François le bossu/4

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Hachette (p. 53-66).
IV


les caractères se dessinent


Le déjeuner était fort avancé. Bernard demanda à sa mère s’il pouvait sortir de table avec Gabrielle, Christine et François. La permission fut accordée sans difficulté, et les enfants disparurent pour s’amuser dans le jardin.

christine.

Mon bon François, comme je te remercie d’avoir pris ma défense ! Je ne savais plus comment faire pour manger comme maman voulait.

françois.

C’est pour cela que j’ai parlé pour toi, Christine ; je voyais bien que tu n’osais plus manger, que tu avais envie de pleurer. Ça m’a fait de la peine.

christine.

Et moi aussi, j’ai eu du chagrin quand maman a

eu l’air de se moquer de toi.
françois.

Oh ! il ne faut pas te chagriner pour cela ! Je suis habitué d’entendre rire de moi. Cela ne me fait rien ; c’est seulement quand papa est là que je suis fâché, parce qu’il est toujours triste quand il entend se moquer de ma bosse. Il m’aime tant, ce pauvre papa !

bernard.

Oh oui ! il est bien meilleur que ma tante des Ormes, qui n’aime pas du tout la pauvre Christine.

christine.

Je t’assure, Bernard, que tu te trompes. Maman m’aime ; seulement, elle n’a pas le temps de s’occuper de moi.

bernard.

Pourquoi n’a-t-elle pas le temps ?

christine.

Parce qu’il faut qu’elle fasse des visites, qu’elle s’habille, qu’elle essaye des robes ! Et puis elle a des personnes qui viennent la voir ! Et puis ils sortent ensemble ! Et puis… beaucoup d’autres choses encore.

françois.

Et toi, qu’est-ce que tu fais pendant ce temps ?

christine.

Je reste avec ma bonne ; et c’est ça qui est terrible ! Elle est si méchante, ma bonne !

françois.

Pourquoi ne le dis-tu pas à ta maman ?

christine.

Parce que ma bonne me battrait horriblement ; elle dirait des mensonges à maman, et je serais encore grondée et punie.

françois.

Pourquoi ne dis-tu pas à ta maman que ta bonne est une méchante menteuse ?

christine.

Maman ne me croirait pas ; elle croit toujours ma bonne.

françois.

Alors, moi, je vais le dire à papa pour qu’il le dise à ta maman.

christine.

Non, non, François, je t’en prie, ne dis rien ; ma bonne me gronderait et me battrait bien plus, et maman ne me croirait pas. Je n’en parle qu’à toi, parce que je t’aime plus que tout le monde.

françois.

Mais tu es malheureuse, pauvre Christine, et je ne peux pas supporter cela.

christine.

Mais non ! quand je suis ici, avec toi surtout, je suis très heureuse ; j’y viens presque tous les jours ; et quand ma bonne n’est pas avec moi, je ne suis pas malheureuse.

françois.

Je voudrais bien que papa allât chez toi.

christine.

Pourquoi n’y vient-il pas ?

françois.

Parce que ta maman voit beaucoup de monde ;

elle est très élégante, et papa n’aime pas cela.
christine.

Mais il vient chez ma tante ; c’est la même chose !

françois.

Il dit que non : que vous êtes tous très bons, que ta tante et ton oncle ne font pas d’élégance, qu’ils reçoivent simplement et sans toilette, et je ne sais quoi encore que j’ai oublié. »

Bernard et Gabrielle, qui s’étaient éloignés, reviennent.

bernard.

C’est ennuyeux de ne rien faire ! Si nous commencions notre pêche aux écrevisses ?

gabrielle.

Oui, oui, commençons ; demandons les pêchettes, la viande crue, les paniers.

bernard.

Mais il nous faut quelqu’un pour nous aider.

françois.

Voici tout juste M. Paolo ; mais il ne nous voit pas. »

Les enfants se mirent à crier :

« Monsieur Paolo ! par ici ! »

Paolo se retourne et s’avance vers eux à pas précipités. Il salue :

« Messieurs, Mesdemoiselles,… à quel service vous voulez Paolo ? Lé voici !

françois.

Mon bon Monsieur Paolo, voulez-vous nous aider

à arranger nos pêchettes pour prendre des écrevisses ?
paolo.

Oui, signor ; tout pour votre service. Paolo, reconnaissant, n’oublie jamais ni bon ni mauvais. »

Tous coururent chercher ce qu’il leur fallait, et revinrent près du ruisseau ; Paolo allait, venait, déployait les pêchettes, les mettait dans l’eau.

« Pas là, pas là, Monsieur Paolo ! criaient les enfants : il y a des branches qui accrochent la pêchette. »

Paolo changeait de place.

« Pas là, pas là ! criaient Bernard et Gabrielle : il n’y a pas d’eau ; il n’y a que des pierres.

paolo.

L’écrevisse aime les pierres, signor Bernardo.

bernard.

Quand les pierres sont dans l’eau, mais pas quand elles sont perchées en l’air.

paolo.

L’écrevisse a des pattes, signor Bernardo.

bernard.

Pour marcher dans l’eau, mais pas pour en sortir, grimper et tomber.

paolo.

L’écrevisse a oune queue, signor Bernardo.

bernard.

Pour se soutenir dans l’eau, mais pas en l’air.

paolo.

L’écrevisse a oune peau doure, signor Bernardo.

bernard.

Ah bah ! Vous m’ennuyez, Monsieur Paolo ! Je vous dis que les pêchettes sont très mal là ! Donnez-les-moi, que je les place comme il faut.

paolo.

Voilà, signor Bernardo. »

Paolo tendit la pêchette déjà accrochée à une racine qui sortait d’un rocher. Bernard la prit et la plaça avec deux autres dans un recoin où venaient se réfugier quelques écrevisses.

