Fresnel (Arago)/Texte entier

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 107-185).


FRESNEL[1]


BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 26 JUILLET 1830.

Messieurs, « il est des hommes à qui l’on succède et que personne ne remplace. » Ces paroles d’un des plus honorables écrivains de notre temps, si souvent reproduites comme la formule convenue d’une modestie de circonstance, sont aujourd’hui dans ma bouche l’expression fidèle de ce que j’éprouve. Comment pourrais-je, en effet, sans la plus vive émotion, venir occuper à cette tribune une place qu’a si dignement remplie, pendant huit années, le géomètre illustre dont la mort inattendue ne laisse pas moins de regrets à l’amitié qu’aux sciences et aux lettres.

Cet aveu sincère de ma juste défiance, ce n’est pas ici, Messieurs, qu’on l’entend pour la première fois. Presque tous les membres de l’Académie ont été tour à tour les confidents de mes scrupules, et leur encourageante bienveillance est à peine parvenue à les surmonter. Voué depuis longtemps à des recherches purement scientifiques ; tout à fait dépourvu des titres littéraires qui, jusqu’à ce moment, avaient paru indispensables dans les difficiles fonctions qu’on m’a confiées, je ne pouvais avoir aux yeux de l’Académie que le facile mérite d’un zèle soutenu, d’un dévouement sans bornes à ses intérêts, et du désir ardent qu’en toute occasion j’ai manifesté de voir la renommée qu’elle s’est acquise, grandir, si c’est possible, et s’étendre en tout lieu. Le vide que M. Fourier laisse parmi nous, je l’ai reconnu le premier, je l’ai reconnu sans réserve, se fera surtout sentir dans ces réunions solennelles ; c’est alors que vous vous rappellerez ce langage dans lequel la plus rigoureuse précision s’alliait si heureusement à l’élégance et à la grâce. Aussi j’ai dû me persuader que l’indulgence de l’Académie me présageait en quelque sorte celle dont le public daignerait m’honorer ; autrement aurais-je osé faire entendre ici une voix inexpérimentée après l’éloquent interprète que nous venons de perdre, à côté de celui que nous avons le bonheur de posséder ?

Cet éloge, au reste, je me hâte de le déclarer, s’écarte de la forme ordinaire. Je demanderai même qu’on veuille bien le considérer comme un simple Mémoire scientifique dans lequel, à l’occasion des travaux de notre confrère, j’examine les progrès que plusieurs des branches les plus importantes de l’optique ont faits de nos jours. À une époque où les cours du Collège de France, de la Faculté de Paris, du Jardin du Roi, attirent une si grande affluance d’auditeurs, il m’a semblé que l’Académie des Sciences pourrait elle-même entretenir directement le public, ami de nos études, qui veut bien assister à ces réunions, de quelques-unes des questions variées dont elle s’occupe spécialement. Toutefois c’est ici de ma part un simple essai sur lequel on voudra bien m’éclairer ; la critique me trouvera docile. J’espère cependant que la satisfaction de se voir initié en peu d’instants aux plus curieuses découvertes de notre siècle pourra paraître une compensation suffisante de l’inévitable fatigue qu’amèneront tant de minutieux détails.

De mon côté l’indulgence sur laquelle je compte ne me dispensera pas de faire tous mes efforts pour tâcher d’être clair. Fontenelle, dans une occasion semblable, demandait à son auditoire (je cite ses propres expressions) « la même application qu’il faut donner au roman de la Princesse de Clèves, si on veut en suivre bien l’intrigue et en connaître toute la beauté. » Je n’aurais pas le droit, je le sais, d’être aussi peu exigeant ; mais j’ai, d’une autre part, l’avantage de parler devant une assemblée familiarisée avec des études sérieuses, et dont on peut réclamer avec confiance une attention que Fontenelle lui-même, au commencement du XVIIIe siècle, aurait difficilement obtenue de la société frivole à laquelle il s’adressait.


ENFANCE DE FRESNEL. — SON ENTRÉE À L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE ET DANS LE CORPS DES PONTS ET CHAUSSÉES. — SA DESTITUTION POUR AVOIR ÉTÉ REJOINDRE L’ARMÉE ROYALE À LA PALUD.


Augustin-Jean Fresnel naquit le 10 mai 1788, à Broglie, près de Bernay, dans cette partie de l’ancienne province de Normandie qui forme aujourd’hui le département de l’Eure. Son père était architecte, et, en cette qualité, le génie militaire lui avait confié la construction du fort de Querqueville, à l’une des extrémités de la rade de Cherbourg ; mais la tourmente révolutionnaire l’ayant forcé d’abandonner ces travaux, il se retira avec toute sa famille dans une modeste propriété qu’il possédait près de Caen, à Mathieu, petit village qui déjà n’était pas sans quelque illustration, puisque c’est la patrie du poëte Jean Marot, père du célèbre Clément. Madame Fresnel, dont le nom de famille (Mérimée) devait aussi un jour devenir cher aux arts et aux lettres, était douée des plus heureuses qualités du cœur et de l’esprit ; l’instruction solide et variée qu’elle avait reçue dans sa jeunesse, lui permit de s’associer activement pendant huit années consécutives aux efforts que faisait son mari pour l’éducation de leurs quatre enfants. Les progrès du fils aîné furent brillants et rapides. Augustin, au contraire, avançait dans ses études avec une extrême lenteur : à huit ans il savait à peine lire. On pourrait attribuer ce manque de succès à la complexion très-délicate du jeune écolier et aux ménagements qu’elle prescrivait ; mais on le comprendra mieux encore, quand on saura que Fresnel n’eut jamais aucun goût pour l’étude des langues, qu’il fit toujours très-peu de cas des exercices qui s’adressent seulement à la mémoire ; que la sienne, d’ailleurs assez rebelle en général, se refusait presque absolument à retenir des mots, dès qu’ils ne se rattachaient pas à une argumentation claire et ourdie fortement. Aussi, je dois l’avouer sans détour, ceux dont toutes les prévisions concernant l’avenir d’un enfant, se fondent sur le recensement complet des premières places qu’il a obtenues au collège, en thème ou en version, n’auraient jamais imaginé qu’Augustin Fresnel deviendrait un des savants les plus distingués de notre époque. Quant à ses jeunes camarades, ils l’avaient au contraire jugé avec cette sagacité qui les trompe rarement : ils l’appelaient l’homme de génie. Ce titre pompeux lui fut unanimement décerné à l’occasion de recherches expérimentales (on me passera cette expression, elle n’est que juste) auxquelles il se livra à l’âge de neuf ans, soit pour fixer les rapports de longueur et de calibre qui donnent la plus forte portée aux petites canonnières de sureau dont les enfants se servent dans leurs jeux, soit pour déterminer quels sont les bois verts ou secs qu’il convient d’employer dans la fabrication des arcs, sous le double rapport de l’élasticité et de la durée. Le physicien de neuf ans avait exécuté en effet ce petit travail avec tant de succès, que des hochets, jusque là fort inoffensifs, étaient devenus des armes dangereuses, qu’il eut l’honneur de voir proscrire par une délibération expresse des parents assemblés de tous les combattants.

En 1801, Fresnel, âgé de treize ans, quitta le foyer paternel, et se rendit à Caen avec son frère aîné. L’école centrale de cette ville, où l’instruction a toujours été en honneur, présentait alors une réunion de professeurs du plus rare mérite. Les excellentes leçons de mathématiques de M. Quenot, le cours de grammaire générale et de logique de l’abbé de la Rivière, contribuèrent éminemment à développer chez le jeune élève cette sagacité, cette rectitude d’esprit, qui plus tard l’ont guidé avec tant de bonheur dans le dédale en apparence inextricable des phénomènes naturels qu’il est parvenu à débrouiller. La communication du savoir est de tous les bienfaits que nous recevons dans notre jeunesse, celui dont un cœur bien né conserve le plus profond souvenir. Aussi la reconnaissance qu’avait vouée Fresnel à ses dignes professeurs de Caen, fut-elle constamment vive et respectueuse. Les écoles centrales elles-mêmes eurent toujours une large part dans son souvenir, et j’ai quelques raisons de croire qu’on aurait trouvé diverses réminiscences de ces anciennes institutions dans un plan d’études qu’il voulait publier.

