages. Pendant ces deux ans, les Cémiane et M. de Nancé ne quittèrent pas la campagne, heureusement pour Christine, qui voyait sans cesse Gabrielle, Bernard et leur ami François. Christine conçut une amitié très vive pour François, dont la bonté et la complaisance la touchaient et lui donnaient le désir de l’imiter. Elle allait souvent passer des mois entiers chez sa tante, qui avait pitié de son abandon. Mina était hypocrite aussi bien que méchante, de sorte qu’elle sut se contenir en présence des étrangers, et que personne ne devina combien la pauvre Christine avait à souffrir de sa dureté et de sa négligence. Christine n’en parlait jamais, parce que Mina l’avait menacée des plus terribles punitions si elle s’avisait de se plaindre à ses cousins ou à quelque autre.

Paolo aimait et protégeait Christine ; il aimait aussi François, auquel il donnait des leçons de musique et d’italien, ce qui lui faisait gagner cinquante francs par mois, somme considérable dans sa position, et suffisante pour le faire vivre. Il avait aussi quelques malades qui l’appelaient, le sachant médecin et peu exigeant pour le payement de ses visites. D’ailleurs, il passait des semaines entières chez M. de Nancé. Ces deux années se passèrent donc heureusement pour tous nos amis. On avait tous les mois à peu près des nouvelles de M. et de Mme des Ormes ; ils annoncèrent enfin leur retour pour le mois de juillet, et cette fois ils furent exacts. L’entrevue avec Christine ne fut pas attendrissante ; son père et sa mère l’embrassèrent sans émotion, la trouvèrent très grande et embellie : elle avait huit ans, avec la raison et l’intelligence d’un enfant de dix pour le moins. Son instruction ne recevait pas le même développement ; Mina ne lui apprenait rien, pas même à coudre ; Christine avait appris à lire presque seule, aidée de Gabrielle et de François, mais elle n’avait de livres que ceux que lui prêtait Gabrielle ; François ignorait son dénûment, sans quoi il lui eût donné toute sa bibliothèque.

Le lendemain du retour de M. et de Mme des Ormes, ils reçurent un mot de Mme de Cémiane, qui leur demandait de venir passer la journée suivante avec eux et d’amener Christine.

« Il faut, disait-elle, que je vous présente un nouveau voisin de campagne, M. de Nancé, qui est charmant ; et un demi-médecin italien, fort original, qui vous amusera ; il me fait savoir, par un billet attaché au collier de mon chien de garde, qu’il viendra chez moi demain. Amenez-nous Christine ; Gabrielle vous le demande instamment.

madame des ormes.

Je suis bien aise que votre sœur fasse quelques nouvelles connaissances dans le voisinage ; nous en profiterons et nous les engagerons à dîner pour la semaine prochaine.

m. des ormes.

Comme vous voudrez, ma chère ; mais il me

semble qu’il vaudrait mieux attendre qu’ils nous eussent fait une visite.
madame des ormes.

Pourquoi attendre ? Si l’un est charmant et l’autre original, comme dit notre sœur, je veux les avoir chez moi ; ils nous amuseront. »

M. des Ormes garda le silence, comme d’habitude, devant l’opposition de sa femme. Elle courut dans sa chambre pour préparer sa toilette du lendemain.

Elle ne songea pas à Christine, mais M. des Ormes prévint la bonne qu’ils emmèneraient Christine avec eux. Les yeux de Christine brillèrent : elle eut peine à contenir sa joie ; sa bouche souriait malgré elle, et ses joues s’animèrent d’un éclat extraordinaire ; mais la présence de sa bonne arrêta tout signe extérieur de satisfaction ; elle resta silencieuse et immobile. La journée lui parut interminable ; le lendemain elle s’éveilla de bonne heure ; sa bonne dormit tard, et la pauvre Christine attendit deux grandes heures le réveil de Mina.

