France, Algérie et colonies/France/01

La bibliothèque libre.
LIbrairie Hachette et Cie (p. 1-18).

FRANCE



CHAPITRE PREMIER

ÉTENDUE, NOM, FRONTIÈRES


1o La Chanson de Roland. « Douce France » et « Terre Major ». — Il est un lyrique infécond que, dans notre honteuse ignorance, nous avons longtemps vénéré comme le plus vieux de nos poètes : Malherbe, dont quelques vers ont éveillé le génie de La Fontaine.

Or, 550 ans avant ce père d’une strophe immortelle, quatre siècles avant le grand poète de la ballade des Dames du temps jadis, Douce France et Terre Major étaient déjà célébrées dans les 4 000 décasyllabes de la Chanson de Roland, poème français qui sort d’une âme épique et tragique.

La langue de ces temps antiques n’était pas ce qu’un vain peuple pense, un jargon rauque, sourd, inflexible, barbare, sortant comme un hoquet du dur gosier des gens du Nord ; et dans sa rude beauté la Chanson de Roland dépasse de mille coudées Boileau et son Lutrin, Voltaire et sa Henriade, Saint-Lambert et ses Saisons, Delille et ses Jardins, et deux cents années de rapsodies en douze et quelquefois vingt-quatre chants, « Iliades » sans souffle, sans vertu, sans élan, sans chaleur, dont on ne méprisera jamais assez le fabuleux néant.

À qui la devons-nous cette Chanson de Roland ? Quel fut le rugueux Homère des Français du pays d’oil qui, pareil à l’Homère ionien, mais dans une langue moins souple, moins dorée, moins sonore, chanta comme lui la mort d’un héros et comme lui la puissance d’un roi des rois, « Charlemagne à la barbe fleurie ? » On l’ignore. Sans doute il était Normand, peut-être il s’appela Turolde ou Thérolde ou Touroude.

C’est dans la seconde moitié du onzième siècle que cet inconnu célébra le désastre des hommes de sa race au bord d’un torrent des Pyrénées d’Espagne, tandis que le « toujours florissant » aveugle avait chanté des triomphateurs. En ce temps ancien nous n’avions pas encore conscience de nous-mêmes : on se sentait Chrétien contre le Musulman, et l’on allait bâtir des cathédrales merveilleuses ; mais on ne se savait pas Français contre l’Allemand, l’Anglais ou l’Espagnol. Et déjà pourtant le trouvère faisait vibrer la foule aux noms de Douce France et de Terre Major.

Le même cri d’amour, d’enthousiasme et d’orgueil traverse nos autres poèmes de chevalerie, nos autres « romans » d’aventure, qu’ils parlent « de France, de Bretagne ou de Rome la Grand ». Pour ces interminables conteurs, trop souvent monorimes et monotones, la patrie est toujours Douce France, le plus gai pays, et Terre Major, le plus grand royaume.

De nos jours, huit cents ans après la Chanson de Roland, la France n’a plus droit qu’au premier de ces noms. C’est bien toujours la terre charmante, agréable, heureuse, admirée, l’honneur de la zone tempérée qui nulle part ailleurs ne dispense plus équitablement le soleil et la pluie ; c’est le verger des meilleurs fruits, le cellier des meilleurs vins, blancs ou rouges, le grenier d’abondance, et, pour tout dire, la patrie du peuple le plus heureux et le plus gai du monde : la France est le plus humain des séjours, « pour ce que rire est le propre de l’homme. »

Mais elle ne mérite plus le nom de Terre Major : ceux qui l’appelèrent ainsi ne connaissaient du monde que ce que les Romains en avaient connu, le tour de la Méditerranée et l’Europe jusqu’à la Pologne et aux plaines disputées par le Slave au Tatare. Dans ce cul-de-sac de l’ancien continent, la France avait remplacé Rome, non pas en puissance, mais en autorité morale ; d’elle sortaient les grands poètes, les artistes, les architectes ; sa langue « délectable » rayonnait loin de ses frontières. L’Espagne luttait alors pour son existence même contre les ennemis africains de sa foi ; l’Italie saignait en tronçons ennemis ; l’Angleterre était française par sa cour, ses nobles, ses lois, ses tribunaux, ses livres, et, sous le vain nom de Saint Empire, l’Allemagne était un campement de barbares.