Fresnel entra à seize ans et demi à l’École polytechnique, où son frère aîné l’avait précédé d’une année. Sa santé était alors extrêmement faible, et faisait craindre qu’il ne pût pas supporter les fatigues d’un aussi rude noviciat ; mais ce corps débile renfermait l’âme la plus vigoureuse, et, en toutes choses, la ferme volonté de réussir est déjà la moitié du succès ; d’ailleurs la dextérité de Fresnel pour les arts graphiques était presque sans égale, et, sous ce rapport, il pouvait marcher de pair avec les plus habiles de ses camarades, tout en s’imposant un travail journalier beaucoup moins long. Lorsque Fresnel suivait les cours de l’École polytechnique, un savant, dont l’âge n’a pas refroidi le zèle, que l’Académie des Sciences a le bonheur de compter parmi ses membres les plus actifs, les plus assidus, et qu’il me faudra désigner, puisqu’il m’entend, par le seul titre de doyen des géomètres vivants, remplissait les fonctions d’examinateur. Dans le courant de l’année 1804 il proposa aux élèves, comme sujet de concours, une question de géométrie. Plusieurs la résolurent ; mais la solution de Fresnel fixa particulièrement l’attention de notre confrère, car les hommes supérieurs jouissent de l’heureux privilége de découvrir, même sur de légers indices, les talents qui doivent jeter un grand éclat. M. Legendre, son nom m’échappe, complimenta publiquement le jeune lauréat. Des témoignages d’encouragement partant de si haut mirent Fresnel, peut-être pour la première fois, dans le secret de son propre mérite, et vainquirent une défiance outrée qui, chez lui, produisait les plus fâcheux résultats, puisqu’elle l’empêchait de tenter des routes nouvelles.

En sortant de l’École polytechnique, Fresnel passa dans celle des ponts et chaussées. Lorsqu’il eut obtenu le titre d’ingénieur ordinaire, il fut envoyé dans le département de la Vendée, où le gouvernement cherchait à effacer les traces de nos déplorables discordes civiles, relevait tout ce que la guerre avait renversé, ouvrait des communications destinées à vivifier le pays, et posait les fondements d’une ville nouvelle. Tout élève, quelque carrière qu’il veuille embrasser, attend avec la plus vive impatience l’instant où il pourra déposer ce titre. Pour lui, en vingt-quatre heures, le monde alors change complétement d’aspect : il recevait des leçons, il va créer. Son avenir semble d’ailleurs lui promettre tout ce qu’un siècle a offert d’événements brillants à quelques rares individus favorisés du sort.

Peu d’ingénieurs, par exemple, reçoivent leurs diplômes sans se croire, dès ce moment, appelés soit (nouveaux Ricquet) à joindre l’Océan à la Méditerranée par un grand canal qui conduira les navires du commerce jusqu’au centre du royaume, soit à tracer sur la croupe des Alpes la route sinueuse et hardie dont la sommité se perd dans la région des frimas éternels, et que le voyageur cependant peut affronter sans crainte, même au cœur de l’hiver. Celui-ci a conçu l’espoir d’orner la capitale d’un de ces ponts légers et toutefois inébranlables, où le hardi ciseau d’un David viendra quelque jour animer le marbre ; l’autre, renouvelant les gigantesques travaux de Cherbourg, arrête les tempêtes à l’entrée de certaines rades, prépare d’utiles refuges aux navires de commerce, s’associe enfin à la gloire des escadres nationales, en leur fournissant de nouveaux moyens d’attaque et de défense. Les moins ambitieux ont songé à redresser le cours des principaux fleuves, à rendre, par des barrages, leurs eaux moins rapides et plus profondes ; à arrêter ces montagnes mouvantes qui, sous le nom de dunes, envahissent graduellement de riches contrées, et les transforment en de stériles déserts.

Je n’oserais pas affirmer que malgré l’extrême modération de ses désirs, Fresnel échappa tout à fait à ces heureux rêves du jeune âge. En tout cas le réveil ne se fit pas attendre : niveler de petites portions de route ; chercher, dans la contrée placée dans sa circonscription, des bancs de cailloux ; présider à l’extraction de ces matériaux ; veiller à leur placement sur la chaussée ou dans les ornières ; exécuter, çà et là, un ponceau sur des canaux d’irrigation ; rétablir quelques mètres de digue que le torrent a emportés dans sa crue ; exercer principalement sur les entrepreneurs une surveillance active ; vérifier leurs états de compte, toiser scrupuleusement leurs ouvrages, telles étaient les fonctions fort utiles, mais très-peu relevées, très-peu scientifiques, que Fresnel eut à remplir pendant huit à neuf années dans la Vendée, dans la Drôme, dans l’Ille-et-Vilaine. Combien un esprit de cette portée ne devait-il pas être péniblement affecté, quand il comparait l’usage qu’il aurait pu faire de ces heures qui passent si vite, avec la manière dont il les dépensait ! Mais chez Fresnel, l’homme consciencieux marchait toujours en première ligne ; aussi s’acquitta-t-il constamment de ses devoirs d’ingénieur avec le plus rigoureux scrupule. La mission de défendre les deniers de l’État, d’en obtenir le meilleur emploi possible, se présentait à ses yeux comme une question d’honneur. Le fonctionnaire, quel que fût son rang, qui lui soumettait un compte louche, devenait à l’instant l’objet de son profond mépris. Fresnel ne comprenait pas les ménagements auxquels des personnes, d’ailleurs très-estimables, se croient quelquefois tenues par esprit de corps. Toute confraternité cessait pour lui, malgré les similitudes de titres et d’uniformes, dès qu’on n’avait pas une probité à l’abri du soupçon. Dans ces circonstances, la douceur habituelle de ses manières disparaissait, pour faire place à une raideur, je dirai même à une âpreté qui, dans ce siècle de concessions, lui attira de nombreux désagréments.

Les opinions purement spéculatives d’un homme de cabinet, concernant l’organisation politique de la société, doivent en général trop peu intéresser le public, pour qu’il soit nécessaire d’en faire mention ; mais l’influence qu’elles ont exercée sur la carrière de Fresnel ne me permet pas de les taire.

Fresnel, comme tant de bons esprits, s’associa vivement en 1814 aux espérances que le retour de la famille des Bourbons faisait naître. La Charte de 1814, exécutée sans arrière-pensée, lui paraissait renfermer tous les germes d’une sage liberté. Il y voyait l’aurore d’une régénération politique qui devait, sans secousses, s’étendre de la France à toute l’Europe. Son cœur de citoyen s’émouvait en songeant que notre beau pays allait exercer cette pacifique influence sur le bonheur des peuples. Si, pendant le régime impérial, les grandes journées d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, n’avaient pas fortement excité son imagination, c’est seulement parce qu’elles lui semblaient destinées à perpétuer le despotisme sous lequel la France se trouvait alors courbée. Le débarquement de Cannes, en 1815, lui parut une attaque contre la civilisation ; aussi, sans être arrêté par le délabrement de sa santé, s’empressa-t-il d’aller rejoindre l’un des détachements de l’armée royale du Midi. Fresnel s’était flatté de n’y trouver que des hommes de sa trempe, si j’en juge par l’impression pénible qu’il éprouva dès sa première entrevue avec le général sous les ordres duquel il allait se placer. Touché de l’air maladif de son nouveau soldat, le chef lui témoigne combien il est surpris qu’il veuille, dans un tel état, s’exposer aux fatigues et aux dangers d’une guerre civile. « Vos supérieurs, Monsieur, lui dit-il, vous ont peut-être commandé cette démarche. — Non, général, je n’ai pris conseil que de moi. — Je vous en prie, parlez-moi sans détour ; vous a-t-on menacé de ne pas payer vos appointements ? — Aucune menace semblable ne m’a été faite ; mes appointements étaient régulièrement payés. — Fort bien ; mais je dois, entre nous, vous prévenir qu’il ne faut guère compter ici que sur le casuel. — J’ai compté sur mes seules ressources ; je n’espère et ne désire aucune récompense ; je me présente à vous pour remplir un devoir. — À merveille, Monsieur ; c’est ainsi que tout bon serviteur de la cause royale doit penser et agir ; je partage vos honorables sentiments ; comptez sur ma bienveillance. » Cette bienveillance, en effet, ne se démentit point, et les questions qui d’abord avaient blessé Fresnel, montraient seulement que son interlocuteur, moins novice dans les affaires de ce bas monde, savait, par expérience, qu’un rassemblement populaire, de quelque couleur qu’il se pare, renferme plus d’un individu dont le dévouement, sous des apparences trompeuses, cache des intérêts personnels.

Fresnel rentra à Nyons, sa résidence habituelle, presque mourant. La nouvelle des événements de la Palud l’y avait précédé ; la populace, on sait ce que signifie ce terme dans les départements du Midi, lui prodigua mille outrages. Peu de jours après, un commissaire impérial vint prononcer sa destitution et le placer sous la surveillance de la haute police. Loin de moi la pensée d’atténuer ce qu’une semblable mesure avait d’odieux. Je dois dire cependant qu’elle fut exécutée sans trop de rigueur, que Fresnel obtint la permission de passer par Paris ; qu’il y séjourna sans être inquiété ; qu’il y put renouer connaissance avec d’anciens condisciples et se préparer ainsi aux recherches scientifiques dont il comptait s’occuper dans la retraite où ses jeunes années s’étaient écoulées. À cette époque Fresnel avait à peine une idée confuse des brillantes découvertes qui, dans les premières années de ce siècle, changèrent totalement la face de l’optique.


PREMIERS MÉMOIRES DE FRESNEL.


