Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/27

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Traduction par Jules Saladin.
Corréard (3p. 156-179).

CHAPITRE XXII.


Il était huit heures lorsque nous mîmes pied à terre ; nous nous promenâmes quelque temps sur le bord du lac, en jouissant de l’éclat fugitif du jour ; et même en nous dirigeant vers l’auberge, nous contemplions la vue agréable des eaux, des bois, et des montagnes obscurcies par les ténèbres, mais déployant encore leurs noirs sommets.

En ce moment, le vent changea du sud à l’ouest, et souffla avec une grande violence. La lune brillait au milieu des cieux et commençait à descendre ; les nuages étaient chassés avec la rapidité du vol du vautour, et voilaient les rayons de cet astre, tandis que le lac réfléchissait un ciel orageux, mille fois plus effrayant au milieu des vagues agitées qui commençaient à s’élever. Tout-à-coup l’orage s’annonça par un torrent de pluie.

J’avais été calme pendant le jour ; mais, dès que la nuit obscurcit la vue des objets, mille craintes s’élevèrent dans mon esprit. Plein d’inquiétude, je me tins sur la défensive ; je saisis de la main droite un pistolet caché dans mon sein ; j’étais effrayé du moindre bruit, mais déterminé à vendre chèrement ma vie, et à ne mettre fin au combat, qu’après l’avoir perdue ou l’avoir arrachée à mon adversaire.

Élisabeth observa quelque temps mon agitation dans un silence timide et craintif ; elle dit enfin : « qui peut ainsi vous agiter, mon cher Victor ? que craignez-vous » ?

— « Ah ! paix ! paix ! mon amie, répliquai-je ; encore cette nuit, et tout sera sauvé ; mais cette nuit est affreuse, horrible » !

Je passai une heure dans cet état, lorsque tout-à-coup je réfléchis combien le combat, auquel je m’attendais à tout moment, serait pénible pour ma femme ; je l’engageai avec les plus vives instances à se retirer, décidé à ne la rejoindre qu’après que j’aurais obtenu quelque renseignement sur la situation de mon ennemi.

Elle me quitta. Je restai quelque temps à parcourir les corridors de la maison, et à visiter le plus petit coin qui aurait pu servir de retraite à mon ennemi ; mais je ne découvris aucune trace, et je commençais à croire qu’un heureux hasard avait mis obstacle à l’exécution de ses menaces, lorsque tout-à-coup j’entendis un cri aigu et horrible. Il partait de la chambre où Élisabeth s’était retirée. Dans ce moment, toute la réalité s’offrit à mon esprit ; mes bras tombèrent, le mouvement de mes muscles et de mes fibres fut suspendu ; je sentis mon sang couler goutte à goutte dans mes veines, et bouillonner à l’extrémité de mes membres. Cet état ne dura qu’un instant ; le cri se répéta… ; je me précipitai dans la chambre.

Grand Dieu ! pourquoi n’expirai-je pas alors ? Pourquoi suis-je ici à raconter l’anéantissement de mes plus douces espérances, et de la créature la plus pure qui existât sur la terre ? Elle était sans vie et inanimée, jetée en travers du lit, la tête renversée, la figure pâle, décomposée, et à moitié couverte par ses cheveux. De quelque côté que je me tourne, je vois la même figure ; ses bras et son corps de la pâleur de la mort étaient jetés par l’assassin sur la couche nuptiale comme dans une bière funèbre. Ai-je pu voir ce spectacle, et vivre ? Hélas ! la vie est opiniâtre, et s’attache davantage à celui qui la hait le plus. Un moment seulement j’en perdis le souvenir : je m’évanouis.