Aujourd’hui, la Moscovie dédaignée, la Russie, qui n’avait pas même de nom, tient le quart du vieux continent ; l’Angleterre déborde sur le tiers du Globe, l’Allemagne a sept millions d’habitants de plus que nous, et l’Espagne, faible en Europe, forte en Amérique, a colonisé de grands vice-royaumes, émiettés maintenant en républiques turbulentes. De Terre Majeure, nous sommes devenus Terre Mineure. Toutefois, pour l’instant, notre langue règne encore universellement autant qu’elle le fit jamais, et notre part du monde s’agrandit de ce que peu à peu nous rognons à l’Afrique du Nord.


2o Petitesse de la France. Le Belvédère. — Trop fiers de cette langue universelle, nous ne savons que le français, nous lisons peu ce qu’écrit l’étranger, nous ne voyageons guère.

Voilà pourquoi des millions de Français s’illusionnent sur la France.

C’est la moitié du Globe pour le paysan qui ne soupçonne ici-bas que « Paris, la France et l’Angleterre », ou, suivant les frontières, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne. Le soldat qui a grimpé les cols de l’Atlas ou, d’un mamelon du Sahara, béni puis maudit les lacs inventés par le mirage ; le matelot revenu du Sénégal qui brûle, de la Cochinchine qui tue, de la Nouvelle Calédonie qui restaure ; les familles qui ont envoyé des émigrants au delà des mers ; enfin les Français qui lisent et ceux qui voyagent ont une idée plus juste de la grandeur ou plutôt de la petitesse de la France ; ils savent qu’il y a de par le monde des républiques, des royaumes, des empires plus vastes, des monts plus hauts, des fleuves plus larges, des forêts plus touffues, des nations plus fortes et bien plus fécondes. C’est l’intelligence, la vivacité, l’esprit, la bonne humeur des Français qui ont fait le renom de la France, et non pas ce qu’il y a de plaines et de coteaux entre les sapins des Vosges et les bruyères du Béarn, entre les palmiers d’Hyères et les chênes de l’Armorique.

Du Belvédère, un homme qui marcherait devant lui sur une route idéale, sans détours, sans montées, sans descentes, par l’heureux chemin des oiseaux, ne pourrait faire que cent cinquante lieues sur la terre française, et dans une seule direction, vers la pointe de la Bretagne ; en tout autre sens, en tirant sur Bayonne, Port-Vendres, Menton, les Vosges ou Dunkerque, il dépasserait cent lieues, mais n’atteindrait pas cent cinquante ; et il n’y a même pas 400 kilomètres en ligne droite entre le Belvédère et la Manche, l’Atlantique ou la Méditerranée, qui sont les trois mers de notre rivage.

Le Belvédère porte une tour bâtie à la gloire de l’armée qui prit Sébastopol. C’est un coteau du département du Cher, à 4 kilomètres au nord-est de Saint-Amand-Mont-Rond ; il monte à 314 mètres, au-dessus du vallon de la Marmande, affluent de droite du Cher. Avant la venue de la Savoie, avant le départ de l’Alsace-Lorraine, on le regardait comme le centre de la France ; il peut encore passer pour tel. De sa cime on devine dans le ciel, plus qu’on ne les voit clairement, des lignes bleuâtres qui pourraient être des nuages et qui sont des montagnes : au nord-est le Morvan, au nord les collines de Sancerre, au sud les Dôme, les Dore et les sommets de la Marche. Il semble qu’on règne sur un horizon sans limite ; cependant l’on ne contemple confusément qu’un tout petit morceau de la France, et la France n’est guère que la deux cent cinquante-cinquième partie du Globe, les mers non comprises.


