Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/24

La bibliothèque libre.
Traduction par Jules Saladin.
Corréard (3p. 56-88).

CHAPITRE XIX.


J’étais assis un soir dans mon laboratoire. Le soleil était couché depuis long-temps, et la lune s’élevait de la mer ; il n’y avait plus assez de jour pour que je pusse continuer mon ouvrage. Je le suspendis, incertain si je le laisserais pendant la nuit, ou si je me hâterais de le terminer en m’y livrant sans relâche. En ce moment, une foule de réflexions se présentèrent à mon esprit, et me conduisirent à considérer les effets du travail auquel je m’adonnais. Trois années auparavant, j’avais travaillé au même objet, et j’étais parvenu à créer un démon, dont la cruauté sans égale avait désolé mon cœur, et l’avait à jamais rempli des remords les plus cuisans. J’allais maintenant former une autre créature, dont je ne pouvais prévoir le caractère ; elle pouvait devenir dix mille fois plus perverse que son compagnon, et se complaire au meurtre et au mal. Celui-ci avait juré de quitter le voisinage de l’homme, et de se cacher dans des déserts ; mais elle n’avait pris aucun engagement. Destinée, suivant toute apparence, à devenir un animal pensant et raisonnant, ne pouvait-elle pas refuser de consentir à un pacte antérieur à sa création ?

L’un et l’autre pourraient même se haïr : la créature, qui avait déjà reçu la vie, était choquée de sa propre difformité : ne pourrait-elle pas en concevoir une plus grande horreur, lorsqu’elle serait offerte à ses yeux sous la forme d’une femme ? La nouvelle créature pourrait aussi se détourner de l’autre avec dégoût, en voyant la beauté supérieure de l’homme ; elle pourrait quitter le monstre ; et lui, seul pour la seconde fois, ne serait-il pas exaspéré de cet affront nouveau ? Supporterait-il d’être abandonné par un être d’une espèce semblable à la sienne ?

Si même ils quittaient l’Europe pour aller dans les déserts du nouveau monde, un des résultats inévitables de ces sympathies dont le Démon avait besoin, serait la naissance de leurs enfans, souche d’une race de démon qui se propagerait sur la terre, et pourrait rendre l’existence même de l’espèce humaine précaire et pleine de terreur. Avais-je le droit, pour mon propre intérêt, d’infliger cette malédiction sur les générations à venir ? J’avais été touché auparavant par les sophismes de l’être que j’avais créé ; j’avais été effrayé de ses menaces infernales ; mais aujourd’hui, pour la première fois, j’envisageais le danger de ma promesse ; je frissonnai en pensant que les siècles à venir me maudiraient comme leur fléau ; moi qui, dans mon égoïsme, n’avais pas craint d’acheter ma tranquillité personnelle au prix, peut-être, de l’existence de toute la race humaine.

Je tremblais, je me sentais défaillir, lorsque, en levant les yeux, j’aperçus, à la clarté de la lune, le Démon auprès de la fenêtre. Il sourit en me voyant occupé de la tâche qu’il m’avait imposée : mais ce sourire était horrible. Ce n’était que trop vrai : il m’avait suivi dans mes voyages ; il avait habité les forêts, il s’était caché dans les cavernes ou dans les bruyères vastes et désertes ; et il venait maintenant observer mes progrès, et réclamer l’accomplissement de ma promesse. Au moment où je le regardai, sa figure exprimait le dernier degré de la perversité et de la perfidie. Je pensai, avec une sorte de démence, à la promesse que j’avais faite de créer un être semblable à lui ; la fureur s’empara de moi, et je brisai en plusieurs morceaux l’objet de mon travail. Le malheureux me vit détruire la créature de l’existence de laquelle dépendait son bonheur, et il s’éloigna en poussant un cri de désespoir et de vengeance.

Je quittai le laboratoire ; j’en fermai la porte à clef, et je fis, en moi-même, le vœu solemnel de ne reprendre jamais mes travaux ; et alors, à pas tremblans, je me dirigeai vers mon appartement. J’étais seul ; personne n’était auprès de moi pour dissiper mon chagrin, et calmer les pensées les plus terribles sous lesquelles je succombais.

