Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/25

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Traduction par Jules Saladin.
Corréard (3p. 89-122).

CHAPITRE XX.


Je fus bientôt amené devant un magistrat ; son visage exprimait la bonté ; ses manières le calme et la douceur. Il me regarda, cependant, avec quelque sévérité ; il se tourna ensuite vers mes conducteurs, et demanda quelles étaient les personnes qui paraissaient comme témoins dans cette affaire.

Une demi-douzaine d’hommes, environ, s’avancèrent ; et l’un d’eux, choisi par le magistrat, déposa que, la nuit précédente, étant allé à la pêche avec son fils et son beau-frère, Daniel Nugent, il fut surpris, vers dix heures, par un grand vent du nord qui s’éleva, et les força de gagner le rivage. La nuit étant très-sombre, parce que la lune n’était pas encore levée, ils n’abordèrent pas dans le port, mais, selon leur habitude, dans une baie à environ deux milles au-dessous. Il marchait le premier, portant une partie des filets, et suivi, à quelque distance, de ses compagnons. En s’avançant le long du rivage, il heurta de son pied contre un obstacle, et mesura la terre. Ses compagnons vinrent à son secours ; et, à la lueur de leur lanterne, ils virent qu’il était tombé sur le corps d’un homme qui paraissait mort. Ils supposèrent d’abord que c’était le cadavre de quelque personne qui avait été noyée, et jetée par les vagues sur le rivage ; mais, en l’examinant, ils reconnurent que les habits n’étaient pas mouillés, et même que le corps n’était pas encore froid. Il le portèrent dans la chaumière d’une vieille femme, voisine du lieu où ils se trouvaient, et ils essayèrent inutilement de le rendre à la vie. Le mort paraissait être un beau jeune homme d’environ vingt-cinq ans. Selon toute apparence, il avait été étranglé ; car son corps ne présentait d’autre signe de violence, que des marques noires de doigts sur le cou.

La première partie de cette déposition ne m’intéressa nullement ; mais, lorsqu’il parla de la marque noire des doigts, je me souvins du meurtre de mon frère, et j’éprouvai une agitation extrême ; mes membres tremblèrent, un nuage obscurcit mes yeux, et je fus obligé de m’appuyer sur une chaise pour me soutenir. Le magistrat m’observait d’un œil scrutateur, et tira de suite un augure défavorable de mon maintien.

Le fils confirma la déposition de son père ; mais Daniel Nugent, appelé à son tour, affirma positivement qu’un moment avant la chute de son compagnon, il avait vu un bateau, monté par un seul homme, à peu de distance du rivage ; et, autant qu’il pouvait en juger à la lueur de quelques étoiles, c’était le même bateau dans lequel je venais de débarquer.

Une femme déposa qu’elle demeurait près du rivage, et qu’elle se tenait à la porte de sa chaumière, attendant le retour des pêcheurs, à peu près une heure avant d’apprendre la découverte du corps, lorsqu’elle vit un bateau, conduit par un seul homme, s’éloigner de cette partie du rivage, où le cadavre fut ensuite trouvé.

Une autre femme confirma le récit des pêcheurs qui avaient porté le corps dans sa maison : il n’était pas encore froid. Ils le mirent dans un lit, et le frottèrent ; mais, pendant que Daniel alla jusqu’à la ville chercher un médecin, le corps devint sans chaleur et sans vie.

Plusieurs autres hommes furent interrogés sur mon débarquement ; et ils convinrent qu’avec le grand vent du nord qui s’était élevé pendant la nuit, il était très-probable que j’avais été balotté pendant plusieurs heures, et obligé de retourner à peu près au même lieu d’où j’étais parti. Ils firent, en outre, observer que je devais avoir apporté le corps d’un autre endroit ; et il était vraisemblable, puisque je paraissais ne pas connaître la côte, que j’aurais débarqué dans le port sans savoir quelle était la distance de la ville de ***, au lieu où j’avais laissé le cadavre.

