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Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/6

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Traduction par Jules Saladin.
Corréard (1p. 60-87).


CHAPITRE Ier.


Je suis né à Genève, et ma famille est une des plus considérables de cette république. Mes ancêtres avaient été, depuis bon nombre d’années, conseillers et syndics ; et mon père avait rempli des fonctions publiques avec honneur et distinction. Il était respecté de tous ceux qui le connaissaient, à cause de son intégrité, et de son application infatigable à veiller aux intérêts de l’État. Il passa les années de sa jeunesse continuellement occupé des affaires de son pays, et il n’attendit pas le déclin de sa vie pour penser à se marier, et à laisser à l’État des fils qui pussent transmettre à la postérité ses vertus et son nom.

Comme les circonstances de son mariage font honneur à son caractère, je ne puis m’empêcher de les rapporter. Il comptait parmi ses plus intimes amis un négociant qui, d’un état brillant, tomba dans la pauvreté, après toutes sortes de malheurs. Cet homme, qui se nommait Beaufort, était d’un caractère orgueilleux et facile à se décourager. Il ne put soutenir l’idée de vivre pauvre et oublié dans le même pays où il avait brillé par son rang et sa magnificence. Ayant donc payé ses dettes de la manière la plus honorable, il se retira avec sa fille dans la ville de Lucerne, où il vécut inconnu et malheureux. Mon père aimait Beaufort de l’amitié la plus vraie ; et il fut profondément affligé d’une retraite à laquelle des circonstances malheureuses avaient donné lieu, et qui le privait d’une société qui lui était chère. Il résolut d’aller le chercher et de l’engager à recommencer le commerce, en profitant de son crédit et de son assistance.

Beaufort avait pris toutes les mesures pour se cacher, et ce ne fut que dix mois après que mon père découvrit sa demeure. Charmé de cette découverte, il se rend à sa maison, qui était située dans une petite rue près le Reuss ; mais lorsqu’il entra, il eut sous les yeux le spectacle de la misère et du désespoir. Beaufort avait sauvé des restes de sa fortune, une très-petite somme d’argent, mais qui était suffisante pour le soutenir pendant quelques mois ; il espérait alors obtenir un emploi respectable dans la maison d’un négociant. En attendant, il n’avait pas d’occupation ; et, se livrant, dans son loisir, aux plus tristes pensées, il fut en proie au chagrin le plus profond et le plus cruel, et tellement accablé d’esprit, que trois mois après, il fut sur un lit de douleur, incapable d’aucun mouvement. Sa fille le soignait avec la tendresse la plus touchante, mais elle voyait avec douleur que leur petite somme diminuait rapidement, et qu’ils n’avaient plus d’autre ressource. Caroline Beaufort avait une âme d’une trempe peu commune, et elle s’arma de courage pour se soutenir dans son adversité. Elle se procura une occupation honnête, tressa de la paille, et, par différens moyens, tâcha de gagner de quoi subvenir aux premiers besoins de la vie.

Plusieurs mois se passèrent ainsi. Son père devint plus mal ; son temps était plus occupé à le soigner ; ses moyens de subsistance diminuaient ; et, en dix mois, son père mourut dans ses bras, la laissant orpheline et sans ressources. Ce dernier coup l’accabla ; et elle était à genoux devant le cercueil de Beaufort, pleurant à chaudes larmes, lorsque mon père entra dans la chambre. Il arriva comme un ange protecteur pour cette pauvre jeune fille, qui se confia à ses soins ; après l’enterrement de son ami, il la conduisit à Genève et la confia à une de ses parentes. Deux ans après cet événement, Caroline devint sa femme.

Lorsque mon père fut devenu époux et père, il se trouva tellement occupé par les devoirs de sa nouvelle position, qu’il abandonna plusieurs de ses fonctions publiques pour se vouer à l’éducation de ses enfans. J’étais l’aîné, et je devais lui succéder dans tous ses travaux et dans ses fonctions. Personne n’eut de plus tendres parens que les miens. Mon éducation et ma santé étaient l’objet de leur sollicitude continuelle, et d’une sollicitude d’autant plus vive, que pendant plusieurs années je fus leur unique enfant. Mais, avant de continuer mon récit, je dois rapporter un événement qui eut lieu lorsque j’étais âgé de quatre ans.