La certitude d’avoir une journée de liberté mit la bonne de belle humeur ; elle ne brusqua pas trop Christine, ne lui arracha pas les cheveux en la peignant, ne lui mit pas trop de savon dans les yeux en la débarbouillant, l’habilla proprement, et lui donna pour son premier déjeuner un peu de beurre sur son pain, douceur à laquelle Christine n’était pas accoutumée ; car la bonne mangeait habituellement le beurre et le chocolat au lait destinés à Christine, et ne lui donnait que du pain et une tasse de lait.

La matinée s’avançait, personne ne venait chercher Christine ; elle commençait à s’inquiéter, surtout quand elle entendit les allées et venues qui annonçaient le départ, et enfin le bruit de la voiture devant le perron. Elle n’osait rien demander à sa bonne, mais son visage s’attristait, ses yeux se mouillaient, lorsque la porte s’ouvrit, et M. des Ormes entra. S’avançant vers elle :

« Christine, nous partons ; es-tu prête ?

christine.

Oui, papa, depuis longtemps.

m. des ormes.

Pourquoi tes yeux sont-ils pleins de larmes ?

Aimes-tu mieux rester à la maison ?
christine.

Oh non ! non, papa ! J’avais peur que vous ne m’oubliassiez.

m. des ormes.

Ma pauvre fille, je ne t’oublie pas, tu le vois bien. Allons vite, pour ne pas faire attendre ta maman. »

Christine ne se le fit pas dire deux fois et courut à son père, qui l’emmena précipitamment. Il entendait la voix mécontente de sa femme ; elle arrivait au perron et appelait :

« Philippe, où êtes-vous donc ? Où est M. des Ormes ! Pourquoi Christine ne vient-elle pas ?

— Me voici, Madame, répondit le domestique sortant de l’antichambre. Monsieur est monté chez Mademoiselle.

madame des ormes.

Allez leur dire que je les attends.

m. des ormes.

Ne vous impatientez pas, ma chère ; j’étais allé chercher Christine.

madame des ormes.

Bonjour, Christine. Pourquoi n’es-tu pas venue chez moi ?

christine.

Maman, j’attendais ma bonne, qui m’avait défendu de sortir sans elle.

madame des ormes.

Mina a toujours des idées baroques ! Quelle nécessité d’enfermer cette enfant et de l’empêcher de venir dans ma chambre ! Et toi, Christine, si tu avais eu un peu d’esprit, tu n’aurais pas attendu la permission de Mina… Comme tu es rouge, Christine ; tu n’es pas jolie, ma pauvre fille !

m. des ormes.

Il est impossible de savoir si elle a de l’esprit puisqu’elle ne parle guère ; devant nous, du moins ; et, quant à sa laideur, je ne puis vous l’accorder, car elle vous ressemble extraordinairement. »

M. des Ormes sourit malicieusement en disant ces mots, et voulut aider sa femme à monter en voiture ; mais elle le repoussa en disant avec humeur :

« Laissez-moi ; je monterai bien sans votre aide. »

Il prit Christine dans ses bras et voulut la mettre dans la voiture, près de sa mère.

« Mettez-la sur le siège, dit Mme des Ormes ; elle va chiffonner ma jolie robe ou elle la salira avec ses pieds. »

M. des Ormes plaça Christine sur le siège, près du cocher.

« Faites bien attention à la petite, dit-il en la lui remettant.

le cocher.

Que Monsieur soit tranquille, j’y veillerai, elle est si mignonne, si douce, pauvre petite ! Ce serait bien dommage qu’il lui arrivât quelque chose. »

Christine n’avait pas dit un mot tout ce temps ; elle osait à peine respirer, tant elle avait peur d’augmenter l’humeur de sa mère et d’être laissée à la maison. Quand la voiture partit, elle poussa un soupir de satisfaction.

« Vous avez quelque chose qui vous gêne, Mademoiselle Christine ? demanda le cocher.

christine.

Non, au contraire ; je suis si contente que nous soyons partis ! J’avais si peur de rester à la maison !

le cocher.

Pauvre petite Mam’selle ! Votre bonne vous rend la vie dure tout de même.

christine.

Oh ! taisez-vous, je vous en prie, bon Daniel ; si ma bonne le savait !

le cocher.

