France, Algérie et colonies/France/03/09

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 368-378).


IX. DU RHÔNE À L’ITALIE


1o De la Camargue aux Maures. — Après les vases, les sables, les branches de fleuve de la Camargue, on ne trouve pas d’étangs littoraux ouverts à la Méditerranée par des graux et des afoux. Il y en eut, il n’y en a plus depuis que les eaux marines appelées à présent étang de la Valduc, étang de Langrenier et autres plus petits, ont été définitivement sevrées de la mer pour devenir d’humbles lacs très salés, inférieurs de 8 à 9 mètres à son niveau. Bientôt, les rochers commencent, rochers âpres, côte soleilleuse, espalier, serre-chaude, ville d’hiver, lieu de guérison, de convalescence où d’agonie plus douce et moins prématurée.

Un chenal, qu’on pourrait approfondir, joint Bouc, port de mer, à la « Venise provençale », à Martigues, bâtie sur des îlots à l’entrée de l’étang de Berre. Ce chenal, tout le long duquel il y a des bordigues, c’est-à-dire des pêcheries, a nom chenal de Bouc ou étang de Caronte.

L’étang de Berre ; lac amer de 20 000 hectares, est séparé des flots par les monts de l’Estaque. Bordé de salines, il a 72 kilomètres de tour, 22 de long, 6 à 14 de large. Dès qu’on aura mis le chenal de Bouc en état de recevoir les grands navires, cette conque où se mirent des coteaux couverts d’amandiers, d’oliviers, de vignes, vaudra la rade de Brest : de ses 20 000 hectares, plus du quart, 5 600, peuvent recevoir les plus lourds vaisseaux, par des fonds de 7 à 40 mètres. Toutefois sa profondeur diminue peu à peu, par les limons des canaux de la Durance, et aussi par les débris qu’amènent la Touloubre et l’Arc.

Étang de Berre.

La Touloubre, qui n’a pas 70 kilomètres, naît dans des monts nus, ravinés, brûlés, et passe près de Salon ; elle verse quelquefois un tribut de fleuve à l’étang de Berre, et plus souvent à peine un tribut de ruisseau.

L’Arc (85 kilomètres) commet les mêmes excès : il a peu d’eau ou trop d’eau. Près de ses sources Marius détruisit les Teutons dans une bataille si riche en cadavres qu’on nomma le lieu Champs Putrides (Campi Putridi), aujourd’hui Pourrières ; plus tard, à 2 kilomètres de sa rive droite, les Romains élevèrent Aquæ Sextiæ, Aix, qui fut longtemps une reine de la Gaule. L’Arc, très faible en été, verse peu de fraîcheur à ses campagnes, mais le canal du Verdon leur porte maintenant la vie et la verdure. Il baigne les piles du merveilleux aqueduc de Roquefavour.

C’est un fortuné littoral celui qui va de l’étang de Caronte à la borne de l’Italie : la mer y entre dans les terres par des anses, des calanques, de gracieux golfes abrités du nord, et la terre dans la mer par des promontoires qu’on dirait détachés de la Sicile, ou de la claire Ionie. Là le plus clair soleil de France attiédit l’air, l’oranger l’embaume, et à l’est de Toulon le palmier balance des palmes. Sous un ciel gris, la vague armoricaine tonne avec plus de fureur contre ses falaises, mais la vague bleue de Provence murmure sur de plus riants rivages, et les caps qu’elle froisse en ses jours de rage s’élancent bien plus haut que les promontoires du Finistère : le cap Roux, roche de porphyre, a 489 mètres ; quelle poussière de flot pourrait injurier son sommet comme l’Océan mouille le front des roches rougeâtres de l’Enfer de Plogoff ?

Marseille, premier port de la France et de la Méditerranée, a cru follement que le percement de l’isthme de Suez allait en faire la reine du monde ; or, elle ne pouvait que perdre à l’ouverture de ce passage qui pousse les hommes et les choses de l’Angleterre et de l’Europe centrale sur des chemins situés à l’orient de la route de Paris à Marseille. Mais l’Algérie, l’Afrique du Nord sur laquelle ne comptait point la « fille de Phocée », lui réserve un avenir immense : quand les rails, ou comme disent si bien les Canadiens-Français, quand les lisses uniront Alger au Soudan central, elle pourra dépasser Paris lui-même.