3o Ce que nous avons perdu en 1871. « So weit die deutsche Zunge klingt. » — Avant les désastres de 1870 et 1871, la France était non pas le deux-cent-cinquante-cinquième, mais le deux-cent-cinquantième de la Terre sans les Mers. Nous avions alors, la Corse comprise, plus de 54 millions d’hectares : avec 38 192 000 habitants, d’après le recensement de 1866 déjà dépassé de quelques centaines de milliers d’âmes. Aujourd’hui, notre sol n’est plus que de 52 857 200 hectares, avec moins de 37 millions d’hommes. Le traité qui a consacré notre déroute nous a ravi le trente-septième de notre territoire et le vingt-quatrième de nos hommes. Nous avons perdu :

Un département tout entier, le Bas-Rhin, vaste de 455 000 hectares ;

Le Haut-Rhin, sauf le petit pays qu’on appelle provisoirement le Territoire de Belfort ; soit environ 350 000 hectares de moins ;

Près des quatre cinquièmes de la Moselle, où l’on nous a pris environ 425 000 hectares ; nous en gardons 112 000, à l’occident, sur les frontières de la Meuse ;

Près du tiers de la Meurthe, où l’ennemi nous a pris un peu moins de 200 000 hectares, dans le nord-est ; il nous en a laissé 400 000 ou un peu plus ;

Enfin 21 500 hectares des Vosges, où les Allemands se sont contentés des vallons dont la Bruche emporte les eaux vers Strasbourg.

C’est 1 451 000 hectares et près de 1 600 000 hommes que l’Allemagne nous dérobe.

En nous laissant le Territoire de Belfort, en nous arrachant le reste de l’Alsace et quelques vallons lorrains, les Allemands sont restés fidèles à la devise : So weit die deutsche Zunge klingt[1]. « Aussi loin que sonne la langue allemande, avec ses hymnes à Dieu dans le ciel, partout où l’on marche avec fureur sur le clinquant des Velches[2], là est l’Allemagne, » dit un des chants fameux de ce peuple qui se dit pur, mais comme nous il est fait de sangs disparates, qui se dit saint, mais il est sujet comme nous à toutes les faiblesses de l’humanité moderne. Apprise dans les écoles, chantée dans les universités, bramée dans les tabagies (avec autant de droit que chez nous la Marseillaise), cette devise a fini par pénétrer les Ultra-Rhénans jusqu’à la moelle. On comprend à demi qu’ils aient cru être sévères mais justes, quand, malgré les Alsaciens-Lorrains, ils ont annexé l’orient des Vosges à la « terre merveilleusement belle sous sa verte couronne de chênes » : car l’Alsace est bel et bien de langue allemande, sauf les villages de quelques hautes vallées ; et plusieurs cantons de ce qu’ils nous ont enlevé de la Lorraine jargonnent aussi les gutturales d’un dialecte teutonique. Mais sur les 1 600 000 hommes extirpés de notre nation, 300 000 Lorrains environ, sur les bords de la Moselle, sur la Nied occidentale et sur la Seille, autour de Metz et de Château-Salins, n’ont jamais parlé que le français, eux et leurs ancêtres depuis plus de trente générations.

Certes, nul de nous n’abandonne un seul des Français que nous avons momentanément perdus. Nous attendons silencieusement un nouveau tour de la roue de la Fortune. Pourtant, jusqu’au jour de la revanche, il nous faut laisser à l’Allemagne ces centaines de milliers de familles dont les fils, devenus soldats prussiens, croiseront la baïonnette contre nous dans les prochaines batailles : peut-être avec l’espoir d’être vaincus par les compagnons d’armes de leurs pères.


4o La France comparée au monde, à l’Europe, aux grands et aux petits États. — Nous ne laissons donc à la France que 37 millions d’hommes sur 52 857 200 hectares. Or la terre a 13 milliards 484 millions d’hectares, c’est-à-dire 255 fois notre pays. Si l’on peut comparer des surfaces à des hauteurs, la France est à l’ensemble des terres ce qu’une tour de 34 à 35 mètres est au Gaurisankar, pic indien que ses 8 840 mètres élèvent au-dessus de toutes les montagnes. Elle est à l’Europe, vaste de 990 millions d’hectares, ce qu’une colline de 465 mètres est à ce même Gaurisankar. Elle a le huitième des habitants de l’Europe, le trente-huitième des citoyens du monde.