C’est vrai tout de même ! Pauvre petite ! vous n’en seriez pas plus heureuse.

christine.

Mais je vais voir Gabrielle, qui est si bonne pour moi ! et le petit François, qui est si bon ! et mon cousin Bernard, que j’aime tant ! Je suis heureuse, très heureuse, je vous assure !

— Aujourd’hui, dit Daniel en lui-même ; mais demain ce sera autre chose. »

Christine ne parla plus, elle songea avec bonheur à la bonne journée qu’elle allait passer ; la route n’était pas longue, on ne tarda pas à arriver, car il n’y avait que trois kilomètres du château des Ormes à celui de M. et Mme de Cémiane. Gabrielle et Bernard se précipitèrent à la rencontre de leur cousine, que M. des Ormes avait fait descendre de dessus le siège.

« Viens vite, lui dit Gabrielle, j’ai habillé une poupée comme une mariée ; viens voir comme elle est jolie ! Elle est pour toi. »

Mme des Ormes était déjà entrée au salon, et Christine se laissa aller à toute sa joie ; Gabrielle et Bernard l’emmenèrent dans leur chambre, où elle trouva sa poupée étendue sur un joli petit lit et habillée en robe de mousseline blanche, avec un voile comme pour une première communion. Christine ne cessait de remercier Gabrielle, et Bernard aussi, qui avait travaillé avec le menuisier au petit lit de la poupée. François ne tarda pas à se joindre à ses amis ; Christine lui témoigna sa joie de le revoir. Pendant que son cœur se dilatait et que sa langue se déliait, Mme des Ormes faisait la gracieuse avec M. de Nancé, que lui avait présenté Mme de Cémiane, et l’Italien, qui saluait et qui faisait son possible pour plaire à Mme des Ormes, afin d’être engagé à aller la voir, ce qui lui ferait une connaissance de plus.

Il avait bien vite deviné que c’était à Mme des Ormes qu’il fallait plaire pour être admis chez elle ; aussi ne cessa-t-il de chercher les occasions de lui être agréable ; elle laissa tomber une épingle qui attachait son châle, Paolo se précipita à quatre pattes pour la chercher.

madame des ormes.

Ce n’est pas la peine, Monsieur Paolo : une épingle n’a rien de précieux.

paolo.

Oh ! une épingle portée par vous, bella signora, est oune trésor.

madame de cémiane, riant.

Joli trésor ! Voyons, Monsieur Paolo, finissez vos recherches ; je vous répète que ce n’est pas la peine.

paolo.

Zamais, signora ; zé resterai ployé vers la terre zousqu’à la trouvaille dé ce trésor.

— Madame la comtesse est servie » annonça un valet de chambre.

Chacun se dirigea vers la salle à manger ; Paolo restait à quatre pattes. Il se releva sur ses genoux quand tout le monde fut sorti.

« Per Bacco ! dit-il à mi-voix en se grattant la tête ! z’ai fait oune sottise… Quoi faire ?… ils vont manzer tout ! Et cette couquine d’épingle, quoi faire ? Ah ! z’ai oune idée ! Bella ! bellissima ! zé vais prendre oune épingle sour la table et zé dirai :

« Voilà, voilà votre épingle ! Zé l’ai trouvée ! »

Il sauta sur ses pieds, saisit une des épingles qui garnissaient une pelote à ouvrage posée sur la table et se précipita vers la salle à manger d’un air triomphant.

« Voilà, voilà, signora ! Zé l’ai trouvée !

— Ah ! ah ! ah ! dit Mme des Ormes riant aux éclats, ce n’est pas la mienne ! Elle est blanche, la mienne était noire !

— Dio mio ! s’écria le malheureux Paolo, consterné de ce qu’il venait d’entendre ! c’est parce que zé l’ai frottée à…, à… mon horloze d’arzent.