Lorsque je repris connaissance, je me trouvai entouré des gens de l’auberge ; leurs physionomies exprimaient la terreur la plus vive : mais l’horreur des autres ne paraissait qu’une lueur, qu’une ombre des sentimens qui m’oppressaient. Je me dégageai des personnes qui étaient auprès de moi, pour courir à la chambre où était le corps d’Élisabeth, de mon amante, de ma femme, qui vivait il n’y a qu’un moment, si aimée et si digne de l’être. On avait changé la position dans laquelle je l’avais vue d’abord ; dans ce moment, elle était étendue, la tête appuyée sur son bras, un mouchoir jeté sur sa figure et son col, et telle que j’aurais pu la croire endormie. Je m’élançai sur elle ; je la couvris de baisers ; mais la mort avait glacé ses membres, et leur langueur ne m’apprenait que trop que ce que je tenais alors dans mes bras, avait cessé d’être mon Élisabeth, celle que j’avais aimée et chérie. La marque meurtrière de la main du démon était sur son col, et le souffle ne pouvait plus être recueilli sur ses lèvres.

Pendant que, dans l’agonie du désespoir, j’étais encore penché sur elle, je levai les yeux par hasard. La chambre, qui, auparavant, était obscure, était en ce moment éclairée par la lueur pâle et jaune de la lune : je fus saisi d’une espèce de terreur panique en apercevant cette lumière. Les volets étaient ouverts ; et, dans une sensation impossible à décrire, je vis au milieu de la fenêtre, une figure Ah ! la plus hideuse et la plus détestée. Un rire affreux agitait le visage du Monstre. C’était lui : il semblait me railler, en me montrant de son doigt infernal le corps de ma femme. Je m’élançai vers la fenêtre, en faisant feu d’un pistolet que je tirai de mon sein ; mais il esquiva le coup, prit la fuite, courut avec la rapidité de l’éclair, et plongea dans le lac.

Le bruit du pistolet attira du monde dans la chambre. Je désignai l’endroit où il avait disparu ; nous suivîmes la trace avec des bateaux ; on jeta des filets, mais ce fut en vain. Au bout de quelques heures, nous revînmes sans espoir, La plupart de mes compagnons étaient persuadés qu’ils avaient couru après un fantôme de mon imagination. À peine avaient-ils débarqués, qu’ils se mirent à battre le pays, se partageant en bandes qui suivirent différentes directions, les unes dans les bois, les autres dans les vignes.

Je ne me joignis pas à eux ; j’étais épuisé : un nuage couvrait mes yeux, et ma peau était dessèchée par la chaleur de la fièvre. Dans cet état, je me jetai sur un lit, sans savoir à peine ce qui était arrivé ; mes yeux erraient autour de la chambre, comme pour chercher quelque chose que j’avais perdu.

Enfin, je me souvins que mon père attendrait avec inquiétude le retour de ses deux enfans, et que je devais revenir seul. Ce souvenir remplit mes yeux de larmes : je pleurai long-temps ; mais je portai ma pensée sur différens objets, sur mes malheurs et sur leur cause. La mort de Guillaume, le supplice de Justine, le meurtre de Clerval, et en dernier lieu celui de ma femme, m’accablaient d’étonnement et d’horreur. Dans ce moment même, je ne savais pas si les seuls amis, qui me restaient, seraient à l’abri de la perversité du Démon ; peut-être même mon père expirait-il maintenant sous sa main ! peut-être Ernest était-il étendu mort à ses pieds ! Cette idée me fit frémir, et me ranima. Je me levai, décidé à retourner à Genève aussi promptement que possible.

On ne put me procurer des chevaux ; je fus forcé de revenir par le lac ; mais le vent n’était pas favorable, et la pluie tombait par torrens. Cependant le jour commençait à peine à paraître, et je pouvais raisonnablement espérer que j’arriverais le soir.

Je louai des rameurs, et je pris moi-même une rame ; car je m’étais toujours senti soulagé des tourmens de l’esprit par l’exercice du corps ; mais ma douleur profonde et l’excès d’agitation que j’éprouvais, me rendaient incapable du moindre effort. Je quittai la rame ; et, appuyant ma tête sur mes mains, je donnai cours à toutes les idées qui m’occupaient. Si je levais les yeux, je voyais les scènes qui m’étaient familières dans un temps plus heureux, et que j’avais contemplées la veille encore, avec celle qui n’était plus qu’une ombre et un souvenir. Je pleurai amèrement. La pluie s’était arrêtée un moment, et je vis les poissons se jouer dans des eaux comme ils avaient fait quelques heures auparavant, Élisabeth les avait remarqués ! Rien n’est aussi pénible pour l’esprit humain qu’un changement complet et subit. Le soleil pouvait briller ; les nuages couvrir le temps ; rien ne me paraissait de même que la veille. Un Démon m’avait enlevé tout espoir de bonheur ; personne n’avait jamais été aussi malheureux que moi : un évènement aussi affreux est unique dans l’histoire de l’homme.