Pendant plusieurs heures, assis près de ma fenêtre, je fixai les yeux sur la mer : elle était presqu’immobile ; les vents se taisaient, et toute la nature reposait à l’éclat paisible de la lune. Quelques vaisseaux pêcheurs paraissaient seuls ; et, de temps en temps, la douce brise apportait les voix des pêcheurs qui s’appelaient entr’eux. Je jouissais de ce silence, sans sentir à peine combien il était profond, quand mon oreille fut tout à coup frappée par un bruit de rames qui touchaient le bord, et par celui d’une personne qui s’approchait de mon habitation.

Quelques minutes après, j’entendis ma porte crier, comme si l’on cherchait à l’ouvrir doucement. Je tremblais de la tête aux pieds ; agité par le pressentiment de ce qui allait arriver, je voulus appeler un des paysans qui demeurait dans une chaumière peu éloignée de la mienne ; mais, succombant à un sentiment de faiblesse, du genre de ceux qu’on éprouve si souvent dans des rêves effrayans, lorsqu’on s’efforce de fuir un danger dont on est menacé, je restai attaché à la même place.

Bientôt j’entendis le bruit des pas le long du passage ; la porte s’ouvrit ; et je vis le malheureux qui m’était si redoutable. Il ferma la porte, s’approcha de moi, et dit d’une voix étouffée :

« Quelle est votre intention en détruisant l’ouvrage que vous commenciez ? Osez-vous rompre votre promesse ? J’ai supporté la fatigue et la misère : j’ai quitté le Switzerland avec vous ; je me suis traîné le long des bords du Rhin ; j’ai erré sur le sommet des montagnes qui l’avoisinent, et parmi ces îles couvertes de saules ; j’ai habité plusieurs mois dans les bruyères de l’Angleterre, et au milieu des déserts de l’Écosse. J’ai enduré des fatigues inouies, le froid, et la faim ; osez-vous détruire mes espérances » ?

— « Éloigne-toi ! je romps ma promesse ; jamais je ne consentirai à créer un autre être, qui t’égale en difformité et en méchanceté ».

— « Esclave, j’ai jusqu’à présent raisonné avec toi ; mais tu m’as prouvé que tu étais indigne de ma condescendance. Souviens-toi que j’ai le pouvoir ; tu te crois à plaindre ; apprends donc que je puis te rendre si malheureux, que la lumière du jour te sera odieuse. Tu es mon Créateur, mais je suis ton maître ; obéis » !

— « L’heure de ma faiblesse est passée, et le terme de ta puissance est venu : tes menaces ne peuvent me porter à consentir à un acte de faiblesse ; bien loin de là, elles me confirment dans la résolution de ne pas te créer une compagne, qui ne serait que la complice de tes crimes. Mettrai-je, de sang-froid, sur la terre un Démon, qui ne trouve de plaisir que dans la mort et le malheur. Éloigne-toi ! Je suis inébranlable, et ce que tu diras ne sera propre qu’à exciter ma fureur ».

Le monstre vit ma détermination sur ma figure, et grinça les dents dans sa rage impuissante. « Eh quoi ! s’écria-t-il, l’homme peut presser une femme contre son sein, l’animal a sa compagne ; et moi, je serai seul dans la nature ! J’avais des sentimens d’affections, et ils ont été payés par la haine et le mépris. Homme, tu peux me haïr ; mais prends-y garde ! Ta vie se passera dans la crainte et la douleur ; bientôt ton cœur sera frappé du trait qui doit te priver à jamais du bonheur. Dois-tu être heureux, tandis que je languis sous le poids de mon malheur ? Tu peux anéantir mes autres passions ; mais j’aurai toujours la vengeance… la vengeance, désormais plus chère que la lumière ou la vie ! Je puis mourir ; mais avant ma mort, toi, mon tyran et mon bourreau, tu maudiras le soleil qui contemple ta misère ».

— « Prends-y garde ; car je suis sans crainte, et par conséquent puissant. J’épierai avec la ruse du serpent, et je blesserai avec son venin. Homme, tu te repentiras des maux que tu prépares ».

— « Tais-toi, Démon ; et n’empoisonne pas l’air par tes paroles criminelles. Je t’ai déclaré ma résolution, et je ne suis pas assez lâche pour céder à les menaces. Laisse-moi ; je suis inexorable ».

— « C’est bien. Je pars ; mais souviens-toi que je serai avec toi la nuit de ton mariage ».

Je m’élançai en m’écriant : Monstre ! avant que tu ne signes mon arrêt de mort, tâche d’être en sûreté toi-même ».