Le premier mémoire de science que Fresnel ait rédigé, remonte à cette même année 1814. C’était un essai destiné à rectifier l’explication fort imparfaite du phénomène de l’aberration annuelle des étoiles qui, généralement, est suivie dans les ouvrages élémentaires ; la géométrie et la physique pouvaient également avouer la nouvelle démonstration ; mais malheureusement, elle ressemblait beaucoup à celle de Bradley lui-même et de Clairaut, Je dis malheureusement, car si l’on croyait que de telles rencontres satisfont l’amour-propre d’un débutant et stimulent son zèle, on se ferait étrangement illusion. Et d’ailleurs, un auteur supporterait avec philosophie, je veux bien l’admettre, le déplaisir d’avoir inutilement usé ses forces pendant des années entières à la recherche d’une vérité déjà aperçue auparavant ; il renoncerait de la meilleure grâce à la flatteuse espérance de voir son nom attaché à quelque brillante découverte ; mais ne doit-il pas être vivement inquiet, quand il peut craindre que pour avoir ignoré l’existence de tel ouvrage auquel personne ne songeait, il sera peut-être traité de plagiaire ; quand il peut craindre qu’une vie sans tache ne soit pas une sauvegarde suffisante contre de telles imputations. Le public, nonobstant les dénégations les plus expresses, suppose presque toujours qu’un auteur a connu tout ce qu’il a pu connaître, et le droit dont il est investi de traiter avec une sévérité implacable ceux qui sciemment se sont emparés des travaux de leurs prédécesseurs, est l’origine de plus d’une injustice. Aussi Lagrange racontait-il que, dans sa jeunesse, il éprouva un si profond chagrin en trouvant, par hasard, dans les œuvres de Leibnitz, une formule analytique dont il avait parlé à l’Académie de Turin, comme d’une découverte à lui, qu’il s’évanouit complétement. Peu s’en fallut même, que dès ce jour, il ne renonçât tout à fait aux études mathématiques. La démonstration de l’aberration était trop peu importante pour inspirer à Fresnel un pareil découragement ; d’ailleurs, il ne l’avait point imprimée ; toutefois, cette circonstance le rendit extrêmement timide, et depuis il ne publia jamais de mémoire sans s’être assuré, par le témoignage d’un de ses amis à qui les collections académiques étaient plus familières, qu’il n’avait pas, suivant un dicton populaire devenu chez lui une formule habituelle, enfoncé des portes ouvertes.

Les premières recherches expérimentales de Fresnel ne datent que du commencement de 1815 ; mais à partir de cette époque, les mémoires succédèrent aux mémoires, les découvertes aux découvertes, avec une rapidité dont l’histoire des sciences offre peu d’exemples. Le 28 décembre 1814, Fresnel écrivait de Nyons : « Je ne sais ce qu’on entend par polarisation de la lumière ; priez M. Mérimée, mon oncle, de m’envoyer les ouvrages dans lesquels je pourrai l’apprendre. » Huit mois s’étaient à peine écoulés et déjà d’ingénieux travaux l’avaient placé parmi les plus célèbres physiciens de notre époque. En 1819, il remportait un prix proposé par l’Académie sur la question si difficile de la diffraction. En 1823, il devenait l’un des membres de cette compagnie, à l’unanimité des suffrages, genre de succès fort rare, car il ne suppose pas seulement un mérite du premier ordre, mais encore de la part de tous les compétiteurs, un aveu d’infériorité bien franc, bien explicite. En 1825, la Société royale de Londres admettait notre confrère au nombre de ses associés. Enfin, deux ans plus tard, elle lui décernait la médaille fondée par le comte de Rumford. Cet hommage d’une des plus illustres académies de l’Europe, ce jugement prononcé chez une nation rivale, par les compatriotes les plus éclairés de Newton, en faveur d’un physicien qui n’attachait guère de prix à ses découvertes qu’autant qu’elles ébranlaient un système dont ce puissant génie s’était fait le défenseur, me semble avoir tous les caractères d’un arrêt de la postérité. J’espère donc qu’il me serait permis de l’invoquer, si malgré tout mon désir de rester dans les strictes bornes de la vérité, et la conviction que j’ai de ne pas les avoir pas franchies, il arrivait par hasard qu’on trouvât cet éloge empreint d’une légère exagération. Ce serait là, au reste, je dois l’avouer, un reproche que je ressentirais faiblement, comme ami de Fresnel. S’il m’importe de le repousser, c’est seulement en qualité d’organe de l’Académie ; le ministère que je remplis aujourd’hui, au nom de mes confrères, doit être exact et sévère comme sont rigoureuses et exactes les sciences dont ils s’occupent.


RÉFRACTION.


Les travaux de Fresnel sont presque tous relatifs à l’optique. Afin d’éviter des répétitions fatigantes, je les classerai, sans égard pour l’ordre des dates, de manière à réunir dans un seul groupe tous ceux qui se rapportent à des questions analogues. Les phénomènes de la réfraction m’occuperont les premiers.

Un bâton dont une partie plonge dans l’eau paraît brisé ; les rayons qui nous font voir la portion immergée doivent donc avoir changé de route, ou s’être brisés eux-mêmes, en passant de l’eau dans l’air. Naguère on réduisait à cette remarque les connaissances des anciens sur le phénomène de la réfraction. Mais en exhumant de la poussière des bibliothèques où tant de trésors sont encore enfouis, un manuscrit de l’Optique de Ptolémée, on a trouvé que l’école d’Alexandrie ne s’était pas bornée à constater le fait de la réfraction, car cet ouvrage renferme, pour toutes les incidences, des déterminations numériques passablement exactes de la déviation des rayons, soit quand ils passent de l’air dans l’eau ou dans le verre, soit lorsqu’ils n’entrent dans le verre qu’en sortant de l’eau.

Quant à la loi mathématique de ces déviations, que l’Arabe Alhasen, que le Polonais Vitellio, que Képler, et d’autres physiciens avaient inutilement cherchée, c’est à Descartes qu’on la doit. Je dis Descartes, et Descartes seulement, car si les réclamations tardives d’Huygens en faveur de son compatriote Snellius étaient accueillies, il faudrait renoncer à jamais écrire l’histoire des sciences.

Une loi mathématique a plus d’importance qu’une découverte ordinaire, car elle est elle-même une source de découvertes. De simples transformations analytiques signalent alors aux observateurs une foule de résultats plus ou moins cachés, dont ils se seraient difficilement avisés ; mais ces résultats ne peuvent être accueillis sans réserve, tant que la vérité de la loi primordiale repose uniquement sur des mesures. Il importe pour la science, qu’en remontant aux principes de la matière, cette loi reçoive le caractère de rigueur que les expériences les plus précises ne sauraient lui donner.

Descartes essaya donc d’établir sa loi de la réfraction par des considérations purement mathématiques ; peut-être même est-ce ainsi qu’il la trouva ? Fermat combattit la démonstration de son rival, la remplaça par une méthode plus rigoureuse, mais qui avait le grave inconvénient de s’appuyer sur un principe métaphysique dont rien ne montrait la nécessité. Huygens arriva au résultat, en partant des idées qu’il avait adoptées sur la nature de la lumière ; Newton enfin, car cette loi a occupé les plus grands géomètres du XVIIe siècle, la déduisit du principe de l’attraction.

La question était parvenue à ce terme, lorsqu’un voyageur revenant de l’Islande apporta à Copenhague de beaux cristaux qu’il avait recueillis dans la baie de Roërford. Leur grande épaisseur, leur remarquable diaphanéité, les rendait très-propres à des expériences de réfraction. Bartholin, à qui on les avait remis, s’empressa de les soumettre à divers essais ; mais quel ne fut pas son étonnement, lorsqu’il aperçut que la lumière s’y partageait en deux faisceaux distincts, d’intensités précisément égales, lorsqu’il eut reconnu, en un mot, qu’à travers ces cristaux d’Islande, qu’on a trouvés depuis dans une multitude de localités, car ils ne sont que du carbonate de chaux, tous les objets se voient doubles. La théorie de la réfraction tant de fois remaniée, avait donc besoin d’un nouvel examen ; tout au moins elle était incomplète, puisqu’elle ne parlait que d’un rayon et qu’on en voyait deux. D’ailleurs, le sens et la valeur de l’écartement de ces deux rayons changeaient en apparence de la manière la plus capricieuse, quand on passait d’une face de cristal à l’autre, ou lorsque sur une face donnée la direction du rayon incident variait. Huygens surmonta toutes ces difficultés ; une loi générale se trouva comprendre dans son énoncé les moindres détails du phénomène ; mais cette loi, malgré sa simplicité, malgré son élégance, fut méconnue. Les hypothèses avaient été pendant tant de siècles des guides inutiles ou infidèles ; on les avait si longtemps considérées comme toute la physique, qu’à l’époque dont je parle, les expérimentateurs en étaient venus sur ce point à une sorte de réaction ; or dans les réactions, même en matière de science, il est rare qu’on garde un juste milieu. Huygens donne sa loi comme le fruit d’une hypothèse, on la rejette sans examen ; les mesures dont il l’étaie ne rachètent pas tout ce qu’on trouve de vicieux dans son origine. Newton lui-même se range parmi les opposants, et, dès ce moment, les progrès de l’optique sont arrêtés pour plus d’un siècle. Depuis, il n’a fallu rien moins que les nombreuses expériences de deux membres les plus célèbres de cette Académie, MM. Wollaston et Malus, pour replacer la loi d’Huygens au rang qui lui appartient.