L’empire russe vaut 41 fois la France : l’empire anglais 39 à 40 ; le chinois 19 à 20 ; les États-Unis 17 à 18 ; le Brésil près de 16 ; l’Australie 14 à 15 ; la Russie d’Europe 10 au moins. La Scandinavie nous dépasse de 25 millions d’hectares ; l’Autriche-Hongrie de 9 à 10 millions, sans la Bosnie et l’Herzegovine, sa récente annexion ; l’Allemagne de 1 200 000, soit de la valeur de deux départements à peine ; mais il y a beaucoup plus d’enfants dans ses familles.

La France l’emporte de près de 3 millions d’hectares sur l’Espagne ; de plus de 21 millions sur les Îles Britanniques ; de plus de 23 millions sur l’Italie. Elle vaut 6 fois le Portugal sans Madère et les Açores, 10 à 11 fois la Grèce, 12 à 13 fois la Suisse, 13 à 14 fois le Danemark sans l’Islande, 16 fois la Hollande, 18 fois la Belgique.

Mais depuis l’an 1830, la patrie des Français ne se borne pas à la France d’Europe, elle est doublée de la France d’Afrique : plus que doublée en espace, puisque l’Algérie a déjà 67 millions d’hectares, avec l’espoir de déborder au levant sur Tunis, au couchant sur Maroc, au midi sur le Sahara, peut-être sur le Soudan, où nous aurons des préfectures telles que Tombouctou, Hamdallah, Sansanding et Ségou-Sikoro : noms qui nous semblent presque fantastiques, comme l’étaient pour nos ancêtres ceux de Constantine, de Tlemcen ou de Titteri. Mais quand l’Algérie sera devenue l’Empire de l’Afrique du Nord, elle aura cessé de nous obéir ; ce jour-là, nous graviterons autour d’elle, et non plus elle autour de nous.

En s’en tenant à la réalité du moment, on doit considérer la France et l’Algérie comme un vaste royaume de Naples divisé par un détroit deux cents fois plus large que le Phare de Messine. Réunies, ces deux patries du Français ont 120 millions d’hectares, le 112e ou le 113e de la Terre, avec 40 millions d’hommes, le 35e de la race mortelle. Mais il est juste de retirer à l’Algérie sa part de Sahara, bien que le Grand Désert vaille mieux que son renom et que lui aussi ait son avenir. Tell, Steppes, Hodna, Sersou, Ksours, Oasis, font 30 millions d’hectares : soit, avec la France, 83 millions d’hectares, ou plus du 163e des terres,


5o D’où vient le nom de France. Ceux qui nous ont légué notre nom sont parmi nos moindres ancêtres. — Nous sommes nés d’un entremêlement de familles dont plusieurs sans doute nous resteront éternellement inconnues : familles desquelles la plus importante, celle qui forma la trame intime, l’âme, l’esprit, la conscience de la nation, fut peut-être une obscure tribu dans les bois, au bord des marais, sur le sol que foulèrent ensuite des peuples oubliés, puis des Celtes, des Kymris, des Ibères, des Romains, des Germains, des Scandinaves, des Arabes. Parmi ces races il en est deux qui, visiblement, ont versé peu de sang dans la veine française. De ces moindres ancêtres nous tenons pourtant notre langue et notre nom : aux Romains nous devons un clair idiome sorti de la pourriture des mots latins ; à des Germains, aux Francs, le nom de France et celui de Français.

Il s’est passé chez nous ce que l’histoire a vu bien des fois. Le terme d’Asie ne désigna d’abord que la Lydie, c’est-à-dire les vallées de trois petits fleuves, l’Hermus, le Caïstre, le Méandre, et le Littoral où grandit plus tard la superbe Éphèse dont la Smyrne de nos jours est bien loin d’égaler l’artistique splendeur. De proche en proche, ce nom s’étendit à la plus grande des cinq parties du monde. De même, l’Afrique s’appelle ainsi d’un rivage méditerranéen qui appartient maintenant à la régence de Tunis ; de même encore, dans le Nouveau Continent, le misérable village que les Espagnols nommèrent Vénézuéla (la petite Venise) parce que ses cabanes reposaient sur des pieux plantés dans la mer, a légué son nom à un pays de cent millions d’hectares.