Je voulus le retenir ; mais il m’échappa, quitta la maison à la hâte, et en peu d’instans, il fut dans son bateau. Je le vis fendre les eaux avec la rapidité de la flêche, et je le perdis bientôt de vue au milieu des vagues. Un profond silence régnait autour de moi ; mais ses paroles retentissaient à mes oreilles. Dans ma rage, je brûlais de poursuivre celui qui me privait du repos, et de le précipiter dans l’Océan. Je parcourus ma chambre en tous sens, à pas précipités et hors de moi, pendant que mon imagination me présentait mille tableaux propres à me tourmenter et à me déchirer. Pourquoi ne l’avais-je pas suivi ? Pourquoi n’avais-je pas engagé avec lui un combat mortel ? Je l’avais laissé partir, et il s’était dirigé vers le continent. Je frissonnai en pensant quelle pourrait être la première victime sacrifiée à son insatiable vengeance. Et alors je me rappelai ces paroles : « Je serai avec toi la nuit de ton mariage ». C’était donc à cette époque qu’était fixé le terme de ma destinée. Je devais mourir à cette heure, satisfaire et éteindre à la fois sa perversité. Je n’en tremblai pas ; mais venant à penser à ma chère Élisabeth, à ses larmes, et au chagrin éternel qu’elle éprouverait, en voyant son amant si cruellement arraché de ses bras… je sentis couler des larmes, les premières que j’eusse versées depuis plusieurs mois ; et je résolus de ne pas succomber devant mon ennemi sans une résistance complète.

La nuit s’écoula, et le soleil s’éleva de l’Océan : je fus plus calme, si l’on peut appeler calme celui dont la rage violente se change en un profond désespoir. Je quittai la maison, théâtre horrible de la dispute de la veille, et je me promenai sur le bord de la mer, qui me semblait une barrière insurmontable entre mes semblables et moi. Je formais le désir de pouvoir passer ma vie sur ce rocher stérile, dans l’ennui, mais du moins certain de ne pas être frappé de douleur par quelque catastrophe soudaine. En revenant au milieu des hommes, je devais m’attendre à être sacrifié, ou à voir ceux que j’aimais le plus mourir de la main d’un Démon, que j’avais créé moi-même.

Je me promenais dans l’île comme un spectre inquiet, séparé de tout ce qu’il aimait, et malheureux de cette séparation. Vers midi, à l’heure où le soleil est le plus élevé, je m’étendis sur le gazon, et je m’endormis profondément. Je n’avais pas dormi de toute la nuit précédente ; mes nerfs étaient agités, et mes yeux échauffés par la veille et la douleur : je fus rafraîchi par ce sommeil. En me réveillant, je crus appartenir encore à une race d’êtres humains semblables à moi-même ; et je me mis à réfléchir avec plus de calme à ce qui s’était passé. Cependant, les paroles du Démon retentissaient toujours à mes oreilles comme la cloche de la mort ; elles paraissaient être l’effet d’un songe, mais d’un songe distinct et oppressif comme une réalité.

Le soleil était déjà fort avancé dans sa course ; mais je me tenais encore sur le rivage, et j’étais à manger un gâteau d’avoine pour appaiser ma faim dévorante, lorsqu’un bateau pêcheur s’arrêta près de moi, et m’apporta un paquet qui contenait plusieurs lettres de Genève, et une de Clerval, mon ami, qui m’engageait à le rejoindre, en me disant qu’il y avait près d’un an que nous étions partis du Switzerland, et que nous n’avions pas encore visité la France. Il me priait donc de quitter mon île solitaire, et de venir au bout d’une semaine le trouver à Perth, où le plan de nos voyages pourrait être concerté. Je fus rappelé à la vie par cette lettre, et je me déterminai à quitter mon île deux jours après.

Cependant, avant de partir, j’avais à faire une chose dont l’idée me causait un frissonnement. Il fallait emballer mes instrumens de chimie ; pour cela, entrer dans la chambre qui avait été le théâtre de mon odieux travail, et toucher ces ustensiles à la vue desquels je pâlissais. Le lendemain matin, au point du jour, je rassemblai tout mon courage, et j’ouvris la porte de mon laboratoire. Les débris de la créature qui était à moitié terminée, et que j’avais détruite, étaient dispersés sur le plancher ; en les voyant, j’éprouvai presque le même sentiment, que si j’avais déchiré en lambeaux la chair vivante d’un être humain. Je m’arrêtai pour me recueillir, et j’entrai, après un moment, dans la chambre. J’en enlevai les instrumens d’une main tremblante ; mais je réfléchis qu’il ne fallait pas y laisser les débris de mon ouvrage pour exciter l’horreur et le soupçon des paysans ; et, en conséquence, je les mis dans un panier avec une grande quantité de pierres, et je les emportai dans le dessein de les jeter dans la mer, cette nuit même. En même temps je m’assis sur le rivage, et je me mis à nettoyer et à arranger mes appareils de chimie.