Pendant les longs débats des physiciens sur la loi mathématique d’après laquelle la double réfraction s’opère dans le cristal d’Islande, l’existence du second faisceau étant généralement considérée comme une anomalie qui n’atteignait que la moitié de la lumière incidente ; l’autre moitié, au moins, disait-on, obéit à l’ancienne loi de la réfraction donnée par Descartes ; le carbonate de chaux, en tant que cristal jouit ainsi de certaines propriétés particulières, mais sans avoir perdu celles dont tous les corps diaphanes ordinaires sont doués. Tout cela était exact dans le cristal d’Islande ; tout cela paraissait sans trop de hardiesse pouvoir être généralisé. Eh ! bien, on se trompait. Il existe des cristaux où le principe de la réfraction ordinaire ne se vérifie pas, où les deux faisceaux en lesquels la lumière incidente se partage, éprouvent l’un et l’autre des réfractions anomales, où la loi de Descartes ne ferait connaître la route d’aucun rayon !

Lorsque Fresnel publia pour la première fois ce fait inattendu, il ne l’avait encore vérifié qu’à l’aide d’une méthode indirecte, remarquable par l’étrange circonstance que la réfraction des rayons se déduit d’expériences dans lesquelles aucune réfraction ne s’est opérée. Aussi notre confrère trouva-t-il plus d’un incrédule. La singularité de la découverte commandait peut-être quelque réserve ; peut-être aussi, aux yeux de diverses personnes, avait-elle, comme l’ancienne loi d’Huygens, le tort d’être le fruit d’une hypothèse ! Quoi qu’il en soit, Fresnel aborda la difficulté de front. En montrant dans un parallélipipède de topaze formé de deux prismes de même angle adossés, qu’aucun rayon ne passait entre deux faces opposées et parallèles sans être dévié, il rendit toute objection inutile.

Les physiciens, je pourrais citer ici les noms les plus célèbres, qui avaient cherché à renfermer dans une seule règle tous les cas possibles de la double réfraction, s’étaient donc trompés, car ils admettaient unanimement, et comme un fait dont on ne pouvait douter, que pour la moitié de la lumière, que pour les rayons qu’ils appelaient ordinaires, les déviations devaient être les mêmes à égalité d’incidence, dans quelque sens qu’on eût coupé le cristal. La vraie loi de ces phénomènes compliqués, loi qui renferme comme cas particuliers les lois de Descartes et d’Huygens est due à Fresnel. Cette découverte exigeait au plus haut degré la réunion du talent des expériences et de l’esprit d’invention.

Je viens de l’avouer, les phénomènes de la double réfraction récemment analysés par Fresnel et les lois qui les enchaînent, ne sont pas exempts d’une certaine complication. C’est là un sujet de regrets, je dirai presque de lamentations chez quelques esprits paresseux qui réduiraient volontiers chaque science à ces notions superficielles dont on peut, sans effort, se rendre maître en quelques heures de travail. Mais ne voit-on pas que, avec ces idées, les sciences ne feraient aucun progrès ; que négliger tel phénomène, parce que notre faible intelligence trouverait quelque peine à le saisir, ce serait manquer à son mandat, que souvent on passerait ainsi à côté des plus importantes découvertes ?

L’astronomie aussi, bornée à la connaissance des constellations et à quelques remarques insignifiantes sur les levers et les couchers des étoiles, était à la portée de tous les esprits ; mais alors pouvait-on l’appeler une science ? Lorsqu’à la suite du travail le plus colossal qu’aucun homme ait jamais exécuté, Képler substitua des mouvements elliptiques non uniformes aux mouvements circulaires et réguliers qui, d’après les anciens, devaient régir les planètes, ses contemporains eurent le droit de crier à la complication. Eh ! bien, peu de temps après, dans les mains de Newton, ces mouvements compliqués en apparence, furent la base de la plus grande découverte des temps modernes, d’un principe tout aussi simple qu’il est fécond ; ils servirent à prouver que chaque planète est maîtrisée dans sa course elliptique par une force unique, par une attraction émanée du soleil.

Les observateurs qui, à leur tour, renchérissant sur Képler, montrèrent qu’il ne suffit pas des mouvements elliptiques pour représenter les vrais déplacements des planètes, ne simplifièrent pas la science ; mais, outre que les dérangements connus sous le nom de perturbations n’en auraient pas moins existé, si, en haine de toute complication, on s’était obstiné à ne les point voir, je dois dire qu’en les étudiant avec soin, on a été conduit, entre tant d’autres importants résultats, au moyen de comparer les masses des divers astres dont notre système solaire se compose, et que si nous savons aujourd’hui, par exemple, qu’il ne faudrait pas moins de trois cent cinquante mille globes terrestres pour former un poids égal à celui du soleil, on le doit à l’observation de très-petites inégalités qu’auraient certainement négligées ceux qui, à tout prix, ne veulent que des phénomènes simples.

Sans pousser plus loin ces remarques, je pourrai donc avouer que l’optique était plus facile, plus à la portée du commun des hommes, plus susceptible de démonstration dans les cours publics, avant tous les progrès qu’elle a faits de nos jours. Mais ces progrès sont une richesse réelle ; ils ont donné lieu aux plus curieuses applications ; ils signalent déjà dans diverses théories de la lumière des impossibilités qui doivent prendre rang parmi les découvertes, car dans la recherche des causes, nous sommes souvent réduits à procéder par voie d’exclusion ; sous ce rapport, il n’y a jamais d’expérience inutile ; on ne saurait trop les multiplier. Un homme d’un esprit universel qui prenait souvent plaisir à cacher le sens le plus profond sous des formes burlesques, Voltaire, comparait toute théorie à une souris : « elle passe, disait-il dans neuf trous, mais elle est arrêtée par le dixième. » C’est en multipliant indéfiniment le nombre de ces trous, ou pour parler d’une manière moins triviale, le nombre des épreuves auxquelles une théorie doit satisfaire, que l’astronomie s’est placée au rang qu’elle occupe dans l’estime des hommes, qu’elle est devenue la première des sciences.

C’est en suivant la même marche qu’on pourra aussi donner à diverses branches de la physique le caractère d’évidence dont elles manquent encore à quelques égards.

Dans chaque science d’observation, il faut distinguer les faits, les lois qui les lient entre eux, et les causes. Souvent les difficultés du sujet arrêtent les expérimentateurs après le premier pas ; presque jamais ils ne franchissent le troisième. Les progrès que Fresnel avait faits sous les deux premiers rapports, dans l’étude de la double réfraction, devaient naturellement le conduire à rechercher d’où pouvait dépendre un si singulier phénomène ; or, là encore il a obtenu d’éclatants succès. Mais, pressé par le temps, je pourrai seulement faire connaître le plus saillant de ses résultats.

Lorsque Huygens publia son Traité de la lumière, on connaissait seulement deux gemmes doués de la double réfraction, le carbonate de chaux et le quartz. Aujourd’hui, il serait beaucoup plus court de dire quels cristaux n’ont pas cette propriété, que de nommer ceux qui la possèdent. Anciennement, il fallait qu’un corps diaphane eût présenté distinctement la double image pour qu’on pût se permettre de l’assimiler au cristal d’Islande. Toutes les fois que l’écartement de deux faisceaux était très-petit, échappait à l’œil, l’observateur restait dans le doute, il n’osait prononcer. Maintenant, à l’aide de la méthode très-simple qu’un membre de cette Académie a signalée, l’existence de la double réfraction se manifeste, par des caractères tout à fait indépendants, de la séparation des deux images ; aucune substance, quelque mince qu’elle puisse être, douée de cette propriété, ne saurait échapper au nouveau moyen d’investigation ; mais s’il était certain que la double réfraction ne peut exister sans qu’on aperçoive les phénomènes très-apparents sur lesquels la méthode se fonde, il ne paraissait pas aussi incontestable qu’elle dût nécessairement les accompagner. Le doute, à cet égard, semblait d’autant plus naturel que l’auteur de la méthode avait trouvé lui-même des plaques de verre qui, sans séparer les images d’une manière perceptible, donnaient cependant naissance a tous les phénomènes en question ; qu’un savant distingué de Berlin, M. Seebeck, prouva plus tard que tout verre brusquement refroidi jouit des mêmes propriétés ; qu’enfin, un très-habile physicien d’Édimbourg les faisait naître en comprimant des masses de verre avec force dans certains sens. Montrer qu’une plaque de verre ordinaire, ainsi modifiée par refroidissement ou par compression, sépare toujours la lumière en deux faisceaux, rendre cette séparation incontestable, tel est le problème important que se proposa Fresnel, et qu’il résolut avec son bonheur accoutumé.