M. Kirwin, après avoir entendu cette déposition, voulut que je fusse conduit dans la chambre, où le corps avait été placé jusqu’à ce qu’il fût enterré. Il le désirait dans l’intention d’observer l’effet que sa vue produirait sur moi ; et il n’avait probablement eu ce désir, qu’en remarquant l’extrême agitation que j’avais laissé paraître, lorsqu’on avait décrit le genre du meurtre. Je fus donc conduit à l’auberge par le magistrat et plusieurs autres officiers. Je ne pus m’empêcher d’être frappé des coïncidences étranges, qui avaient eu lieu pendant cette nuit remplie d’événemens ; mais, certain d’avoir causé avec plusieurs personnes dans l’île que j’avais habitée, à peu près au moment où l’on avait trouvé le corps, je fus parfaitement tranquille sur les conséquences de l’affaire.

J’entrai dans la chambre où le cadavre reposait, et je lui fus confronté. Comment décrire ce que j’éprouvai à cet aspect ? Je me sens encore saisi d’horreur, et je ne puis penser à ce moment terrible sans trembler, et sans tomber dans un désespoir qui me rappelle faiblement l’angoisse dont je fus saisi en le reconnaissant. Le jugement, la présence du magistrat et des témoins sortirent comme un songe de ma mémoire, lorsque je vis Henri Clerval, dont le corps était inanimé et étendu devant moi. Je respirais à peine, je me jetai sur le cadavre en m’écriant : « Mon cher Henri, mes funestes machinations t’ont-elles aussi privé de la vie ? J’ai déjà immolé deux victimes ; d’autres attendent leur destinée : mais toi, Clerval, mon ami, mon bienfaiteur… ».

Les forces humaines ne peuvent supporter long-temps les souffrances cruelles auxquelles je fus en proie. On m’emporta de la chambre dans de fortes convulsions.

Une fièvre succéda à cet état terrible. Je fus deux mois au bord du tombeau : mon délire, comme on me l’apprit ensuite, était effrayant ; je m’appelais le meurtrier de Guillaume, de Justine et de Clerval. Tantôt je priais ceux qui me gardaient de m’aider à détruire le démon, qui était la cause de mon supplice ; tantôt je sentais les doigts du monstre qui saisissaient déjà mon cou, et je poussais des cris de douleur et d’effroi. Heureusement, je n’étais compris que de M. Kirwin, qui seul entendait la langue de mon pays, dans laquelle je m’exprimais ; mais mes gestes et mes cris affreux suffisaient pour effrayer les autres témoins.

Pourquoi n’ai-je pas succombé ? Plus malheureux que n’a jamais été aucun homme, pourquoi n’ai-je pas été enseveli dans l’oubli et le repos ? La mort enlève une foule de jeunes enfans, unique espoir de leurs tendres parens. Des épouses nouvelles, de jeunes amans, ont été un jour brillans de la santé et de l’espérance, et le lendemain, renfermés dans la tombe où ils sont devenus la pâture des vers ! De quelle matière étais-je formé pour résister ainsi à tant de chocs, qui, semblables à l’action de la roue, renouvelaient continuellement mon supplice ?

Hélas ! j’étais condamné à vivre, et, deux mois après, je me trouvai, comme si je m’éveillais d’un songe, dans une prison, étendu sur un grabat, entouré de geôliers, de guichetiers, de verroux, et du triste appareil d’un donjon. Ce fut un matin, je me souviens, que je m’éveillai ainsi dans mon bon sens. J’avais oublié les détails de ce qui était arrivé, et je n’avais d’autre impression que celle d’un grand malheur qui aurait tout d’un coup pesé sur moi ; mais en regardant autour de moi, en apercevant les fenêtres grillées, et la malpropreté de la chambre dans laquelle j’étais, je me rappelai toutes les circonstances qui avaient précédé ma captivité, et je poussai un soupir douloureux.