— Voyons, Monsieur Paolo, finissez vos folies et mangez votre omelette, dit M. de Cémiane à demi mécontent ; le déjeuner n’en finira pas, et les enfants n’auront pas le temps de s’amuser et de faire leur pêche aux écrevisses. »

Paolo ne se le fit pas dire deux fois ; il se mit à table et avala son omelette avec une promptitude qui lui fit regagner le temps perdu. Mme des Ormes regardait souvent Christine et la reprenait du geste et de la voix.

« Tu manges trop, Christine ! N’avale donc pas si gloutonnement !… Tu prends de trop gros morceaux !… »

Christine rougissait, ne disait rien ; François, qui était près d’elle, la voyant prête à pleurer, après une dixième observation, ne put s’empêcher de répondre pour elle :

« C’est parce qu’elle a très faim, Madame ; d’ailleurs, elle ne mange pas beaucoup ; elle coupe ses bouchées aussi petites que possible. »

Mme des Ormes ne connaissait pas François ; elle le regarda d’un air étonné.

madame des ormes.

Qui êtes-vous, mon petit chevalier, pour prendre si vivement la défense de Christine ?

françois.

Je suis son ami, Madame, et je la défendrai toujours de toutes mes forces.

madame des ormes.

Qui ne sont pas grandes, mon pauvre petit.

françois.

Non, c’est vrai ; mais j’ai papa pour soutien, si j’en ai besoin.

madame des ormes, d’un air moqueur.

Oh ! oh ! voudriez-vous me livrer bataille, par hasard ? Et où est-il, votre papa, mon petit Ésope ?

— Près de vous, Madame, reprit M. de Nancé d’une voix grave et sévère.

madame des ormes, très surprise.

Comment ? ce petit…, ce…, cet aimable enfant ?

m. de nancé.

Oui, Madame, ce petit Ésope, comme vous venez de le nommer, est mon fils ; j’ai l’honneur de vous

le présenter.
madame des ormes, embarrassée.

Je suis désolée…, je suis charmée !… je regrette… de ne l’avoir pas su plus tôt.

m. de nancé.

Vous lui auriez épargné cette nouvelle humiliation, n’est-ce pas, Madame ? Pauvre enfant ! il en a tant supporté ! Il y est plus fait que moi !

françois.

Papa ! papa ! je vous en prie, ne vous en affligez pas ! Je vous assure que cela m’est égal ! Je suis si heureux ici, au milieu de vous tous ! Bernard, Gabrielle et Christine sont si bons pour nous ! Je les aime tant !

— Et nous aussi nous t’aimons tant, mon bon François, dit Christine à demi-voix en lui serrant la main dans les siennes.

— Et nous t’aimerons toujours ! Tu es si bon ! reprit Gabrielle en lui serrant l’autre main.

bernard.

Et partout et toujours nous nous défendrons l’un l’autre ; n’est-ce pas, François ? »

Mme des Ormes était restée fort embarrassée pendant ce dialogue ; M. des Ormes ne l’était pas moins qu’elle, pour elle ; M. et Mme de Cémiane étaient mal à l’aise et mécontents de leur sœur. M. de Nancé restait triste et pensif. Tout à coup Paolo se leva, étendit le bras et dit d’une voix solennelle :

« Écoutez tous ! Écoutez-moi, Paolo. Zé dis et zé zoure qué lorsque cet enfant, que la signora appelle Esoppo, aura vingt et oune ans, il sera aussi grand, aussi belle que son respectabile signor padre. C’est moi qui lé ferai parce que l’enfant est bon, qu’il m’a fait oune énorme bienfait, et…, et que zé l’aime.

m. de nancé.

C’est la seconde fois que vous me faites cette bonne promesse, Monsieur Paolo ; mais si vous pouvez réellement redresser mon fils, pourquoi ne le faites-vous pas tout de suite ?

— Patience, signor mio, zé souis médecin. À présent, impossible, l’enfant grandit ; à dix-huit ou vingt ans, c’est bon ; mais avant, mauvais. »

M. de Nancé soupira et sourit tout à la fois en regardant François, dont le visage exprimait le bonheur et la gaieté. Il causait d’un air fort animé avec ses amis ; tous parlaient et riaient, mais à voix basse, pour ne pas troubler la conversation des grandes personnes.