Elle a son fleuve, tout comme Paris, Lyon, Bordeaux et Nantes ; seulement ce fleuve n’est qu’un torrent de 55 kilomètres : il s’appelle Huveaune, et sorti de la Sainte-Baume, il passe plusieurs fois de bassins arrondis, jadis lacs, à des défilés rocheux ; il arrose Aubagne et se jette dans la Méditerranée au pied de la célèbre colline de Notre-Dame-de-la-Garde.

De Marseille à Toulon, on admire les magnifiques promontoires que lancent dans les flots les calcaires de la Gradule, ayant 653 mètres pour cime culminante ; la baie de Cassis, aux fonds de corail, dominée par le Mont Canaille (416 mètres) ; le superbe cap de l’Aigle entre la baie de Cassis et celle de la Ciotat, qu’on nomme aussi golfe des Lèques ; la Ciotat, qui construit de grands navires à vapeur ; les petits ports de Bandols et de Saint-Nazaire. Cette côte serait d’une beauté parfaite s’il ne lui manquait les forêts et les rivières. Les pluies que le ciel verse, quelquefois abondamment, sur cette rive altérée, descendent à une grande profondeur dans le sol, puis elles fuient du continent pour aller surgir du fond même de la mer, après avoir glissé de grotte en grotte dans les veines de la pierre sous l’ourlet des monts littoraux. Elles mêlent ainsi leur eau douce à l’immensité du gouffre amer sans avoir égayé les cirques, les ravins, les effondrements du rivage par la fraîcheur de leurs fontaines et le murmure de leurs courants. On connaît plusieurs de ces rivières perdues pour la sèche Provence : telles celle de Port-Miou, voisine de Cassis et faite peut-être des eaux qu’absorbent, près d’Aubagne, des paluns ou marais qui furent un des lacs de l’Huveaune ; celle de la Ciotat, qui vient sans doute des orages bus par les entonnoirs du Plan de Cuges, bassin fermé ; celle de Saint-Nazaire ; celle de Cannes, qui naît sous le poids de 162 mètres d’eaux marines.

La presqu’île du Cap Sicier, littoral d’une splendeur magique, harmonieusement dentelé par les caps et les calanques, a pour éperon le cap Sicier, haut de 360 mètres. À cette presqu’île est soudée l’étroite péninsule du cap Sépet, qui sépare de la mer les rades de Toulon, grand port de guerre français de la Méditerranée. Assise près de la pittoresque Dardenne, au pied du Faron, mont escarpé de 545 mètres d’où l’on voit les Alpes, d’où l’on devine la Corse, Toulon commande une rade vaste et sûre, divisée en deux bassins : la petite rade ou rade intérieure ayant à son bord Toulon et la Seyne, port de construction, et la grande rade ou rade extérieure, défendue de la haute mer par la presqu’île du Cap Sépet. À Toulon se forma, voici cinquante ans, l’escadre de six cents navires qui allait prendre Alger et nous ouvrir le continent où nos destins rajeuniront.

La rade très ouverte de Giens suit la grande rade de Toulon ; puis viennent les hautes collines de la presqu’île de Giens, ancienne île qu’ont rattachée au littoral deux langues de sable enfermant un marais salant nommé l’étang des Pesquiers.

La rade d’Hyères (15 000 hectares), assez vaste pour les évolutions des escadres toulonaises, est protégée du large par les îles d’Hyères, au nombre de trois, mais qui furent quatre lorsque l’île de Giens ne tenait pas au continent par ses flèches de sable : Porquerolles, ce qui veut dire l’île des Pores ou des Sangliers, a 8 kilomètres de long ; elle est vêtue de pins et de chênes, elle porte environ 300 hommes. Port-Cros, longue de 4 kilomètres, s’élève à 197 mètres ; c’est une terre sauvage, couverte de lavande et de fraisiers. L’île du Levant ou du Titan, aussi longue que Porquerolles, renferme une colonie pénitentiaire et des bois pleins de serpents. Le mistral fouette cet archipel, qui est de la même texture que les Maures, mais la ville dont il tient son nom, Hyères, est la cité des palmes : il y a cinq dattiers sur une des places de cette cité, qui est à une lieue de la mer, près du Gapeau (50 kilomètres), rivière d’eau vive dont l’étiage est de 1 718 litres.