Jamais révolution n’avait été plus complète que celle qui avait eu lieu dans mes sentimens depuis le soir de l’apparition du Démon. Auparavant, j’avais considéré ma promesse avec un profond désespoir, mais comme un engagement qui devait être rempli, quels qu’en fussent les résultats, maintenant il me semblait que le voile qui était sur mes yeux avait été arraché, et je voyais clairement pour la première fois. L’idée de recommencer mes travaux ne se présenta pas à mon esprit un seul instant ; la menace que j’avais entendue, pesait sur mes pensées, sans qu’elle me portât à réfléchir qu’un acte volontaire de ma part pourrait la détourner. J’avais décidé en moi-même, que la création d’un être semblable au premier Démon que j’avais formé, serait un acte du plus vil et du plus atroce égoïsme ; et je bannis de mon esprit toute pensée qui pût mener à une conclusion différente.

Entre deux et trois heures du matin, la lune se leva. Je mis alors mon panier dans un petit esquif, et je m’éloignai du rivage à environ quatre milles. La scène était solitaire : il y avait bien quelques bateaux qui regagnaient le Continent, mais je m’en tins éloigné. On aurait dit que j’allais commettre un crime horrible : j’évitais avec une inquiétude mortelle toute rencontre avec mes semblables. En même temps, la lune, qui auparavant avait été claire, fut couverte tout-à-coup d’un nuage épais. Je profitai de ce moment d’obscurité pour jeter mon panier dans la mer ; je prêtai l’oreille au bruit qu’il faisait en s’enfonçant, et je quittai la place que j’avais choisie pour cette opération. Le ciel se couvrit ; mais l’air, refroidi seulement par le vent nord-est qui venait de s’élever, ne cessait pas d’être pur. Je ressentais une fraîcheur qui me parut si agréable, que je résolus de rester plus longtemps sur l’eau. Je fixai le gouvernail dans une position directe, et je m’étendis au fond du bateau. La lune était cachée par les nuages ; tout était obscur ; je n’entendais que le bruit de la barque, dont la quille fendait les vagues ; bercé par le murmure, je m’endormis bientôt d’un profond sommeil.

Je ne sais combien de temps je restai dans cette situation ; mais, en m’éveillant, je m’aperçus que le soleil était déjà à une hauteur considérable. Le vent était violent, et les vagues menaçaient continuellement d’engloutir mon petit esquif. Je pensai que le vent soufflant du nord-est, devait m’avoir entraîné loin de la côte d’où j’étais parti. Je fis tout ce que je pus pour changer de direction, mais je ne tardai pas à reconnaître que le moindre effort aurait pour effet de submerger le bateau.

Dans cette situation, ma seule ressource était de m’abandonner au vent. J’avoue que j’éprouvai quelques sentimens de terreur. Je n’avais pas de boussole avec moi, et je connaissais si peu la géographie de cette partie du monde, que le soleil m’était peu utile. Je pouvais être emporté dans le vaste Atlantique, et éprouver toutes les souffrances de la faim, ou bien être englouti dans les abymes des flots, qui battaient ma barque et mugissaient autour de moi. Errant depuis plusieurs heures, j’étais tourmenté par une soif brûlante, prélude de mes autres souffrances. Je regardais le ciel couvert de nuages, que le vent chassait et auxquels d’autres nuages succédaient rapidement : je regardais la mer, qui allait être mon tombeau. « Démon, m’écriai-je, te voilà déjà satisfait » ! Je pensai à Élisabeth, à mon père, et à Clerval ; et je tombai dans une rêverie si désespérante et si effrayante, que, même à présent, quand la scène va se fermer devant moi pour toujours, je tremble de me la rappeler.