Mais pourquoi m’arrêterais-je sur les incidens qui suivirent ce dernier et cruel évènement ? Mon histoire est un tissu d’horreurs ; la mesure en est comblée ; et ce que j’ai encore à vous raconter, ne saurait être qu’ennuyeux pour vous. Sachez que mes amis m’ont été enlevés l’un après l’autre : je suis resté seul Mes forces s’épuisent, et je dirai en peu de mots la fin de mon atroce récit.

J’arrivai à Genève. Mon père et Ernest vivaient encore ; mais le premier succomba en apprenant la nouvelle que je lui annonçai. Je le vois encore ce vieillard excellent et vénérable ! Ses yeux étaient égarés : il avait perdu celle qui en était le charme et le bonheur Sa nièce, pour qui il avait une affection plus que paternelle, sur laquelle il avait porté toute sa tendresse, comme un homme, qui, au déclin de la vie, conserve peu d’affections, et ne s’attache que plus fortement à celles qui lui restent. Maudit, maudit soit le Démon qui appela le malheur sur ses cheveux blancs, et le condamna à mourir de douleur ! Il ne put soutenir les horreurs qui s’accumulèrent autour de lui ; il fut saisi d’une attaque d’apoplexie, et mourut dans mes bras peu de jours après.

Je ne sais ce que je devins alors ; je perdis les sens ; je ne connus plus que les chaînes et l’obscurité. Quelquefois, il est vrai, je croyais errer dans des prés fleuris et de riantes vallées avec les amis de ma jeunesse ; mais, à mon réveil, je me trouvais dans un donjon. La mélancolie succéda à cette disposition ; mais par degrés je parvins à distinguer mes douleurs et ma situation, et je fus alors relâché de prison ; car j’avais passé pour fou ; et, pendant plusieurs mois, comme on me l’apprit, je n’avais eu d’autre habitation qu’une cellule solitaire.

Mais la liberté eût été pour moi un don inutile, si mon retour à la raison n’eût en même temps excité ma vengeance. Assiégé continuellement du souvenir de mes infortunes passées, je commençai à réfléchir sur leur cause… sur le monstre que j’avais créé, ce misérable Démon que j’avais jeté sur la terre pour ma perte. J’étais animé d’un transport de rage en pensant à lui, et j’aurais voulu le tenir entre mes mains, pour accomplir sur sa tête exécrable une vengeance complète et signalée.

Ma haine ne se borna pas long-temps à des désirs inutiles. Je me mis à chercher les meilleurs moyens de l’atteindre ; et dans ce but, un mois environ après ma mise en liberté, j’allai trouver un juge criminel de la ville ; je lui déclarai que j’avais une accusation à faire ; que je connaissais le destructeur de ma famille ; et je finis en le priant d’user de toute son autorité, pour que le meurtrier fût livré entre ses mains.

Le magistrat m’écouta avec attention et bonté : « Soyez assuré, Monsieur, me dit-il, que je n’épargnerai aucune peine, aucune démarche pour découvrir le scélérat ».

— « Je vous remercie, répondis-je ; écoutez donc la déposition que j’ai à faire. C’est vraiment une chose si étrange, que je craindrais votre défiance et vos doutes, s’il n’y avait quelque chose dans la vérité, qui force à la conviction. L’histoire est trop enchaînée pour paraître un songe, et je n’ai aucun motif pour mentir ».