Ainsi de la France. Des Germains pillards campaient au voisinage de la mer du Nord, sur l’Ijssel[3] ou Yssel, alors appelé Sala : d’où le surnom de Saliens porté par ces Germains, qui se rattachaient à la confédération des Francs. Quittant ces rives plates, tourbeuses, marécageuses qui sont maintenant la Gueldre et l’Over-Ijssel, terres hollandaises, ces batailleurs marchèrent vers le sud-ouest. De guerre en guerre, parfois vainqueurs, souvent vaincus, bien que Rome fût vieille, fatiguée et même lâche, les Francs Saliens gagnèrent le pays où vivent aujourd’hui les Wallons et les Flamands, la Belgique ; puis, de la Belgique, ils arrivèrent sur notre sol et régnèrent à Cambrai, riveraine de l’Escaut. Toujours en razzias, ils passèrent ensuite de l’Escaut à l’Aisne et s’établirent à Soissons ; enfin en l’an 493, un de leurs chefs les plus sanglants, Clovis, entrait à Lutèce ou Paris, ville gallo-romaine où les Francs apprirent le latin. Lutèce grandit ; elle devint la reine du petit pays de France ou d’Île-de-France, ainsi appelé depuis que les Francs y régnaient sur la Seine, la Marne et l’Oise. Peu à peu ce nom de France, marchant en même temps que la puissance des rois parisiens, annexa de grands territoires où le sang des Francs n’avait pas eu de part à la naissance de notre peuple ; il finit par désigner des régions où les guerriers saliens étaient inconnus ; ou s’ils y avaient paru, c’était en sauvages, en conquérants d’un jour, la torche à la main. Et le nom de France, consacré par le temps, par l’histoire, par la prose et les vers, couvre maintenant tout le pays compris entre la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées, l’Atlantique, la Manche et la mer du Nord. Sous une autre forme, Franken ou, comme nous disons, Franconie, il vit aussi chez les Bavarois, dans le pays calcaire, prolongement de notre Jura, qu’habitent les descendants d’autres tribus franques : du Rhœn, mont de basalte, au Main, rivière prodigieuse en détours ; du Main à Nuremberg et de Nuremberg au Danube.

Guerriers Francs.

La Gaule s’arrêtait au Rhin, la France ne va qu’aux Vosges et aux Ardennes. La terre gallo-romaine a perdu les millions d’hectares qui sont devenus Belgique, lambeau de Hollande, Luxembourg, Prusse rhénane, Palatinat de Bavière et Alsace-Lorraine. Nous ne buvons plus depuis tantôt dix années, et peut-être ne boirons-nous jamais les eaux vertes du « Nil de l’Occident. »

Et pourtant, qui dira jamais la profondeur du fleuve de sang qu’a fait couler cette malheureuse frontière, fleuve où se mêlaient deux rivières ennemies ? Pourquoi tant de sang, tant de sang rouge, comme dit le poète allemand quand il demande avec amertume ce que gagna l’Allemagne à la Bataille des Peuples, à la triple journée de Leipzig ? Pour une œuvre de néant, pour unir à la France des hommes qui ne sont Français ni par la langue, ni par l’humeur, ni par l’origine. Arrêtés du côté des terres par un mur vivant, nous n’avions pas, comme la Russie, des sols immenses à prendre sur le vide, au delà du fleuve, au delà des monts. Nous aurions dû, comme l’Angleterre, l’Espagne ou le Portugal, passer le flot de l’Ouest, et couvrir le Nouveau-Monde. Aujourd’hui, si l’Amérique a ses maîtres, l’Afrique, au delà des eaux céruléennes, ouvre à la France un champ sans limite.