En plaçant sur une même ligne et dans une monture en fer portant de fortes vis ingénieusement disposées, quelques prismes de verre que ces vis soumettaient à de très-fortes pressions, Fresnel fit naître une double réfraction manifeste. Sous les rapports optiques, cet assemblage de pièces de verre ordinaire était donc un véritable cristal d’Islande ; mais ici la séparation des images et toutes les autres propriétés qui en découlent résultaient exclusivement de l’action des vis de pression. Or, cette action, analysée avec soin, ne devait produire qu’un seul effet : le rapprochement des molécules du verre dans le sens suivant lequel elle s’exerçait, tandis que dans la direction perpendiculaire ces molécules conservaient leurs distances primitives. Pouvait-on douter, après cette remarquable expérience qu’une disposition moléculaire analogue, produite dans l’acte de la cristallisation, ne fût aussi en général cause de la double réfraction du carbonate de chaux et du quartz et de tous les minéraux de même espèce ? Si l’on considère avec attention les ingénieux appareils à l’aide desquels Fresnel, en donnant ainsi artificiellement la double réfraction au verre ordinaire, a fait faire un si grand pas à la science, on est frappé de tout ce que l’esprit d’invention emprunte de secours, soit à la connaissance des arts, soit à cette dextérité manuelle qu’avait si bien caractérisée Franklin, quand il demandait aux physiciens de savoir scier avec une lime et limer avec une scie.

Le défaut de temps ne me permettra pas de citer ici divers autres travaux de notre confrère également relatifs à la réfraction de la lumière et dont je suis certain de ne pas exagérer l’importance en disant qu’ils suffiraient à la réputation de plusieurs physiciens du premier ordre. Je me hâte donc de passer à une théorie de l’optique non moins intéressante et toute moderne, à celle qu’on a désignée par le nom de théorie des interférences. Elle me fournira de nouvelles occasions de faire ressortir l’étonnante perspicacité de Fresnel et les intarissables ressources de son esprit inventif.


INTERFÉRENCES.


Le nom même d’interférence n’est guère sorti jusqu’à présent de l’enceinte des académies, et cependant j’ignore si aucune branche des connaissances humaines présente des phénomènes plus variés, plus curieux, plus étranges. Essayons de dégager le fait capital qui domine cette théorie, du langage scientifique dans lequel il est ordinairement enveloppé, et j’espère qu’ensuite on reconnaîtra qu’elle mérite au plus haut degré de fixer l’attention du public.

Je supposerai qu’un rayon de lumière solaire vienne rencontrer directement un écran quelconque, une belle feuille de papier blanc, par exemple. La partie du papier que le rayon frappera, comme de raison, sera resplendissante ; mais me croira-t-on maintenant, si je dis qu’il dépend de moi de rendre cette portion éclairée complètement obscure, sans que pour cela il soit nécessaire d’arrêter le rayon ou de toucher au papier ?

Quel est donc le procédé magique qui permet de transformer à volonté la lumière en ombre, le jour en nuit ? Ce procédé excitera plus de surprise encore que le fait en lui-même ; ce procédé consiste à diriger sur le papier, mais par une route légèrement différente, un second rayon lumineux qui, pris isolément aussi, l’aurait fortement éclairé. Les deux rayons en se mêlant semblaient devoir produire une illumination plus vive ; le doute à cet égard ne paraissait pas permis ; eh bien ! ils se détruisent quelquefois tout à fait et l’on se trouve avoir créé les ténèbres en ajoutant de la lumière à de la lumière.

Un fait neuf exige un mot nouveau. Ce phénomène dans lequel deux rayons, en se mêlant, se détruisent tout à fait ou seulement en partie, s’appelle une interférence.

Grimaldi avait déjà aperçu, avant 1665, une légère trace de l’action qu’un faisceau de lumière peut exercer sur un autre faisceau ; mais dans l’expérience qu’il cite, cette action était à peine apparente ; d’ailleurs les circonstances qui la rendent possible n’avaient point été indiquées ; aussi aucun physicien ne donna suite à l’observation.

En recherchant la cause physique de ces couleurs irisées si remarquables dont brillent les bulles de savon, Hooke crut qu’elles étaient le résultat d’interférences ; il assigna même très-ingénieusement quelques-unes des circonstances qui peuvent les faire naître ; mais c’était là une théorie dénuée de preuves ; et comme Newton, qui la connaissait, ne daigna seulement pas, dans son grand ouvrage, en faire la critique, elle resta plus d’un siècle dans l’oubli.

La démonstration expérimentale et complète du fait des interférences, sera toujours le principal titre du docteur Thomas Young à la reconnaissance de la postérité. Les recherches de cet illustre physicien dont les sciences déplorent la perte récente, avaient déjà conduit aux principes généraux dont je ne crois pas devoir m’abstenir de consigner ici l’énoncé, lorsque le génie de Fresnel s’en empara, les étendit, et montra toute leur fécondité.

Deux rayons lumineux ne pourront jamais se détruire, s’ils n’ont pas une origine commune, c’est-à-dire s’ils n’émanent pas l’un et l’autre de la même particule d’un corps incandescent. Les rayons d’un des bords du soleil n’interfèrent donc pas avec ceux qui proviennent du bord opposé ou du centre.

Parmi les mille rayons de nuances et de réfrangibilités diverses dont la lumière blanche se compose, ceux-là seulement sont susceptibles de se détruire qui possèdent des couleurs et des réfrangibilités identiques ; ainsi, de quelque manière qu’on s’y prenne, un rayon rouge n’anéantira jamais un rayon vert.

Quant aux rayons de même origine et de même couleur, ils se superposent constamment sans s’influencer ; ils produisent des effets représentés par la somme des intensités, si au moment de leur croisement ils ont parcouru des chemins parfaitement égaux.

Une interférence ne peut donc avoir lieu que si les routes qu’ont parcourues les rayons sont inégales ; mais toute inégalité de cette espèce n’amène pas nécessairement une destruction de lumière ; il est telle différence de route qui fait que les rayons, au contraire, s’ajoutent.

Quand on connaît la plus petite différence de chemin parcouru pour laquelle deux rayons se superposent ainsi sans s’influencer, on obtient ensuite toutes les différences de chemin qui donnent le même résultat, d’une manière bien simple, car il suffit de prendre le double, le triple, le quadruple, etc. du premier nombre.

Si l’on a noté de même la plus petite différence de route qui amène la destruction complète de deux rayons, tout multiple impair de ce premier nombre sera aussi l’indice d’une semblable destruction.

Quant aux différences de route, qui ne sont numériquement comprises ni dans la première ni dans la seconde des deux séries que je viens d’indiquer, elles correspondent seulement à des destructions partielles de lumière, à de simples affaiblissements.

Ces séries de nombres, à l’aide desquels on peut savoir si au moment de leur croisement deux rayons doivent interférer ou seulement s’ajouter sans se nuire, n’ont pas la même valeur pour les lumières diversement colorées ; les plus petits nombres correspondent aux rayons violets, indigos, bleus ; les plus grands aux rouges, orangés, jaunes et verts. Il résulte de là que si deux rayons blancs se croisent en un certain point, il sera possible que dans la série, infinie de lumières diversement colorées dont ces rayons se composent, le rouge, par exemple, disparaisse tout seul et que le point de croisement paraisse vert, car le vert c’est du blanc moins le rouge.

Les interférences qui, dans le cas d’une lumière homogène, produisaient des changements d’intensité, se manifestent donc, quand on opère avec de la lumière blanche, par des phénomènes de coloration. À la suite de tant de singuliers résultats, on sera peut-être curieux de trouver la valeur numérique de ces différences de routes, dont j’ai si souvent parlé, et qui placent deux rayons lumineux dans des conditions d’accord ou de destruction complète. Je dirai donc que pour la lumière rouge on passe de l’un à l’autre de ces deux états, dès qu’on fait varier la longueur du chemin parcouru par l’un des rayons, de trois dix-millièmes de millimètre.

Pour que la différence de chemins détermine seule si deux rayons de même origine et de même teinte s’ajouteront ou se détruiront mutuellement, il est nécessaire qu’ils aient l’un et l’autre parcouru un seul et même corps solide, liquide ou gazeux. Dès qu’il n’en est plus ainsi, il faut encore tenir compte, comme un membre de cette Académie l’a prouvé par des expériences incontestables, de l’étendue et de la réfrangibilité des corps à travers lesquels les rayons se sont séparément propagés. En faisant varier graduellement l’épaisseur de ces corps, les rayons qui les traversent pourront alors se détruire ou s’ajouter, bien qu’ils aient parcouru des chemins parfaitement égaux.

