France, Algérie et colonies/Colonies/01

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 697-700).


COLONIES FRANÇAISES




CHAPITRE PREMIER


1o Perte de notre empire colonial. Erreurs et malheurs. — Il n’y a pas cent cinquante ans nous avions des colonies immenses.

Elles nous ont échappé, sauf des comptoirs, de petites îles et des pays malsains que les ennemis ont daigné nous laisser.

De l’Inde, il nous reste cinq villes ; de l’Amérique du Nord, deux îlots tourbeux ; et dans l’Amérique du Sud nous sommes les seigneurs de Cayenne !

C’est que la France n’a jamais essaimé comme l’Angleterre, sa rivale d’au delà le détroit, ou l’Espagne, sa rivale d’au delà le mont, ou le Portugal, qui se renouvelle cent fois dans le Brésil. Quand mille Français voguaient pour la Nouvelle-France, vingt mille Anglais au moins cinglaient vers la Nouvelle-Angleterre.

Puis, nous étions faibles sur mer à force de nous épuiser sur terre pour des querelles frivoles. C’est par millions que nos armées ont stérilement semé des cadavres sur l’Escaut, la Meuse, le Rhin, le Danube, le Pô, l’Èbre et les sierras d’Espagne. De cette pourriture rien de grand n’a germé pour nous.

Au dix-septième siècle, tandis que l’Angleterre colonisait l’Amérique Septentrionale, des Français quittaient la France, au nombre de 400 000, dit-on : hommes d’ailleurs coupables d’être les amis de l’étranger, car les protestants intriguaient alors pour Guillaume d’Orange, comme auparavant, sous la Ligue, les catholiques avaient fait cause commune avec Philippe II. À cette époque, l’esprit de secte l’emportait sur l’idée de patrie ; aujourd’hui c’est l’esprit de parti qui nous déchire.

La sage Albion ne perdit point ses sectaires, elle leur ouvrit les colonies du Nouveau-Monde ; la France, tête folle, n’envoya pas ses huguenots au Canada. Et pourtant la moitié des Cévenols qui devinrent Prussiens auraient suffi pour doubler notre colonie d’Amérique.

Et cent ans auparavant, dans le siècle où l’Espagne et la Lusitanie assurèrent leur empire sur les immensités de la Sierra, de la Montaña, de la Selva, des Campos, de la Pampa, des Llanos, que se passait-il dans la « douce France » où il y a cent Arcadies pour une Arabie Pétrée, où il fait si bon vivre sous un ciel sans rigueur et sans pestilence, sur un sol sans fauves et presque sans serpents ? On s’y égorgeait de protestants à catholiques. Ce qui s’y fit de massacres pendant trente à quarante années rougirait cent mille pages d’histoire. Une ville du Nord, Mortagne de l’Orne, fut prise, ravagée, violée vingt-deux fois en quarante-deux mois pendant la Ligue ; et dans le Sud-Ouest, aux confins du Périgord et de l’Agénais, il arriva que deux bourgades furent détruites la même nuit : Montpazier, par ses voisins de Villefranche-de-Belvès, et Villefranche-de-Belvès par ses voisins de Montpazier. Dans les deux camps, la férocité dépassait l’héroïsme ; beaucoup se battaient pour leur foi, tous pour leur ambition, leur orgueil et leur haine. Nous perdîmes alors deux et trois fois, sinon plus, les 400 000 hommes que nous coûta plus tard la révocation de l’édit de Nantes. Le sang versé dans ces jours de colère sur une seule de nos provinces eût fécondé pour la France le continent qui nous manque, si le Canada n’est qu’un souvenir et l’Algérie qu’un espoir.

Nous n’aidâmes point les calvinistes qui s’établirent, vers le milieu du seizième siècle, dans la baie où fleurit aujourd’hui Rio de Janeiro ; au dix-septième siècle, nous ne jetâmes pas au Canada vingt mille hommes quand il en aurait fallu jeter un million, et nous perdîmes sous les murs de Québec l’empire de l’Amérique du Nord ; au commencement du dix-huitième, nous avons vendu la Louisiane, val et delta d’un fleuve prodigieux. Nous avons laissé prendre par les Anglais l’Afrique du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Éternellement trompée par des mots éclatants, la France a même longtemps méprisé l’Algérie, dernier don de la Fée bienfaisante.

Trop de Français rêvent encore à la Belgique, un des plus petits pays du monde ; à la frontière du Rhin, qui nous donnerait des Allemands. Et pendant ce temps, les Anglais, les Russes, les Espagnols et les Portugais couvrent la Terre. L’astre étranger monte au ciel et nous assistons sans amertume au soleil couchant de notre nationalité.

À part l’Algérie, qui n’est point colonie mais « terre de France », nous possédons encore :

En Asie, cinq villes de l’Inde et la Cochinchine, avec le protectorat du Cambodge : environ 14 millions d’hectares et 2 872 000 âmes ;

En Océanie, la Nouvelle-Calédonie, Taïti, les Marquises et quelques tout petits archipels, non pas d’îles, mais d’îlots, de récifs, de coraux, d’atolls : environ 2 900 000 hectares et moins de 100 000 âmes ;

En Afrique, la Sénégambie, le Gabon, Bourbon, Mayotte et autres îles du tour de Madagascar. Le Sénégal et le Gabon n’ayant d’autres limites que celles de notre volonté, nul ne sait sur combien de millions d’hectares nous dominons en Afrique.

En Amérique, Saint-Pierre et Miquelon, diverses Antilles et la Guyane de Cayenne : 12 400 000 hectares, sans un vaste territoire disputé par la France au Brésil, et 365 000 âmes.