6o Frontières de la France : limites naturelles ; tracés arbitraires, parfois insensés. — Il y a des frontières physiques et des frontières morales, qui parfois coïncident, qui s’écartent souvent. Il y a des frontières artificielles, lignes droites ou tordues, tirées en dépit de la nature et des convenances ou des sentiments des hommes.

Des frontières physiques la meilleure est la mer, qui peut s’élargir à des milliers de lieues, avec des profondeurs de plusieurs kilomètres. La montagne sépare autant que la mer quand elle dépasse les neiges éternelles, quand les cols qui l’entaillent sont élevés, gelés, difficiles ; telle chaîne sourcilleuse divise plus les nations qu’un bras de mer sans largeur. Les déserts, les grands marais, les forêts, sont aussi de puissants agents de divorce ; mais l’homme assied des chemins et creuse des puits dans le désert, il dessèche les marécages, il extirpe les bois, et ces obstacles n’ont rien de l’éphémère éternité des océans et des montagnes. Quant aux lacs, aux rivières, aux fleuves, ces frontières-là sont faciles à mépriser.

Des frontières morales la plus infranchissable était autrefois tracée par la différence des religions ; elle l’est aujourd’hui par la différence des langues.

La France a toutes ces sortes de frontières.

À l’ouest, l’Atlantique déferle sur nos côtes ; elle nous sépare de l’Amérique du Nord. Qui la traverse en droite ligne débarque au Canada s’il vient de Brest ; et s’il vient de Bayonne, aborde au nord des États-Unis.

Au nord-ouest et au nord, la Manche et le Pas de Calais nous séparent du pays qui nous a fait le plus de mal, de l’Angleterre, qui faillit être française, qui l’est même beaucoup par le sang, à moitié par la langue. La Manche unit l’Atlantique à la mer du Nord qui ronge les collines de l’Angleterre, assiège les plaines de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, du Jutland et heurte les monts de l’Écosse et de la Norvège, où ses vagues s’amortissent dans les replis des fiords. La France a sur cette mer, de Calais à la frontière belge, quelques rivages plats, dignes des Pays-Bas, auxquels ils ressembleront toujours par la nature et l’aspect, mais dont ils perdent de plus en plus le jargon flamand.

À l’est-nord-est de Dunkerque, ville qui aurait donné le jour à nos plus hardis marins s’il n’y avait pas quelque part en Bretagne une héroïque cité du nom de Saint-Malo, le littoral de la mer du Nord cesse de nous appartenir, et de maritime et naturelle, la frontière, courant entre France et Belgique, devient terrestre et conventionnelle. Ni montagnes, ni rivières, ni déserts, ni forêts ne séparent les deux pays. Une plaine, une colline, un marais, un ruisseau, des bois, des haies, des champs, des villages, des hameaux commencés chez nous finissent chez les Belges ; et des deux côtés de la ligne arbitraire on parle également les mêmes langues : d’abord le flamand, la plupart des familles du pays de Dunkerque et d’Hazebrouck usant de ce dialecte bas-allemand (et de plus en plus du français), comme le font également leurs voisins d’outre-frontière ; puis, où s’arrête le flamand, c’est le français qui règne, pur ou avec ses dialectes wallons, aussi bien en Belgique, dans le Hainaut, la province de Namur et le Luxembourg, que dans nos départements du Nord, de l’Aisne, des Ardennes et de Meurthe-et-Moselle.

Après les Belges, nous côtoyons le Luxembourg, où vivent des gens de langue allemande obéissant au roi de La Haye ; après les Luxembourgeois nous avons pour voisins les Prussiens, et ici le voisin c’est l’ennemi. Pendant longtemps, cette frontière nouvelle n’a rien de normal : ni morale, ni physique, elle ne suit guère la limite des langues, puisque le vainqueur a cru bon de planter les bornes de séparation dans un terroir d’idiome français ; elle traverse l’Orne de Woëvre, la Moselle, franchit ou longe la Seille, coupe le canal de la Marne au Rhin dans la haute vallée du Sanon, puis gagne la crête des Vosges vers les sources de la Vezouse ; alors elle devient frontière parfaite, à la fois toit des eaux et partage des langues ; et cela jusqu’aux lieux où, de l’arête vosgienne, la ligne descend dans la plaine de la Haute-Alsace ; là le Territoire de Belfort confronte à l’Alsace-Lorraine par un bornage artificiel qui ne respecte ni coteaux, ni rivières, ni langages. C’est ainsi qu’on arrive à toucher la Suisse.