Il n’arrive presque jamais qu’une région quelconque de l’espace reçoive seulement de la lumière directe ; cent rayons de la même origine lui parviennent par des réflexions ou des réfractions plus ou moins obliques. Or, après ce que je viens de dire, on conçoit à combien de phénomènes cet entre-croisement de lumière doit donner lieu et à quel point il eût été superflu d’en chercher la raison, tant que les lois des interférences n’étaient pas connues. Remarquons seulement que rien, jusqu’ici, ne dit si ces lois sont également applicables, lorsque, avant de se mêler, les rayons ont reçu les modifications particulières dont j’ai déjà parlé, et qu’on désigne sous le nom de polarisation. Cette question était importante ; elle a été l’objet d’un travail difficile que Fresnel entreprit avec un de ses amis (Arago). L’exemple qu’ils ont donné, en le publiant, d’indiquer pour quelle part chacun d’eux avait contribué, sinon à l’exécution matérielle des diverses expériences, du moins à leur invention, mériterait, je crois, d’être suivi ; car les associations de ce genre tournent souvent à mal, parce que le public s’obstinant, quelquefois par un pur caprice, à ne pas traiter les intéressés sur le pied d’une égalité parfaite met ainsi en jeu l’amour-propre d’auteur, celle peut-être de toutes les passions humaines qui exige le plus de ménagements. Voici les résultats des recherches en question, car, sans parler des importantes conséquences qu’on en a déduites, ils méritent d’être cités, ne fût-ce qu’à raison de leur bizarrerie.

Deux rayons que l’on fait passer directement de l’état de lumière naturelle à l’état de rayons polarisés dans le même sens, conservent, après avoir reçu cette modification, la propriété d’interférer : ils s’ajoutent ou se détruisent comme des rayons ordinaires, et dans les mêmes circonstances.

Deux rayons qui passent, sans intermédiaire, de l’état naturel à celui de rayons polarisés rectangulairement perdent pour toujours la faculté d’interférer ; modifiez ensuite de mille manières les chemins parcourus par ces rayons, la nature et les épaisseurs des milieux qu’ils traversent ; il y a plus : ramenez-les, à l’aide de réflexions convenablement combinées, à des polarisations parallèles, rien de tout cela ne fera qu’ils puissent se détruire.

Mais si deux rayons actuellement polarisés dans deux sens rectangulaires, et qui dès lors ne sauraient agir l’un sur l’autre, avaient d’abord reçu des polarisations parallèles, en sortant de l’état naturel, il suffira, pour qu’ils puissent de nouveau s’anéantir, de leur faire reprendre, comme on voudra, le genre de polarisation dont ils avaient été primitivement doués.

On ne saurait se défendre de quelque étonnement, quand on apprend, pour la première fois, que deux rayons lumineux sont susceptibles de s’entre-détruire ; que l’obscurité peut résulter de la superposition de deux lumières ; mais cette propriété des rayons une fois constatée, n’est-il pas encore plus extraordinaire qu’on puisse les en priver ? que tel rayon la perde momentanément, et que tel autre, au contraire, en soit dépouillé à tout jamais ? La théorie des interférences, considérée sous ce point de vue, semble plutôt le fruit des rêveries d’un cerveau malade, que la conséquence sévère, inévitable, d’expériences nombreuses et à l’abri de toute objection. Au reste, ce n’est pas seulement à cause de sa singularité que cette théorie devait fixer l’attention du physicien ; Fresnel y a trouvé la clef de tous les beaux phénomènes de coloration qu’engendrent les plaques cristallisées douées de la double réfraction : il les a analysés dans tous les détails ; il en a déterminé les lois les plus cachées ; il a prouvé qu’ils étaient des cas particuliers des interférences ; il a renversé ainsi, de fond en comble, plusieurs romans scientifiques dont ces phénomènes avaient été l’occasion, et qui faisaient déjà plus d’un prosélyte, soit à raison de tout ce qu’on y remarquait de piquant, soit à cause du mérite distingué de leurs auteurs. Enfin, ici, comme dans toute science qui marche vers sa perfection, les faits ont paru se compliquer, parce qu’on les examinait de plus près et avec une attention plus minutieuse mais, en même temps, les causes sont devenues plus simples.


POLARISATION.


Quoique je sache à quel point on s’expose à lasser l’auditoire le plus bienveillant quand on lui parle longtemps du même objet, je me vois encore ramené par la nature des travaux de Fresnel au phénomène de la double réfraction ; mais cette fois, au lieu de m’occuper de la manière dont les rayons se partagent en traversant certains cristaux, j’examinerai les modifications permanentes qu’ils y reçoivent ; je présenterai, en un mot, les principaux traits de la nouvelle branche de l’optique qui porte le nom de polarisation de la lumière.

Tout faisceau lumineux qui rencontre même perpendiculairement une face quelconque, naturelle ou artificielle, d’un de ces cristaux diaphanes qu’on appelle carbonate de chaux, spath calcaire ou cristaux d’Islande, s’y dédouble ; une moitié de ce faisceau traverse la matière du cristal sans se dévier : on l’appelle faisceau ou rayon ordinaire ; l’autre, au contraire, éprouve une réfraction très-sensible, et, par cette raison, on la nomme fort justement le faisceau ou le rayon extraordinaire. Les faisceaux ordinaire et extraordinaire sont contenus dans un seul et même plan perpendiculaire à la face du cristal. Ce plan est très-important à considérer, car c’est lui qui détermine dans quel sens le rayon extraordinaire se dirigera ; on lui a, en conséquence, donné un nom spécial : il s’appelle la section principale.

Ces prémisses posées, je supposerai, pour fixer les idées, qu’un certain cristal d’Islande ait sa section principale dirigée du nord au midi. Au-dessous, et à quelque distance que ce soit, nous placerons un autre cristal, orienté de même, c’est-à-dire de manière que sa section principale soit aussi contenue dans le méridien. Que résultera-t-il de cette disposition si la lumière traverse tout le système ? Un faisceau unique vient frapper le premier mais il en sort deux faisceaux : chacun de ceux-là semble devoir éprouver la double réfraction dans le cristal suivant ; dès lors, on peut s’attendre à avoir quatre faisceaux émergents distincts ; il n’en est rien cependant : les rayons provenant du premier cristal ne se bifurquent pas dans le second ; le faisceau ordinaire reste seulement faisceau ordinaire ; le faisceau extraordinaire éprouve tout entier la réfraction extraordinaire. Ainsi, en traversant le cristal supérieur, les rayons lumineux ont changé de nature ; ils ont perdu un de leurs anciens caractères spécifiques : celui d’éprouver constamment la double réfraction en traversant le cristal d’Islande.

Qu’on veuille bien se rappeler ce que sont des rayons de lumière, et peut-être accordera-t-on alors qu’une expérience à l’aide de laquelle on change leurs propriétés primitives d’une manière aussi manifeste mérite d’être connue, même de ceux pour qui les sciences sont un simple objet de curiosité.

L’idée qui, de prime abord, se présente à l’esprit, quand on veut expliquer le singulier résultat dont je viens de rendre compte, consiste à supposer qu’originairement il y a dans chaque rayon lumineux naturel deux espèces de molécules distinctes ; que la première espèce doit toujours subir la réfraction ordinaire ; que la seconde est destinée à suivre seulement la route extraordinaire ; mais une expérience très-simple renverse cette hypothèse de fond en comble. En effet, lorsque la section principale du second cristal, au lieu d’être dirigée du nord au midi, comme je l’avais d’abord supposé, s’étend de l’ouest à l’est, le rayon qui était ordinaire dans le cristal supérieur devient extraordinaire dans l’autre, et réciproquement.

Qu’y a-t-il de différent, en réalité, entre deux expériences qui donnent des résultats aussi dissemblables ? une circonstance fort simple et de bien peu d’importance au premier aspect ; c’est que d’abord la section principale du second cristal coupait les rayons provenant du premier par leurs côtés nord et sud, et qu’ensuite elle les a coupés dans les côtés est et ouest.

Il faut donc que, dans chacun de ces rayons, les côtés nord et sud diffèrent en quelque chose des côtés est et ouest ; de plus, les côtés nord-sud du rayon ordinaire doivent avoir précisément les mêmes propriétés des côtés est-ouest du rayon extraordinaire ; en sorte que si ce dernier rayon faisait un quart de tour sur lui-même, il serait impossible de le distinguer de l’autre. Les rayons lumineux sont si déliés, que des centaines de milliards de ces rayons peuvent passer simultanément par un trou d’aiguille sans se nuire. Nous voilà cependant amenés à nous occuper de leurs côtés, à reconnaître à ces côtés les propriétés les plus dissemblables.

Lorsqu’en parlant d’un gros aimant naturel ou artificiel, les physiciens affirment qu’il a des pôles, ils entendent seulement, par là, que certains points de son contour se trouvent doués de propriétés particulières qu’on ne rencontre pas du tout dans les autres points, ou qui du moins s’y manifestent plus faiblement. On a donc pu, avec autant de raison, dire la même chose des rayons lumineux ordinaires et extraordinaires provenant du dédoublement qu’éprouve la lumière dans le cristal d’Islande ; on a pu, par opposition avec les rayons naturels, où tous les points du contour semblent pareils, les appeler des rayons polarisés.