Mon père avait une sœur qu’il aimait tendrement, et qui avait épousé, très-jeune, un gentilhomme Italien. Peu de temps après son mariage, elle avait accompagné son mari dans son pays ; et, depuis quelques années, mon père n’avait eu que très-peu de rapport avec elle. Elle mourut vers l’époque dont j’ai parlé ; et, peu de mois après, il reçut une lettre de son mari. Celui-ci lui faisait part de son intention d’épouser une Italienne, et priait mon père de se charger de sa fille Élisabeth, seul enfant qu’il eut eu de sa sœur. « Je désire, dit-il, que vous la considériez comme votre propre fille et que vous l’éleviez de même. La fortune de sa mère lui est assurée, et je vous en remettrai les titres. Réfléchissez à cette proposition, et choisissez si vous voulez que votre nièce soit élevée par vous-même ou par une belle-mère ».

Mon père n’hésita pas, et alla aussitôt en Italie pour accompagner la petite Élisabeth dans sa nouvelle demeure. J’ai souvent entendu dire à ma mère, qu’elle était alors le plus bel enfant qu’elle eut jamais vu, et qu’elle montrait même un caractère doux et aimant. Ces dispositions, et le désir de resserrer aussi étroitement que possible les nœuds de l’amour domestique, déterminèrent ma mère à regarder Élisabeth comme ma femme future, projet dont elle n’eut jamais à se repentir.

Dès-lors Élisabeth Lavenza devint ma compagne de jeu ; et lorsque nous avançâmes en âge, elle fut mon amie. Elle était douée d’un excellent naturel, aussi gaie et aussi folâtre qu’un papillon. Quoiqu’elle fût vive et animée, ses sensations étaient fortes et profondes ; son caractère prodigieusement aimant. Personne ne savait mieux qu’elle jouir de sa liberté, personne aussi ne se soumettait avec plus de grâce à la nécessité et au caprice. Son imagination était brillante quoiqu’elle fût capable d’une grande application. Ses traits étaient l’image de son âme ; ses yeux bruns, quoiqu’aussi vifs que ceux d’un oiseau, avaient une douceur attrayante ; sa figure était vive et animée. Capable de supporter une grande fatigue, elle avait l’air de la femme la plus délicate du monde. Plein d’admiration pour son intelligence et son esprit, j’aimais à la suivre, comme j’aurais pu le faire pour un animal favori ; et je n’ai jamais vu tant de charmes dans la personne et dans l’esprit unis à si peu de prétention.

Tout le monde adorait Élisabeth. Si les domestiques avaient quelque chose à solliciter, c’était toujours par son intercession. Nous étions étrangers à toute espèce de désunion et de dispute ; il existait, il est vrai, une grande différence dans nos caractères, mais il y avait même de l’harmonie dans cette opposition. J’étais plus calme et plus réfléchi que ma compagne ; cependant mon caractère n’était pas aussi doux. Mon application durait plus long-temps ; mais elle était moins opiniâtre pendant sa durée. J’aimais à rechercher les faits qui ont rapport au monde physique ; elle se plaisait à suivre les inspirations hardies des poètes. Le monde était pour moi un secret que je désirais pénétrer ; pour elle, c’était un vide qu’elle cherchait à peupler d’êtres de sa propre imagination.

Mes frères étaient bien plus jeunes que moi ; mais j’avais dans un de mes condisciples un ami dont l’âge répondait au mien. Henry Clerval était fils d’un négociant de Genève, intime ami de mon père. C’était un enfant d’un talent et d’une imagination extraordinaires. Je me souviens, qu’à l’âge de neuf ans, il composa un conte de fées, qui faisait les délices et l’étonnement de tous ses camarades. Son étude favorite était celle des romans et des livres de chevalerie ; et, lorsque nous étions fort jeunes, je me rappelle que nous jouions des pièces qu’il composait lui-même d’après ses livres, dont les principaux personnages étaient Roland, Robin Hood, Amadis, et Saint-George.

Personne n’a pu passer une jeunesse plus heureuse que la mienne. Mes parens étaient indulgens et mes camarades aimables. Nos études n’étaient jamais forcées ; et, par quelques moyens, nous avions toujours devant nous un but qui nous excitait à les poursuivre avec ardeur. Ce fut de cette manière, et non par l’émulation, que nous prîmes goût au travail. Ce n’était pas la crainte d’être surpassée par ses compagnes, qui excitait Élisabeth à s’appliquer au dessin ; mais le désir qu’elle avait de plaire à sa tante, en lui mettant sous les yeux quelque joli paysage qu’elle avait fait elle-même. Nous apprîmes le latin et l’anglais, afin de pouvoir lire les auteurs de ces deux langues ; et, au lieu de nous rendre l’étude odieuse par les punitions, nous ne cessions d’aimer l’application ; nos distractions eussent été des travaux pour d’autres enfans. Peut-être n’avons nous pas lu autant de livres, ou n’avons-nous pas appris les langues aussi promptement que ceux qui sont enseignés d’après les méthodes ordinaires ; mais ce que nous avons appris nous est resté plus profondément gravé dans la mémoire.