Ce bruit réveilla une vieille femme qui dormait dans une chaise à côté de moi. Cette vieille, qui était louée pour me servir de garde, et qui était femme de l’un des guichetiers, portait sur sa figure l’expression de toutes les mauvaises qualités, qui caractérisent souvent cette classe. Ses traits étaient grossiers et durs, comme ceux des personnes habituées à voir le malheur avec indifférence. Son ton décelait toute son insensibilité. Elle s’adressa à moi en Anglais, et je fus frappé du son de sa voix que j’avais entendue pendant mes souffrances.

« Êtes-vous mieux maintenant, monsieur, dit-elle ? Je répondis dans la même langue, et d’une voix faible : je crois qu’oui ; mais, s’il est vrai que je ne rêve pas, je suis fâché de vivre encore pour sentir le malheur de mon horrible situation ».

— « Quant à cela, répliqua la vieille femme, si vous voulez parler du Gentleman que vous avez assassiné, je crois qu’il vaudrait mieux pour vous être mort, car je pense que cela ira mal : vous ne pouvez pas manquer d’être pendu aux prochaines assises. Cependant, ce n’est pas là mon affaire ; je suis envoyé pour vous soigner, et vous rendre à la santé ; je fais mon devoir en bonne conscience, et tout le monde ferait bien d’agir de même ».

Je me détournai avec dégoût d’une femme, qui pouvait tenir un langage aussi inhumain à une personne qui venait d’être arrachée à la mort. Je me sentais encore languissant et incapable de réfléchir à tout ce qui s’était passé. Ma vie entière me paraissait un songe ; je doutais quelquefois de la vérité, car elle ne se présentait jamais à mon esprit avec sa force réelle.

Les idées, qui passaient dans mon esprit, devinrent enfin plus distinctes. Je retombai dans mes accès de fièvre ; je fus entouré comme d’un nuage ; et je n’avais aucun ami dont la douce voix me consolât, aucun bras sur lequel je pusse me soutenir. Le médecin vint, et ordonna des remèdes que la vieille femme prépara ; mais l’un témoignait une profonde insouciance, et l’autre n’avait sur le visage que l’expression de la brutalité. Quel autre que le bourreau, jaloux de gagner son droit, pouvait s’intéresser au sort d’un assassin ?

Telles étaient mes réflexions ; mais j’appris bientôt que M. Kirwin m’avait témoigné beaucoup de bonté. Il avait donné ordre de me placer dans la meilleure chambre de la prison (car c’était la meilleure, toute mauvaise qu’elle fût) ; et c’était lui qui m’avait donné un médecin et une garde. À la vérité, il venait rarement me voir ; car, malgré son vif désir de soulager les souffrances de toute créature humaine, il ne voulait pas être présent au désespoir et au délire affreux d’un assassin. Il venait seulement pour examiner si je n’étais pas négligé ; mais ses visites étaient courtes et rares.

Cependant je me rétablissais insensiblement : un jour j’étais assis dans un fauteuil, les yeux à moitié ouverts, et les joues livides comme la mort ; abattu par le chagrin et le malheur, je me répétais qu’il vaudrait mieux mourir que rester misérablement renfermé dans un monde rempli de méchanceté. Je me demandais aussi si je ne me déclarerais pas coupable, pour subir la peine de la loi, moins innocent que la pauvre Justine ne l’avait été. Telles étaient mes pensées, lorsque je vis la porte de ma chambre s’ouvrir, et M. Kirwin entra. Son visage exprimait l’intérêt et la compassion ; il approcha une chaise de la mienne, et me dit en français :

« Je crains que cette chambre ne vous paraisse pas agréable ; puis-je faire quelque chose de mieux pour vous » ?

— « Je vous remercie ; tout ce que vous voulez dire n’est rien pour moi : il n’est rien sur la terre qui puisse me consoler ».