Pendant qu’il arrangeait ses pêchettes, Paolo restait immobile, un peu honteux, un peu mécontent, et n’osant le témoigner. François et Christine s’aperçurent de son embarras, et s’approchèrent de lui :

« Mon cher Monsieur Paolo, lui dit tout bas le petit François, prenons les quatre pêchettes qui restent, et allons les mettre près d’un rocher où vous vouliez mettre les autres ; je suis sûr qu’il y a des écrevisses par là.

— Vous croyez, signor excellentissimo ? dit Paolo d’un air joyeux.

christine.

Oui, oui, François a raison, mon pauvre monsieur Paolo ; venez avec nous. »

Paolo sourit et saisit les pêchettes oubliées ; il les arrangea, les plaça très habilement et attendit patiemment les écrevisses ; elles ne tardèrent pas à arriver en foule, si bien que lorsque Bernard leva sa pêchette en criant d’un air triomphant : « J’en ai trois ! »

Paolo leva les siennes et s’écria avec une voix retentissante :

« Z’en ai dix-houit et des souperbes !
bernard.

Dix-huit ! Près de ce rocher ? Pas possible ! »

Bernard et Gabrielle coururent aux pêchettes de Paolo, et comptèrent en effet dix-huit belles écrevisses.

« C’est vrai, dit Gabrielle, M. Paolo avait raison.

— Et Bernard a eu tort ! dit Christine à Gabrielle en s’éloignant. Il a fait de la peine à ce pauvre M. Paolo, qui est très bon et très complaisant.

gabrielle.

Oui, mais il est si ridicule !

christine.

Qu’est-ce que ça fait, s’il est bon ?

gabrielle.

C’est vrai, mais c’est tout de même ennuyeux d’être ridicule.

christine.

Gabrielle, est-ce que tu n’aimes pas François ?

gabrielle.

Si fait, mais je ne voudrais pas être comme lui.

christine.

Et moi, je le trouve si bon, que je l’aime cent fois plus que Maurice et Adolphe de Sibran, qui sont si beaux.

gabrielle.

Pas moi, par exemple ; François est bon, c’est vrai ; mais quand il y a du monde, je suis honteuse de lui.

christine.

Moi, jamais je ne serai honteuse de François, et je voudrais être sa sœur pour pouvoir être toujours

avec lui.
gabrielle.

Je serais bien fâchée d’avoir un frère bossu !

christine.

Et moi, je serais bien heureuse d’avoir un frère si bon !

— Signorina Christina dit bien, fait bien et pense bien, dit Paolo, qui s’était approché d’elles sans qu’elles le vissent.

gabrielle.

Comme c’est vilain d’écouter, Monsieur Paolo ! Vous m’avez fait peur.

paolo, avec malice.

On a toujours peur quand on dit mal, signorina.

gabrielle.

Je n’ai rien dit de mal. Vous n’allez pas raconter tout cela à François, je l’espère bien ?

paolo.

Pourquoi ? Puisque vous n’avez rien dit de mal !

gabrielle.

Non, certainement ; mais tout de même je ne veux pas que François sache ce que nous avons dit.

paolo.

Pourquoi ? pouisque…

françois.

Monsieur Paolo, Monsieur Paolo, venez m’aider, je vous prie, à prendre les écrevisses et les mettre dans une terrine. »

Paolo alla vers François, qui achevait de retirer les écrevisses des pêchettes ; il les mettait à mesure

dans une terrine couverte.
paolo.

Pourquoi vous m’appelez, puisque c’est fini, signor Francesco ?

françois, rougissant.

Parce que j’avais besoin de vous…, de votre aide.

— Non, non, ce n’est pas ça ? dit Paolo en secouant la tête ; il y a autre chose… Dites le vrai ; Paolo sera discret, ne dira rien à personne.

françois.

Eh bien, c’est parce que Gabrielle était embarrassée et que vous la tourmentiez ; j’ai voulu la

délivrer.
paolo.

Vous avez entendu ce qu’elles ont dit.

françois.

Oui, tout ; mais il ne faut pas qu’elles le sachent.

paolo.

Et vous venez au secours de Gabrielle ? c’est bien, ça ! c’est bien ! Zé vous ferai grand comme le signor papa ! Vous verrez. »

François, se mit à rire ; il ne croyait pas à la promesse de Paolo, mais il était reconnaissant de sa bonne volonté.

La pêche continua quelque temps, pêche miraculeuse, car ils prirent en deux heures plus de cent écrevisses, grâce à Paolo et à François, qui plaçaient bien les pêchettes, et qui saisissaient les écrevisses au passage. La journée s’acheva très heureusement pour tout le monde ; Mme des Ormes, enchantée d’avoir deux personnes de plus à inviter, fut charmante pour M. de Nancé, qu’elle engagea à venir dîner chez elle le surlendemain avec François ; M. de Nancé allait refuser, quand il vit le regard inquiet et suppliant de son fils ; il accepta donc, à la grande joie de Christine et de son ami François. Mme des Ormes invita Paolo, qui salua jusqu’à terre pour témoigner sa reconnaissance ; M. et Mme de Cémiane promirent aussi de venir avec Bernard et Gabrielle. — En s’en allant, Mme des Ormes permit à Christine de se mettre dans la calèche, sa toilette ne devant plus être ménagée ; Christine était si contente de sa journée qu’elle ne pensa à sa bonne qu’en descendant de voiture ; heureusement que la bonne n’était pas rentrée et que Christine, aidée de la femme de Daniel, eut le temps de se déshabiller, de se coucher et de s’endormir avant le retour de Mina.