Hyères.


2o L’Argens, le Var. — Les Maures, monts granitiques, succédant aux calcaires, plongent par des rocs couverts et d’arbustes odorants sur le délicieux rivage que frangent la rade de Bormes, le cap Négret, la plage de Cavalaire et le golfe de Grimaud dont le port est Saint-Tropez. Plus loin, au bout de la plaine fiévreuse où Fréjus, colonie du Peuple-Roi, n’est plus que l’ombre d’elle-même, l’Argens porte à la mer près de 13 mètres cubes d’eau par seconde à l’étiage, et peut-être 50 en moyenne. Ce fleuve n’a pourtant que 112 kilomètres dans un bassin de 321 600 hectares, mais il passe dans des montagnes supérieures à toute autre chaîne française par la splendeur de leurs sources, de leurs foux, comme on dit en Provence. Il débute, près de Seillons, au nord-est de Saint-Maximin, par un puissant jaillissement et reçoit presque aussitôt la rivière de Sceaux, faite d’un jet qui n’est pas moindre : ces deux fontaines ont pour lointaine et multiple origine les eaux entrées sous terre par les fissures de l’aride plateau de Rians. À Carcès, l’Argens boit l’Issolle, qui vient de se briser dans une haute cascade ; puis, lui-même, il tombe d’un rocher dans les défilés déserts de Saint-Michel, entre le Thoronet et Vidauban, et près du gouffre, sur lequel se penchent des genêts et des figuiers sauvages, il passe sous deux ponts naturels qui n’en faisaient qu’un seul avant l’écroulement d’une partie de la voûte : c’est ce qu’on nomme la perte de l’Argens. Le fleuve s’augmente ensuite de la Nartubie : celle-ci, formée par des fontaines de cristal comme l’Argens et l’Issole, plonge également en cascades, dans les gorges de Trans et de la Motte ; un de ses canaux arrose Draguignan.

À partir de l’Argens, ce n’est plus dans les Maures, c’est dans le splendide Estérel que la mer bleue a sculpté son rivage. La rade enfoncée d’Agay, le cap Roux, qui s’appellerait mieux cap Rouge, tant sa roche brille ardemment au soleil, d’autres promontoires presque aussi beaux, des criques embrassées par des porphyres, terminent le littoral merveilleux du Var, que suit le rivage des Alpes-Maritimes, plus merveilleux encore sous un climat plus tiède.

Dans le golfe de la Napoule entre le Siagne, fort de bien près de 5 000 litres par seconde en temps d’étiage, bien que long de 50 kilomètres seulement ; nulle rivière française, voire même provençale, n’a de plus belles foux que ce torrent de cluses qui sort à grands flots d’une fontaine où se sont réunies les eaux des entonnoirs du Plan de la Caille, haut plateau sans émissaire visible, Le Siagne a son petit « Pont d’Arc », le Pont-à-Dieu, arche naturelle, voûte calcaire d’une trentaine de mètres d’épaisseur. Un de ses affluents passe à Grasse, la ville des fleurs, des parfums, des essences, et c’est son eau pure que boit Cannes. Défendue par l’Estérel, que des bois d’oliviers gravissent, Cannes est le Midi par excellence de la France continentale ; elle l’emporte sur Naples même par la moyenne annuelle et par l’équilibre des saisons ; autant que Menton et plus que Nice, reine officielle de la Ligurie française, Cannes est la première de nos villes d’hiver.

Au cap de la Croisette commence le beau golfe Jouan. Il n’y a que 1 400 mètres de ce cap au petit archipel de Lérins, formé de deux îles fortifiées, de l’îlot Saint-Ferréol et de quelques rochers. Les deux îles, séparées par un chenal étroit, sont Sainte-Marguerite et Saint-Honorat. Sainte-Marguerite eut longtemps pour hôte muet le mystérieux « Masque de fer » ; cette île montueuse, forêt de grands pins maritimes, a 7 kilomètres de tour. Saint-Honorat, rocher plat dont 3 000 mètres font l’enceinte, porta l’abbaye de Lérins, qui fut le premier monastère de tout l’Occident au sixième et au septième siècle.