— « Je sais que l’intérêt d’un étranger ne peut être que d’une faible consolation pour une personne accablée comme vous, par un malheur si grand ; mais vous quitterez bientôt, j’espère, ce triste séjour ; car je ne doute pas que l’évidence ne vous disculpe facilement du crime qui vous est imputé ».

— « C’est ce qui m’intéresse le moins : par une suite d’évènemens étranges, je suis devenu le plus malheureux des mortels. Persécuté et souffrant comme je suis, et comme je l’ai été, la mort peut-elle me paraître un mal » ?

— « Certes, rien n’est plus propre à plonger dans le malheur et le désespoir que les circonstances étranges dont vous venez d’être victime. Jeté par un hasard extraordinaire sur ce rivage renommé pour son hospitalité, vous avez été sur-le-champ arrêté et accusé d’un meurtre. Le premier objet qui se soit présenté à vos yeux, c’est le corps de votre ami, si singulièrement assassiné, et placé par quelque Démon sous vos pas ».

Pendant que M. Kirwin parlait ainsi, malgré l’agitation que j’éprouvais en me retraçant mes souffrances, je ne pus m’empêcher d’être fort surpris de ce qu’il paraissait savoir sur mon compte. Je pense que je laissai voir mon étonnement sur ma figure ; car M. Kirwin se hâta de dire :

« Ce ne fut qu’un ou deux jours après que vous fûtes tombé malade, que je pensai à fouiller vos habits, pour chercher un moyen d’envoyer à vos parens la nouvelle de votre malheur et de votre maladie. Je trouvai plusieurs lettres, et, entr’autres, une que je reconnus dès le commencement pour être de votre père. J’écrivis aussitôt à Genève : près de deux mois ce sont écoulés depuis le départ de ma lettre… mais vous êtes malade ; vous tremblez même dans ce moment ; vous ne pouvez supporter aucune espèce d’agitation ».

— « Cette attente est mille fois plus cruelle que les évènemens les plus horribles : dites-moi quel meurtre a été commis, et sur la mort de qui je dois gémir ».

— « Votre famille se porte très-bien, dit M. Kirwin avec douceur ; et quelqu’un, un ami, est venu pour vous voir ».

Je fus amené sur-le-champ, par je ne sais quelle chaîne d’idées, à penser que l’assassin était venu pour insulter à mon malheur, me railler sur la mort de Clerval, et m’engager de nouveau à consentir à ses désirs infernaux. Je mis les mains devant mes yeux en m’écriant, avec désespoir : « Ah ! repoussez-le ! je ne puis le voir ; pour l’amour de Dieu, ne le laissez pas entrer ».

M. Kirwin, dont le visage était troublé, fixa les yeux sur moi : il ne put s’empêcher de regarder mon exclamation comme une présomption de mon crime, et me dit d’un ton sévère :

— « J’aurais pensé, jeune homme, que la présence de votre père eût été un bonheur pour vous, au lieu de vous inspirer une répugnance aussi violente ».

— « Mon père ! m’écriai-je ; et, dans chaque trait, chaque muscle, l’expression du plaisir succéda à celle du désespoir. Mon père est-il réellement venu ? Que vous êtes bon ! Ah ! que vous êtes bon ! Mais où est-il ? pourquoi ne se hâte-t-il pas de venir » ?

Mon changement d’expression surprit et satisfit le magistrat. Peut-être pensa-t-il que ma première exclamation était un retour momentané de délire. Il reprit aussitôt son air de bonté, se leva, et sortit avec ma garde. Mon père entra un instant après.

Rien, dans ce moment, ne pouvait me faire plus de plaisir que l’arrivée de mon père. Je lui tendis la main, en m’écriant :

« Vous vivez donc ? — et Élisabeth ? — et Ernest » ?