La France et l’Helvétie s’ajustent par des lignes brisées, conventionnelles, coupant ou suivant sans raison les chaînes du Jura : sur ces chaînes, sur leurs plateaux froids, dans leurs gorges où l’eau de roche est bruyante et bleue, en France comme en Suisse on n’entend qu’une joyeuse langue, la nôtre. Du Jura, la frontière descend au Rhône, encore torrent, qu’elle traverse entre Genève et le défilé du Fort de l’Écluse, puis, entourant sinueusement le petit territoire de l’ancienne Rome des calvinistes, elle arrive au Léman, que nous partageons avec la Suisse.

Tout près de la grève où le Rhône jaunâtre entre au pas de course dans l’indigo du lac, notre limite gagne le Mont-Blanc par les crêtes qui séparent deux pays de parler français : à l’orient la vallée du Rhône supérieur, à l’occident la Savoie, qui nous appartient depuis l’an 1860, par attraction, par choix, par abandon spontané, tandis que l’Alsace-Lorraine ne s’est point fiancée à l’Allemagne : elle a été ravie, et il semble qu’elle a toujours pour le ravisseur un nauséeux dégoût.

Le Mont-Blanc, géant de la Savoie, géant de la France, géant de l’Europe, car le Caucase est asiatique, a chez nous sa pointe suprême, haute de 4 810 mètres ; mais trois nations, la France, l’Italie, la Suisse, ont part à la sérénité de ses neiges ; toutefois ses montagnards, quelle que soit leur vallée, au sud comme au nord, à l’est comme à l’ouest, n’ont d’autre idiome que le nôtre.

Du Mont-Blanc au massif où surgit le Var, la frontière, entre la France et l’ancien Piémont devenu royaume d’Italie, est irréprochable comme obstacle, puisqu’elle se compose de pics hautains séparant deux natures, deux climats, deux bassins, celui du Rhône et celui du Po. Mais ce n’est pas partout une barrière morale, car diverses vallées italiennes par leur versant ont conservé jusqu’à ce jour l’usage du parler français : tel est le val de la Cenise, où passe le chemin de fer de Paris à Turin, à sa sortie du tunnel qui est encore le plus long des Alpes et du monde. Au delà des sources de la Tinée, affluent du Var, les limites se brouillent ; elles ne suivent plus fidèlement la grande chaîne internationale : tracées à l’avantage de l’Italie, elles ne daignent pas profiter d’une chaîne de 3 000 mètres de hauteur, et laissent au Piémont les têtes de plusieurs torrents. Nous ne possédons ni les sources de la Vésubie, affluent du Var, ni celles de la Roya, tributaire de la Méditerranée ; et de ce dernier fleuve nous ne tenons pas non plus l’embouchure, qui appartient à l’Italie.

C’est entre la française Menton et l’italienne Vintimille que la frontière atteint la Méditerranée, vis-à-vis de Bône, ville franco-africaine ; c’est près de Port-Vendres, vis-à-vis d’Alger, que la plus bleue des mers nous abandonne pour aller caresser le rivage espagnol : là même, à cap Cerbère, s’élancent du flot les premiers rocs des Pyrénées.

Du cap Cerbère au Choulcodomendia, qui règne sur la fraîche vallée de la Bidassoa, sur l’heureuse plage d’Hendaye, les Pyrénées nous divisent de l’Espagne, mais parfois nous en divisent mal. Au lieu de garder toujours la crête, la frontière chevauche deçà delà, tantôt en France, tantôt en Espagne, selon que des bergers de l’une ou de l’autre nation ont de temps immémorial la jouissance des pâturages sur les deux versants de la montagne. Nombre de rivières françaises ont leur source en Espagne, nombre de torrents espagnols commencent en France.