Pour qu’on n’étende pas au delà des bornes légitimes l’analogie d’un rayon polarisé et d’un aimant, il importe, toutefois, de bien remarquer que sur le rayon les pôles diamétralement opposés paraissent avoir exactement les mêmes propriétés ; quant aux pôles dissemblables, ils se trouvent constamment sur des points du rayon situés dans deux directions rectangulaires.

Les lignes des espèces de diamètres qui sur chaque rayon joignent les pôles analogues méritent une attention toute particulière. Lorsque, sur deux rayons séparés, ces lignes sont parallèles, on dit les rayons polarisés dans le même plan. Je n’ai donc pas besoin d’ajouter que deux rayons polarisés à angle droit doivent avoir les pôles identiques dans deux directions perpendiculaires l’une à l’autre.

Les deux rayons ordinaire et extraordinaire, par exemple, donnés par quelque cristal que ce soit, sont toujours polarisés à angle droit.

Tout ce que je viens de rapporter sur la polarisation de la lumière, Huygens et Newton le connaissaient déjà avant la fin du XVIIe siècle ; jamais, certainement, un plus curieux sujet de recherches ne s’était offert aux méditations des physiciens ; et néanmoins il faut franchir un intervalle de plus de cent années pour trouver, je ne dirai pas des découvertes, mais même de simples travaux destinés à perfectionner cette branche de l’optique.

L’histoire de toutes les sciences présente une multitude de bizarreries pareilles ; c’est que pour chacune d’elles il arrive périodiquement des époques où, après de grands efforts, on les suppose généralement parvenues au terme de leurs progrès. Alors les expérimentateurs sont en général très-timides ; ils se croiraient coupables d’un manque de modestie, d’une sorte de profanation, s’ils osaient porter une main indiscrète sur les barrières que d’illustres devanciers avaient posées ; aussi se contentent-ils ordinairement de perfectionner les éléments numériques ou de remplir quelques lacunes, au prix d’un travail souvent fort difficile, et qui cependant attire à peine les regards du public.

En résumé, les expériences d’Huygens avaient nettement établi que la double réfraction modifie les propriétés primordiales de la lumière de manière qu’après l’avoir subie une première fois, les rayons restent simples ou se dédoublent, suivant le côté par lequel un nouveau cristal se présente à eux ; mais ces modifications se rapportent-elles exclusivement à la double réfraction ; toutes les autres propriétés sont-elles demeurées intactes ?

Ce sont les travaux d’un de nos plus illustres confrères, comme Fresnel enlevé très-jeune aux sciences dont il était l’espoir, qui nous permettront de répondre à cette importante question : Malus découvrit, en effet, que, dans l’acte de la réflexion, les rayons polarisés se comportent autrement que les rayons naturels ; ceux-ci, tout le monde le sait, se réfléchissent en partie quand ils tombent sur les corps même les plus diaphanes, quelles que soient d’ailleurs l’incidence et la position de la surface réfléchissante par rapport aux côtés du rayon. Quand il s’agit, au contraire, de lumière polarisée, il y a toujours une situation du miroir relativement aux pôles, dans laquelle toute réflexion disparaît si on la combine avec un angle spécial, et qui varie seulement d’un miroir à l’autre, suivant la nature de la matière dont ils sont formés.

Si après cette curieuse observation, la double réfraction cessait d’être l’unique moyen de distinguer la lumière polarisée de la lumière ordinaire, du moins semblait-elle encore la seule voie par laquelle des rayons lumineux pussent devenir polarisés ; mais bientôt une nouvelle découverte de Malus apprit au monde savant, à sa très-grande surprise, qu’il existe des méthodes beaucoup moins cachées pour faire naître cette modification. Le plus simple phénomène de l’optique, la réflexion sur un miroir diaphane, est un grand moyen de polarisation. La lumière qui s’est réfléchie à la surface de l’eau sous l’angle de 37 degrés, à la surface d’un miroir de verre commun sous l’inclinaison de 35 degrés 25 minutes seulement, est tout aussi complétement polarisée que les deux faisceaux ordinaire et extraordinaire sortant d’un cristal d’Islande. La réflexion de la lumière occupait déjà les observateurs du temps de Platon et d’Euclide ; depuis cette époque elle a été l’objet de mille expériences, de cent spéculations théoriques ; la loi suivant laquelle elle s’opère sert de base à un grand nombre d’instruments anciens et modernes. Eh bien ! dans cette multitude d’esprits éclairés, d’hommes de génie, d’artistes habiles, qui durant plus de deux mille trois cents ans s’étaient occupés de ce phénomène, personne n’y avait soupçonné autre chose que le moyen de dévier les rayons, de les réunir ou de les écarter ; personne n’avait imaginé que la lumière réfléchie ne dût pas avoir toutes les propriétés de la lumière incidente, qu’un changement de route pût être la cause d’un changement de nature. Les générations d’observateurs se succèdent ainsi pendant des milliers d’années, touchant chaque jour aux plus belles découvertes sans les faire.

Malus, comme je l’ai déjà expliqué, donna un moyen de polariser la lumière différent de celui qu’Huygens avait anciennement suivi ; mais les polarisations engendrées par les deux méthodes sont identiques ; les rayons réfléchis et ceux qui proviennent d’un cristal d’Islande jouissent exactement des mêmes propriétés. Depuis, un membre de cette Académie (Arago) a découvert un genre de polarisation entièrement distinct et qui se manifeste autrement que par des phénomènes d’intensité. Les rayons qui l’ont subie, par exemple, donnent toujours deux images en traversant un cristal d’Islande ; mais ces images sont teintes dans tous leurs points d’une couleur vive et uniforme. Ainsi, quoique la lumière incidente soit blanche, le faisceau ordinaire est complétement rouge, complétement orangé, jaune, vert, bleu, violet, suivant le côté par lequel la section principale du cristal pénètre dans le rayon ; quant au faisceau extraordinaire, il ne serait pas suffisant d’annoncer qu’il ne ressemblera jamais par la suite au rayon ordinaire ; il faut dire qu’il en diffère autant que possible ; que si l’un se montre coloré de rouge, l’autre sera du plus beau vert, et ainsi de même pour toutes les autres nuances prismatiques.

Quand la nouvelle espèce de rayons polarisés se réfléchit sur un miroir diaphane, on aperçoit des phénomènes non moins curieux.

Concevons, en effet, pour fixer les idées, qu’un de ces rayons soit vertical et qu’il rencontre un miroir réfléchissant, du verre le plus pur, sous un angle d’environ 35° ; ce miroir pourra se trouver à droite du rayon ; il pourra, l’inclinaison restant constante, être à sa gauche, en avant, en arrière, dans toutes les directions intermédiaires. On se souvient que le rayon incident était blanc ; eh bien, dans aucune des positions du miroir de verre, le rayon réfléchi n’aura cette nuance : il sera tantôt rouge, tantôt orangé, jaune, vert, bleu, indigo, violet, suivant le côté par lequel la lame de verre se sera présentée au rayon primitif, et c’est précisément dans cet ordre que les nuances se succéderont si l’on parcourt graduellement toutes les positions possibles. Ici, ce ne sont pas seulement quatre pôles placés dans deux directions rectangulaires qu’il faut admettre dans le rayon ; on voit qu’il y en a des milliers ; que chaque point du contour a un caractère spécial ; que chaque face amène la réflexion d’une nuance particulière. Cette étrange dislocation du rayon naturel (on me passera ce terme puisqu’il est exact) donne ainsi le moyen de décomposer la lumière blanche par voie de réflexion. Les couleurs, il faut l’avouer, n’ont pas toute l’homogénéité de celles que Newton obtenait avec le prisme ; mais aussi les objets n’éprouvent aucune déformation, et, dans une multitude de recherches, c’est là le point capital.

Pour reconnaître si un rayon a reçu soit la polarisation d’Huygens et de Malus, soit celle dont je viens de parler, et qu’on a appelée la polarisation chromatique, il suffit, comme on a vu, de lui faire éprouver la double réfraction ; mais de ce qu’un faisceau en traversant un cristal d’Islande donnerait toujours deux images blanches également vives, il ne s’ensuivrait pas qu’il est formé de lumière ordinaire ; c’est là encore une découverte de Fresnel. C’est lui qui le premier a fait voir qu’un rayon peut avoir les mêmes propriétés sur tous les points de son contour et n’être pas cependant de la lumière naturelle. Pour montrer, par un seul exemple, que ces deux espèces de lumière se comportent différemment et ne doivent pas être confondues, je dirai qu’en éprouvant la double réfraction un rayon naturel qui vient de traverser une lame cristalline donne deux images blanches, tandis que dans les mêmes circonstances le rayon de Fresnel se décompose en deux faisceaux vivement colorés.

On imprime aux rayons polarisés ordinaires cette modification nouvelle qui, n’étant pas relative à leurs divers côtés, a été désignée par le nom de polarisation circulaire, en leur faisant subir deux réflexions totales sur des surfaces vitreuses convenables.