Mon père me calma, en m’assurant qu’ils étaient en bonne santé, et s’efforça, en s’arrêtant sur ces sujets si intéressans pour mon cœur, de relever mon courage ; mais il sentit bientôt qu’une prison ne pouvait être le séjour de la gaîté. « Quel est ce lieu que vous habitez, mon fils », dit-il en regardant avec douleur les fenêtres grillées, et la chambre dont l’aspect était misérable ? « Vous avez voyagé pour chercher le bonheur, mais il semble que la fatalité vous poursuive. Et le pauvre Clerval » ?…

En entendant prononcer le nom de mon malheureux ami qui avait été assassiné, je ressentis une agitation trop grande pour que je pusse la supporter dans l’état de faiblesse où j’étais. Je versai des pleurs.

« Hélas ! oui, mon père, répondis-je ; la destinée la plus horrible est suspendue sur ma tête, et me condamne à vivre pour la remplir, puisque je ne suis pas mort sur le corps inanimé de Henry ».

On ne nous permit pas de nous entretenir long-temps ensemble ; car l’état précaire de ma santé rendait nécessaires les précautions qui pouvaient affermir ma tranquillité. M. Kirwin entra, et insista pour qu’on n’épuisât pas ma force par un trop grand effort. Mais l’arrivée de mon père était pour moi comme celle de mon bon ange ; et ma santé se rétablit insensiblement.

Délivré peu à peu de la maladie, j’étais absorbé par une mélancolie sombre et noire que rien ne pouvait dissiper. L’affreuse image de Clerval assassiné était toujours devant mes yeux ; plus d’une fois l’agitation, dans laquelle ces réflexions me jetaient, fit craindre à mes amis une rechûte dangereuse. Hélas ! pourquoi ont-ils sauvé une vie si misérable et si détestée ? sans doute pour que j’accomplisse ma destinée, dont la fin approche à présent. Bientôt, ah ! bientôt, la mort étouffera ces gémissemens, et me délivrera du poids affreux de mes souffrances qui m’entraîne dans la tombe ; je subirai la sentence de la justice, et je jouirai en même temps du repos. Je ne pensais pas alors que la mort fut prochaine, mais j’en conservais toujours le désir, et je restais souvent assis plusieurs heures immobile et silencieux, faisant le vœu qu’un fort tremblement de terre m’ensevelît sous ses ruines avec mon destructeur.

L’époque des assises approchait. J’étais déjà en prison depuis trois mois ; et, quoique je fusse encore faible, et continuellement exposé à une rechûte, je fus obligé de faire près de cent milles pour aller à la ville du comté où la cour se tenait. M. Kirwin voulut bien ne négliger aucuns soins pour recueillir des témoins et préparer ma défense. L’affaire n’étant pas portée devant la cour qui décide de la vie et de la mort, on m’épargna la honte de paraître en public comme un criminel. Le grand jury rejeta le bill, aussitôt qu’il eut la preuve que j’étais dans les îles Orknayz à l’heure où l’on trouva le corps de mon ami ; quinze jours après mon arrivée, je sortis de prison.

Mon père fut ravi que je n’eusse plus à porter la honte d’une charge criminelle, que je fusse libre de respirer encore un air pur, et de retourner dans mon pays natal. Je ne partageais pas ces sentimens ; car les murs d’un donjon ou d’un palais m’étaient également odieux. La coupe de la vie était empoisonnée pour toujours ; le soleil brillait, il est vrai, pour moi comme pour celui dont le cœur est heureux et content, mais je ne voyais autour de moi qu’une obscurité épaisse et effrayante ; obscurité qu’aucune lumière ne pouvait percer, si ce n’est celle de deux yeux qui brillaient sur moi. Tantôt c’étaient les yeux expressifs de Henry, dans lesquels se peignaient la langueur de la mort ; dont les noires prunelles étaient presqu’entièrement recouvertes par les paupières et de longs cils noirs ; tantôt c’étaient les yeux humides et ternes du monstre, tels que je les vis pour la première fois dans ma chambre à Ingolstadt.