Je place Henri Clerval dans la description de notre cercle domestique, car il était constamment avec nous. Il allait à l’école avec moi, et passait chez nous presque tous les après-midi ; son père qui n’avait que ce fils, était bien aise qu’il trouvât dans notre maison les camarades qu’il ne pouvait lui donner chez lui ; aussi nous n’étions jamais tout-à-fait heureux lorsque Clerval était absent.

J’ai du plaisir à m’arrêter sur les souvenirs de mon enfance, avant que le malheur n’eût atteint mon esprit et changé ses idées lumineuses sur l’utilité générale en des réflexions sur moi-même, profondes et rétrécies. Mais, en traçant le tableau de mes jeunes années, je ne dois pas omettre ces événemens qui me conduisirent insensiblement au dernier degré du malheur : car, lorsque je me rends compte de la naissance de cette passion qui régla ensuite ma destinée, je la vois sortir de sources impures et presqu’oubliées, comme un fleuve qui sort des flancs d’une montagne ; mais, en croissant insensiblement, elle est devenue le torrent, qui, dans sa course, a détruit toutes mes espérances et mon bonheur.

La philosophie naturelle est le génie qui a réglé ma destinée ; je désire donc, dans ce récit, établir les faits qui m’ont inspiré une prédilection pour cette science. J’avais treize ans, lorsque nous fîmes tous une partie de plaisir, aux bains près de Thonon : le mauvais temps nous obligea de rester toute une journée renfermés dans l’auberge, et le hasard fit tomber entre mes mains, dans cette maison, un volume des œuvres de Cornélius Agrippa. Je l’ouvris avec indifférence ; la théorie qu’il cherche à démontrer et les faits étonnans qu’il rapporte, changèrent bientôt ce sentiment en enthousiasme. Une nouvelle lumière sembla éclairer mon esprit ; je bondis de joie, et fis part de ma découverte à mon père. Je ne puis m’empêcher de faire remarquer ici les nombreuses occasions qu’ont les instituteurs, pour diriger les idées de leurs élèves vers des connaissances utiles, et qu’ils négligent entièrement. Mon père regarda avec indifférence le titre de mon livre, et dit : « Ah ! Cornélius Agrippa ! Mon cher Victor, ne perdez pas votre temps là-dessus, c’est une triste occupation ».

Si, au lieu de cette remarque, mon père eût pris la peine de m’expliquer que les principes d’Agrippa avaient été tout-à-fait rejetés, et qu’on avait introduit un nouveau système de science, basé sur des raisonnemens plus puissans que l’ancien, parce que ceux-ci étaient chimériques, tandis que les autres étaient réels et mis en usage ; oh ! alors, j’aurais certainement jeté Agrippa de côté, et, avec une imagination échauffée comme la mienne, je me serais probablement appliqué à la théorie d’alchimie, la plus raisonnable qui soit résultée des découvertes modernes. Il est même possible que le cours de mes idées n’eussent jamais reçu la funeste impulsion qui m’a conduit à ma perte. Mais le mépris vague que mon père avait montré pour mon livre, ne me prouvait nullement qu’il connût ce qu’il contenait, et je continuai de le lire avec la plus grande avidité.

Lorsque je fus de retour à la maison, mon premier soin fut de me procurer tous les ouvrages de cet auteur, et ensuite ceux de Paracelse et du Grand Albert. Je lus et j’étudiai avec délices les rêves ténébreux de ces écrivains ; ils me parurent des trésors connus à peu d’autres personnes que moi ; et, quoique je désirasse souvent faire connaître à mon père ces secrètes profondeurs de la science, j’étais toujours retenu par la critique indéterminée qu’il avait faite de mon auteur favori. J’appris ma découverte à Élisabeth, sous le sceau du secret le plus strict ; mais elle ne prenait pas d’intérêt à mon travail, et elle me laissait poursuivre seul mes études.

Il peut sembler très-étrange de voir dans le 18.e siècle un disciple du Grand Albert ; mais notre famille n’était pas scientifique, et je n’avais pas suivi les lectures recommandées aux écoles de Genève. Mes rêves n’étaient donc pas troublés par la réalité ; et je me livrai avec ardeur à la recherche de la pierre philosophale et de l’élixir de vie. Ce dernier objet obtint toute mon application : je le préférai à la richesse ; et quelle gloire suivrait ma découverte, si je réussissais à chasser la maladie du corps humain, et à ne rendre l’homme accessible qu’à une mort violente !

Mes idées ne se bornèrent pas là. L’apparition des esprits et des démons était généreusement promise par mes auteurs favoris : je cherchais avec ardeur l’accomplissement de cette promesse ; et, si mes enchantemens restaient toujours sans succès, j’en attribuais la faute plutôt à mon inexpérience et à mon ignorance, qu’à un défaut d’habileté ou de bonne foi dans mes maîtres.