En lui parlant ainsi, j’étais sous une impression profonde, mais calme : j’avais formé dans mon cœur la résolution de poursuivre mon ennemi jusqu’à la mort, et cette résolution calmait mon désespoir, et me réconciliait un moment avec la vie. Je racontai alors mon histoire en peu de mots, mais avec fermeté et précision, désignant les dates avec soin, et ne tombant jamais dans les invectives ou les exclamations.

Le magistrat paraissait d’abord tout-à-fait incrédule, mais ensuite il devint plus attentif, et parut y prendre plus d’intérêt. Je le vis tantôt frémir d’horreur, tantôt exprimer une vive surprise mêlée de doute.

Je terminai mon récit en lui disant : « Voici l’être que j’accuse, et pour la découverte, pour la punition duquel je vous prie d’exercer tout votre pouvoir. C’est votre devoir comme magistrat ; homme seulement, je crois et j’espère qu’en cette occasion vous ne serez pas révolté d’avoir à le remplir ».

Cette demande changea presque entièrement la physionomie de mon auditeur. Il avait écouté mon histoire avec cette espèce de foi qu’on accorde à un conte d’esprits, ou à un récit d’évènemens surnaturels ; mais lorsqu’il fut sommé d’agir officiellement en conséquence, il reprit toute son incrédulité. Cependant il répondit avec douceur : « Je vous donnerai volontiers tous les secours possibles pour vous aider dans votre poursuite ; mais la créature, dont vous parlez, paraît avoir une puissance qui mettrait en défaut tous mes efforts. Qui pourrait suivre un animal capable de traverser la mer de glace, et d’habiter des cavernes et des antres, où aucun homme n’oserait entrer ? D’ailleurs, plusieurs mois se sont écoulés depuis qu’il a commis ses crimes : qui peut présumer la direction qu’il a suivie, ou le pays qu’il habite ».

— « Je ne doute pas qu’il ne se tienne près du lieu que j’habite ; et, s’il s’est réellement réfugié dans les Alpes, on peut le chasser comme le Chamois, et le détruire comme une bête féroce ; mais je pénètre vos pensées : vous ne croyez pas à mon récit, et vous refusez d’infliger à mon ennemi le châtiment qu’il mérite ».

Pendant que je parlais, la rage étincelait dans mes yeux ; le magistrat fut intimidé : « Vous vous trompez, dit-il, je ferai tous mes efforts ; et s’il est en mon pouvoir d’arrêter le monstre, soyez assuré qu’il subira un châtiment proportionné à ses crimes. Mais je crains, d’après la description que vous m’avez faite vous-même de ses qualités, que cela ne soit impraticable ; je crains même qu’au moment où l’on prendra toutes les mesures nécessaires, vous ne deviez vous attendre à voir vos espérances déçues ».

— « Je n’y puis consentir ; mais tout ce que je dirais est de peu d’utilité. La vengeance n’est d’aucun intérêt pour vous ; elle peut être criminelle ; mais j’avoue que c’est la passion, l’unique passion qui dévore mon âme. Je ne saurais exprimer ma rage, en songeant que le meurtrier, que j’ai jeté dans la société, existe encore. Vous repoussez ma juste demande. Je n’ai plus qu’une ressource ; à la vie et à la mort, je me dévoue moi-même pour l’exterminer ».

En parlant ainsi, j’éprouvais une agitation telle, que je tremblais de tous mes membres : il y avait de la frénésie dans mon air, et sans doute aussi de cette fierté sublime dont les anciens martyrs étaient, dit-on, animés ; mais pour un magistrat Genevois, dont l’esprit était occupé d’idées bien éloignées du dévouement et de l’héroïsme, cette élévation eut toute l’apparence de la folie. Il tâcha de me calmer de même qu’une nourrice cherche à appaiser un enfant, et il considéra mon récit comme l’effet du délire. « Homme, m’écriai-je, tu as beau t’énorgueillir de ta sagesse, tu n’en es pas moins ignorant ! — C’en est assez ; vous ne savez ce que vous dites ».

Je sortis de la maison dans le trouble et la colère, et je me retirai pour méditer sur ce que je ferais.