Mon père tâcha d’éveiller en moi les sentimens d’affection ; il me parla de Genève que je verrais bientôt, — d’Élisabeth et d’Ernest ; mais ces discours n’avaient d’autre effet que de m’arracher de profonds soupirs. Quelquefois, il est vrai, j’avais le désir du bonheur ; je pensais, avec un plaisir mélancolique, à ma chère cousine ; ou bien dévoré par la maladie du pays, j’étais impatient de voir encore une fois le lac azuré et le Rhône rapide, qui m’avaient été si chers dans les premiers jours de mon enfance : mais en général j’éprouvais une apathie, telle que la prison me paraissait un séjour aussi agréable que le lieu le plus délicieux de la nature ; et encore ces accès n’étaient quelquefois interrompus, que par des redoublemens d’angoisse et de désespoir. Dans ces momens, j’aurais voulu mettre fin à une existence qui m’était à charge ; et il fallait un soin et une vigilance continuels, pour m’empêcher de me porter à quelqu’acte affreux de violence.

Je me souviens qu’en quittant la prison, j’entendis un homme dire : « Il peut être innocent du meurtre, mais il a certainement une mauvaise conscience ». Ces paroles me frappèrent. Une mauvaise conscience ! Oui, sans doute, elle l’était : Guillaume, Justine et Clerval devaient la mort à mes machinations infernales : « Et quelle mort, m’écriai-je, mettra fin à ces horreurs ? Ah ! mon père, ne restez pas dans ce malheureux pays ; traînez-moi dans un lieu où je puisse oublier, moi, mon existence, et le monde entier ».

Mon père accéda facilement à ce désir ; et, après avoir pris congé de M. Kirwin, nous partîmes pour Dublin. Je me sentis comme soulagé d’un poids affreux, lorsque le paquebot s’éloigna de l’Irlande avec un bon vent, et que j’eus quitté pour toujours le pays qui avait été pour moi le théâtre de tant de douleurs.

Il était minuit. Mon père dormait dans la cabine, et moi j’étais sur le tillac à contempler les étoiles et à écouter le bruit des vagues. Je perçais des yeux l’obscurité qui cachait l’Irlande à ma vue, et je sentais mon pouls battre avec la violence de la fièvre, en pensant que je verrais bientôt Genève. Le passé me paraissait comme un songe effrayant, et pourtant le vaisseau qui me portait, le vent qui m’éloignait du rivage détesté de l’Irlande, et la mer qui m’entourait, ne m’apprenaient que trop que je n’étais pas trompé par une vision, et que Clerval, mon ami et mon cher compagnon, avait été ma victime et celle du monstre que j’avais créé. Je repassai dans ma mémoire tous les événemens de ma vie, mon bonheur paisible pendant que j’étais à Genève au sein de ma famille, la mort de ma mère, et mon départ pour Ingolstadt. Je me souvins en tremblant de l’enthousiasme insensé qui m’avait excité à créer mon hideux ennemi, et je me rappelai la nuit dans laquelle il reçut la vie. Je ne pus suivre le fil de mes pensées ; je fus accablé de mille sentimens divers, et je finis par pleurer avec amertume.

Depuis que j’étais rétabli de la fièvre, j’avais coutume de prendre chaque soir un peu de laudanum ; car ce n’était qu’au moyen de cette potion, que je pouvais goûter le repos nécessaire à la conservation de la vie. Accablé par le souvenir de tous mes malheurs, je pris une double dose, et bientôt je m’endormis profondément : mais le sommeil me fit oublier ma misère ; mes rêves me présentèrent une foule d’objets dont je fus effrayé. Vers le matin, je fus attaqué d’une sorte de cauchemar ; je croyais être saisi par le démon qui me pressait le cou, sans que je pusse m’en délivrer ; des gémissemens et des cris retentissaient à mes oreilles. Mon père, qui veillait sur moi, vit mon agitation, me réveilla, et me montra le port de Holyhead, dans lequel nous entrions.