Ainsi, il est un fleuve essentiellement gascon, ou plutôt français, puisque la Gascogne s’est fondue dans la France : il appelle à lui les eaux du versant nord des Pyrénées centrales, il baigne notre sixième ville, Toulouse, notre quatrième ville, Bordeaux, et reçoit le flot de marée par le plus grand de nos estuaires : on le nomme Garonne, et dans son estuaire, Gironde. Il semblerait que ce fleuve dût naître où il grandit et meurt, c’est-à-dire en France ; pourtant ses vallées natales, dont l’ensemble forme le Val d’Aran, sont une terre espagnole de 55 000 hectares, isolée du reste de l’Espagne par les Pyrénées les plus hautes.

Par contre, il est une rivière essentiellement catalane, ou plutôt espagnole, puisque la Catalogne s’absorbe dans l’Espagne : c’est la Sègre. Quand elle rencontre l’Èbre, fleuve à la fois castillan, aragonais et catalan, elle lui apporte plus d’eau qu’il n’en a lui-même. On croirait que cette rivière, la plus forte des Pyrénées méridionales, a sa source en Espagne ; or elle naît chez nous, dans la Cerdagne Française, terre très élevée, très froide, ayant 50 000 hectares, ancien lac écoulé comme le val d’Aran. La Cerdagne française, il est vrai, communique avec la France par un pas commode, le col de la Perche, plateau de gazon à 1 622 mètres d’altitude ; et par contre, au Pont du Roi, la Garonne sort du Val d’Aran par un étroit passage.

La Cerdagne est dans les Pyrénées orientales, et le val d’Aran dans les Pyrénées centrales. Dans les Pyrénées occidentales, nous gagnons au midi de la chaîne 5 200 hectares aux sources de l’Irati, sous-affluent de l’Èbre par l’Aragon ; mais nous en perdons plus de 21 000 sur le versant nord, principalement aux sources de la Nivelle, petit fleuve côtier, et des divers torrents qui composent la Nive, tributaire de l’Adour. Et ce ne sont point là les seules irrégularités de cette frontière.

S’il est quelque part en Europe une roche qui cache l’une à l’autre deux nations, c’est bien la roche Pyrénéenne, si haute, si raide, avec des cols si durs. Pourtant, semblable au Mont-Blanc et aux monts d’entre Arc et Doire, elle sépare plutôt deux natures de pays que deux natures d’hommes. Au moyen âge les mêmes langages se parlaient sur ses deux versants, chez des peuples probablement issus du même mélange d’ancêtres : tout à l’ouest résonnait le basque, et du pays des Escualdunacs à la Méditerranée la langue d’oc, idiome rhythmé qui n’était ni le français, ni l’espagnol, mais qui ressemblait à tous les deux. Aujourd’hui, l’on se comprend encore du nord au sud, aux deux extrémités de la chaîne, de Basque de France à Basque d’Espagne, de fils de la Catalogne à fils du Roussillon ; mais ailleurs on ne s’entend plus, l’Ariégeois saisit à peine quelques phrases du langage des Catalans ultramontains, l’Aragonais ne sait ce que lui disent le Bigordan et le Béarnais, ses voisins. La langue d’oc s’est effeuillée en dialectes, elle a perdu l’Aragon, qui ne parle plus qu’espagnol, et rapidement le castillan s’empare de tout le versant méridional, comme le français de tout le versant du nord : le jour approche où les Pyrénées s’élèveront entre deux langages comme elles séparent déjà deux soleils et deux destinées.

Toutes ces frontières étant infiniment onduleuses, on n’en peut donner la véritable longueur. En négligeant les courbes et les angles de moins de 5 kilomètres, notre limite avec la Belgique a 460 kilomètres ; celle du Luxembourg hollandais 14 ; celle de l’Allemagne 320 ; celle de la Suisse 396 ; celle de l’Italie 410 ; celle de l’Espagne 570 : en tout, 2 170 kilomètres de frontières terrestres ; 5 092 avec les frontières marines.



  1. Aussi loin que sonne la langue allemande.
  2. Des français.
  3. On prononce Aïssel.