Les phénomènes de la nature qui s’offrent tous les jours à nos yeux, n’échappèrent pas à mes recherches. La circulation et les effets surprenans de la respiration, dont mes autorités ignoraient entièrement la cause, excitèrent mon étonnement ; mais, ce qui m’étonna le plus, ce furent quelques expériences d’une pompe d’air, que je vis employée par une personne que nous avions l’habitude de voir.

L’ignorance des anciens philosophes sur ces points et sur d’autres, servit à leur faire perdre leur crédit auprès de moi ; mais je ne pouvais les quitter entièrement, avant qu’un autre système ne les eût remplacés dans mon esprit.

À l’âge d’environ dix-sept ans, nous nous trouvions dans notre maison, auprès de Belrive, quand vint à éclater l’orage le plus violent et le plus terrible. Il s’avançait de l’autre côté des montagnes du Jura, et s’annonçait par les éclats du tonnerre qui retentissait de plusieurs côtés à la fois avec un fracas effrayant. Je restai, tant que l’orage dura, à observer ses progrès avec curiosité et plaisir. Pendant que je me tenais à la porte, je vis tout à coup une traînée de feu sortir d’un chêne antique et élevé, qui était à peu près à vingt pas de notre maison ; et à peine la lumière cessa de briller, que le chêne disparut, et il ne restait plus qu’un tronc en ruines. Le lendemain matin nous allâmes le voir ; l’arbre avait été singulièrement brisé. Il n’était pas fendu par le choc, mais entièrement réduit en petits éclats de bois. Je n’ai jamais rien vu qui fût si complétement détruit.

La ruine de cet arbre fut pour moi l’objet d’un vif étonnement ; je questionnai avec empressement mon père sur la nature et l’origine du tonnerre et des éclairs. « L’électricité », répondit-il, en décrivant en même temps les différens effets de cette force. Il construisit une petite machine électrique, et me fit quelques expériences ; il fit aussi un cerf-volant, avec des cordes et un fil de métal, qui attirait des nuages le fluide électrique.

Ce dernier trait acheva de renverser Cornelius Agrippa, le Grand Albert et Paracelse, qui avaient si long-temps régné en maîtres dans mon imagination. Mais, par quelque fatalité, je ne me sentis pas porté à commencer l’étude d’un système moderne, et ce dégoût eut pour cause la circonstance suivante.

Mon père avait témoigné le désir que je suivisse un cours de leçons sur la philosophie naturelle, et j’y avais consenti avec plaisir. Un accident m’empêcha de suivre ces leçons jusqu’à la fin, et la dernière que je pris était tout-à-fait inintelligible pour moi. Le professeur discourait avec la plus grande abondance sur le Potassium et le Boron, les sulfates et les oxides, termes auquels je ne pouvais appliquer d’idée. Je pris en dégoût la science de la philosophie naturelle, quoique je lusse encore avec plaisir Pline et Buffon, auteurs qui, suivant moi, étaient d’un intérêt et d’une utilité à peu près semblables.

Mes occupations, à cette époque, étaient principalement les mathématiques, et la plupart des branches d’étude qui appartiennent à cette science. Je m’occupais aussi beaucoup à apprendre les langues ; le Latin m’était déjà familier, et je commençais à lire quelques-uns des auteurs Grecs les plus faciles sans le secours d’un Lexicon. Je comprenais parfaitement aussi l’Anglais et l’Allemand. Voilà la nomenclature de ce que je savais à l’âge de dix-sept ans ; et vous devez penser que mes momens étaient entièrement occupés pour acquérir et conserver la connaissance de ces différentes littératures.

J’eus aussi une autre tâche à remplir ; je devins l’instituteur de mes frères. Ernest était de six ans plus jeune que moi et mon principal élève. Il avait eu une mauvaise santé dans son enfance, pendant laquelle Élisabeth et moi nous avions eu pour lui des soins assidus. Son caractère était doux, mais il était incapable de toute application sérieuse. Guillaume, le plus jeune de la famille, était encore enfant, et c’était le plus beau petit drôle du monde ; ses yeux bleus et vifs, ses joues ornées de deux fossettes, et ses manières caressantes inspiraient la plus tendre affection.

Tel était notre cercle domestique, dont les soucis et les chagrins semblaient bannis pour toujours. Mon père dirigeait nos études, et ma mère partageait nos plaisirs. Aucun de nous n’avait la plus légère supériorité sur l’autre, nous ne connaissions pas la voix du commandement ; mais une affection mutuelle nous portait à condescendre et à obéir au moindre désir de chacun.