Quelques heures après, le soleil pencha vers l’horizon ; le vent se changea insensiblement en une douce brise, et l’agitation de la mer fit place à un calme plat. Je m’affaiblissais, et j’étais à peine capable de tenir le gouvernail, quand tout-à-coup je vis la terre vers le sud.

Dans un moment où j’étais presque mort de fatigue, et du doute affreux dans lequel j’étais depuis plusieurs heures, cette certitude soudaine de la vie pénétra jusqu’à mon cœur comme une source vivifiante de joie, et me fit verser des larmes.

Combien nos sentimens sont variables ! Combien est étrange cet amour opiniâtre de la vie, même dans l’excès de la misère ! Je fis une autre voile avec une partie de mon vêtement, et je me dirigeai promptement vers la terre. Elle paraissait déserte et couverte de rochers ; mais, en approchant davantage, je distinguai facilement des traces de culture. Je vis des vaisseaux près du rivage, et je me retrouvai tout-à-coup transporté dans le voisinage de l’homme civilisé. Je suivis avec empressement les détours de la côte, et j’aperçus enfin un clocher qui s’élevait derrière un petit promontoire. Dans mon état extrême de faiblesse, je résolus de faire voile directement vers la ville, comme le lieu où je pourrais le plus facilement pourvoir à ma nourriture. Par bonheur, j’avais de l’argent avec moi. En tournant le promontoire, je vis une jolie petite ville et un bon port, où j’abordai en bondissant de joie de mon salut inespéré.

Pendant que j’étais occupé à attacher le bateau et à arranger les voiles, plusieurs personnes s’attroupèrent autour de moi. Elles paraissaient très-surprises de me voir paraître ; et, au lieu de m’offrir du secours, elles parlaient ensemble en faisant des gestes, qui, dans tout autre instant, m’auraient alarmé ; mais alors, je remarquai simplement qu’ils parlaient anglais, et je m’adressai à eux dans cette langue : « Mes bons amis, leur dis-je, aurez-vous l’obligeance de me dire le nom de cette ville, et de m’apprendre où je suis » ?

— « Vous le saurez assez tôt, répondit un homme avec une voix aigre. Peut-être êtes-vous venu dans un lieu qui ne vous plaira pas trop ; mais on ne demandera pas votre goût, je vous promets ».

Je fus excessivement surpris de recevoir une réponse aussi dure d’un étranger, et je ne fus pas moins déconcerté en voyant les figures sourcilleuses et irritées de ses compagnons. « Pourquoi me répondez-vous aussi durement, répliquai-je ? Assurément, les Anglais n’ont pas coutume de recevoir les étrangers d’une façon si peu hospitalière ».

— « Je ne sais pas, dit l’homme, quelle est la coutume des Anglais ; mais celle des Irlandais est de haïr les scélérats ».

Pendant cet étrange dialogue, je vis la foule se grossir rapidement. Les figures exprimaient un mélange de curiosité et de colère, qui m’impatientait, et commençait à m’alarmer. Je demandai le chemin de l’auberge ; personne ne répondit. Je marchai en avant ; mais un murmure s’éleva de la foule, qui me suivit et m’entoura, jusqu’à ce qu’un homme de mauvaise mine me frappa sur l’épaule, et me dit : « Venez, Monsieur, il faut me suivre chez M. Kirwin, pour dire qui vous êtes ».

— « Qui est-ce que M. Kirwin ? Pourquoi dois-je donner des renseignemens sur mon compte ? Ne suis-je pas dans un pays libre » ?

— « Oui, Monsieur, assez libre pour les honnêtes gens. M. Kirwin est un magistrat auquel vous allez donner des renseignemens sur la mort d’un Gentleman, qui, la nuit dernière, a été trouvé assassiné ».

Je tressaillis à cette réponse ; mais je me remis bientôt. J’étais innocent : il serait facile de le prouver. Je suivis donc mon conducteur en silence, et je fus conduis dans une des meilleures maisons de la ville. J’étais prêt à tomber de fatigue et de faim ; mais, étant entouré de la foule, je pensai qu’il était convenable de rassembler toute ma force, afin qu’on n’attribua pas la faiblesse de mon corps à la crainte, ou aux remords du crime. Je m’attendais peu alors au malheur qui allait dans quelques momens peser sur moi, et étouffer dans l’horreur et le désespoir toute crainte d’ignominie ou de mort.

Je m’arrête ici, car j’ai besoin de tout mon courage pour me rappeler les évènemens effrayans que je vais raconter avec exactitude.