Le golfe Jouan, avec des profondeurs de 50 mètres, n’a pas pour seule protection les îles de Lérins au sud-ouest ; il est également abrité des vents d’est par la presqu’île en bec d’épervier qui finit au cap de la Garouppe, et de ceux du nord par les bombements de l’Estérel. Ouvert seulement aux tempêtes du sud-est, il pourrait être défendu de ce côté par une digue reposant sur une chaîne d’écueils et de bas-fonds ; il deviendrait alors une rade magnifique pour l’évolution des flottes. C’est là qu’en 1815 aborda le vaisseau qui portait Napoléon, dans le court voyage d’Elbe à Waterloo.

Quand on a tourné la pointe de la Garouppe, on rencontre d’abord le bon port d’Antibes, puis, sur une plage marécageuse, trois petits fleuves : le Loup (55 kilomètres), qui doit son existence à des foux limpides ; la Cagne (50 kilomètres), qui ressemble au Loup ; le Var, long de 425 kilomètres, dans un bassin de 227 900 hectares, et qui voyage de clus en clus, parfois dans le demi-jour et presque dans les ténèbres. C’est un torrent puissant, roulant à l’étiage 28 mètres cubes par seconde, dans les hautes eaux 4 000 mètres, ou 143 fois plus, avec 43 mètres pour moyenne. Les chaînes boisées d’où ruissellent ses premiers torrents ont quelque neige éternelle sur leurs sommets de près de 3 000 mètres. S’il faut en croire les pâtres, sa source, fort abondante, toujours égale, viendrait du lac d’Allos par des cavernes de la montagne. Il descend très rapidement des sapins et des mélèzes dans la patrie de l’olivier ; et devant Puget-Théniers son lit n’est plus qu’à 400 mètres au-dessus des mers. Parmi ses tributaires, la Vaïre a dans son bassin des clus d’une profondeur immense ; la Tinée (75 kilomètres), dans un val superbe, rivalise en volume avec lui ; la Vésubie (50 kilomètres), admirable elle-même, a d’admirables affluents ; son bassin est un monde à la fois grandiose et charmant, on n’y compte pas les beaux sites, les belles roches, les beaux bois, les cascades ; l’Estéron (65 kilomètres) et ses tributaires ont des clus terribles.

À 5 ou 6 kilomètres du large lit inconstant par lequel le Var porte à la Méditerranée les ravages de la montagne, la fameuse Nice est à la bouche du Paillon (35 kilomètres). Cette grande ville d’hiver, cité cosmopolite, ne vaut ni Cannes, ni Monaco, ni Menton, ni tel bourg de l’Estérel ; on y connaît les brusqueries du ciel, la violence des vents, l’affreux mistral et les tourbillons de poussière.

De Nice en Italie on longe la Corniche, célèbre en tout l’univers ; et de fait, il y a peu de chemins de côte ayant d’aussi beaux vallons du côté de la terre, d’aussi brillants horizons du côté de la mer. La route de la Corniche passe à Villefranche, dont la rade harmonieuse avance au loin dans les terres, entre des collines que le reboisement revêt de grâces nouvelles ; elle domine ensuite le golfe évasé d’Èze, où le rivage se relève en rocs d’une grandeur idéale, traverse Monaco, où le jeu fait tort à la mer, et atteint Menton, qui par son climat, ses vallons, ses horizons, sa plage, est la princesse du littoral : en moyenne 214 jours de l’année versent ici des torrents de lumière sans le plus petit nuage pour ternir la splendeur des cieux.

Monaco.

De Menton à l’Italie il n’y a que trois kilomètres. À 5 kilomètres au delà des limites, à Vintimille, la Roya se perd dans l’azur méditerranéen : ce torrent, qui porte 8 mètres à l’étiage, ne nous appartient ni dans ses défilés supérieurs auprès du col de Tende, ni dans son val inférieur, mais nous possédons son vallon moyen, à Saorge et à Breil.