Le plaisir d’avoir attaché son nom à un genre de polarisation jusque-là inaperçu, eût probablement suffi à la vanité d’un physicien vulgaire, et ses recherches n’eussent pas été plus loin ; mais Fresnel était conduit par des sentiments plus élevés : à ses yeux rien n’était fait tant qu’il restait quelque chose à faire ; il chercha donc s’il n’y aurait pas d’autres moyens de produire la polarisation circulaire, et, comme d’habitude, une découverte remarquable fut le prix de ses efforts. Cette découverte peut être énoncée en deux mots : il y a un genre particulier de double réfraction qui communique aux rayons la polarisation circulaire, comme la double réfraction du cristal d’Islande leur donne la polarisation d’Huygens. Cette double réfraction spéciale résulte non de la nature du cristal, mais bien de certaines coupes que Fresnel a signalées. Les propriétés des rayons polarisés circulairement conduisirent aussi notre confrère à des moyens nouveaux et très-curieux de faire naître la polarisation colorée.

Dans tous les temps et dans tous les pays, on trouve des esprits moroses qui, assez disposés à proclamer la gloire des morts, ne traitent pas à beaucoup près leurs contemporains avec la même faveur. Dès qu’une découverte apparaît, ils la nient ; ensuite ils contestent sa nouveauté, et feignent de l’apercevoir dans quelque ancien passage bien obscur et bien oublié ; enfin, ils soutiennent qu’elle a été seulement le fruit du hasard.

Je ne sais si les hommes de notre siècle sont meilleurs que leurs devanciers ; toujours est-il qu’aucun doute ne s’est élevé ni sur l’exactitude, ni sur la nouveauté, ni sur l’importance des découvertes dont je viens de rendre compte. Quant au hasard, l’envie la plus aveugle n’eût pas osé ici l’invoquer, tant les appareils employés par Fresnel dans l’étude de la polarisation circulaire étaient compliqués, minutieux et allaient droit au but qu’il se proposait. Peut-être même serait-il convenable d’avertir que la plupart d’entre eux avaient été suggérés par des idées théoriques ; car, sans cela, plusieurs des expériences de notre confrère sembleraient offrir des combinaisons dont il eût été pour ainsi dire impossible que personne s’avisât. Si en écrivant l’histoire des sciences il est juste de mettre dans tout leur jour les découvertes de ceux qui les ont cultivées avec gloire, il importe aussi, ce me semble, d’éviter qu’on y puisse trouver un sujet de découragement.


CARACTÈRES PRINCIPAUX DU SYSTÈME DE L’ÉMISSION ET DE CELUI DES ONDES. — MOTIFS SUR LESQUELS FRESNEL S’ÉTAIT FONDÉ POUR REJETER SANS RÉSERVE LE SYSTÈME DE L’ÉMISSION.


Après avoir étudié avec tant de soin les propriétés des rayons lumineux, il était naturel de se demander en quoi la lumière consiste. Cette question scientifique, l’une des plus grandes, sans contredit, dont les hommes se soient jamais occupés, a donné lieu à de vifs débats. Fresnel y a pris une part active. Je vais donc essayer de la caractériser avec précision ; je présenterai ensuite une analyse succincte des curieuses expériences qu’elle a fait naître.

Les sens de l’ouïe et de l’odorat nous font découvrir l’existence des corps éloignés de deux manières totalement différentes. Toute substance odorante éprouve une espèce d’évaporation ; de petites parcelles s’en détachent sans cesse : elles se mêlent à l’air qui leur sert de véhicule, et les répand en tous sens. Le grain de musc, dont les subtiles émanations pénètrent dans toutes les parties d’une vaste enceinte, s’appauvrit de jour en jour ; il finit par se dissiper, par disparaître en totalité.

Il n’en est pas de même d’un corps sonore. Tout le monde sait que la cloche éloignée dont le tintement ébranle fortement notre oreille, ne nous envoie cependant aucune molécule d’airain ; qu’elle pourrait résonner sans interruption pendant cent années consécutives sans rien perdre de son poids. Lorsqu’un marteau vient la frapper, secs parois s’ébranlent ; elles éprouvent un mouvement vibratoire qui se communique d’abord aux couches d’air voisines, et ensuite, de proche en proche, à toute l’atmosphère. Ce sont ces vibrations atmosphériques qui constituent les sons.

Nos organes, quels qu’ils soient, ne sauraient être mis en rapport avec les corps éloignés, que de l’une ou de l’autre de ces deux manières ; ainsi, ou le soleil lance incessamment, comme les corps odorants, des particules matérielles par tous les points de sa surface, avec une vitesse de 77,000 lieues par seconde, et ce sont ces petits fragments solaires qui, en pénétrant dans l’œil, produisent la vision ; ou bien l’astre, en cela semblable à une cloche, excite seulement un mouvement ondulatoire dans un milieu éminemment élastique dont l’espace est rempli, et ces vibrations viennent ébranler notre rétine comme les ondulations sonores affectent la membrane du tympan.

De ces deux explications des phénomènes de la lumière, l’une s’appelle la théorie de l’émission ; l’autre est connue sous le nom de système des ondes. On trouve déjà des traces de la première dans les écrits d’Empédocle. Chez les modernes, je pourrais citer parmi ses adhérents, Képler, Newton, Laplace. Le système des ondes ne compte pas des partisans moins illustres : Aristote, Descartes, Hooke, Huygens, Euler, l’avaient adopté. De tels noms rendraient un choix bien difficile, si en matière de science les noms les plus illustres pouvaient être des autorités déterminantes.

Au reste, si l’on s’étonnait de voir d’aussi grands génies ainsi divisés, je dirais que de leur temps la question en litige ne pouvait être résolue, que les expériences nécessaires manquaient, qu’alors les divers systèmes sur la lumière étaient, non des déductions logiques des faits, mais, si je puis m’exprimer ainsi, de simples vérités de sentiment ; qu’enfin, le don de l’infaillibilité n’est pas accordé même aux plus habiles, dès qu’en sortant du domaine des observations, et, se jetant dans celui des conjectures, ils abandonnent la marche sévère et assurée dont les sciences se prévalent de nos jours avec raison, et qui leur a fait faire de si incontestables progrès. Avant de parcourir les larges brèches qu’on a faites récemment au système de l’émission, il sera peut-être convenable de jeter un coup d’œil sur les vives attaques dont il avait été l’objet sous la plume des Euler, des Franklin, etc., et de montrer que les partisans de Newton pouvaient alors sans trop de présomption considérer la solution comme ajournée à long terme. Les effets qu’un boulet de canon peut produire dépendent si directement de la masse et de la vitesse, que l’on peut, sans les altérer, changer à volonté l’un de ces éléments, pourvu qu’on fasse varier l’autre proportionnellement et en sens inverse. Ainsi, un boulet de deux kilogrammes renverse un mur ; un boulet d’un kilogramme le renversera aussi, pourvu qu’on lui imprime une vitesse double. Si le poids du boulet était réduit au 10e, au 100e de sa valeur primitive, il faudrait pour l’identité d’effet que la vitesse devînt 10 fois, 100 fois plus grande. Or nous savons que la vitesse d’un boulet est la six cent quarante millième partie de celle de la lumière ; si le poids d’une molécule lumineuse était la six cent quarante millième partie de celui du boulet de canon, comme ce boulet elle renverserait les murs.

Ces déductions sont certaines ; voyons maintenant les faits. Une molécule lumineuse, non-seulement ne renverse pas les murs, mais elle pénètre dans un organe aussi délicat que l’œil sans occasionner aucune douleur, mais elle ne produit aucun effet dynamique sensible ; disons plus, dans les expériences destinées à apprécier les impulsions de la lumière, les physiciens ne se sont pas contentés d’employer un moyen isolé, ils ont fait agir simultanément l’immense quantité de lumière qu’on peut condenser au foyer de la plus large lentille ils n’ont pas opposé au choc des rayons des obstacles très-résistants, mais bien des corps si délicatement suspendus, qu’un souffle eût suffi pour les déranger énormément : ils ont agi par exemple, sur l’extrémité d’un levier très-léger attaché horizontalement à un fil d’araignée. Le seul obstacle au mouvement de rotation d’un semblable appareil serait la force de réaction qu’acquerrait le fil en se tordant. Mais cette force doit être considérée comme nulle, car, de sa nature, elle augmente toujours rapidement avec la torsion, et ici cependant, l’un des observateurs dont j’analyse les expériences, n’en aperçut aucune trace après avoir eu la patience de faire tourner le levier sur lui-même 14,000 fois.

Il est donc bien constaté que, malgré leur excessive vitesse, des milliards de rayons lumineux, agissant simultanément, ne produisent aucun choc appréciable ; mais on a été au delà des conséquences légitimes que cette intéressante expérience autorise, quand on en a conclu qu’un rayon ne se compose pas d’éléments matériels doués d’un vif mouvement de translation. On peut bien déduire de l’absence de toute rotation du levier suspendu au fil d’araignée, sous l’action d’une quantité énorme de lumière, que les particules élémentaires des rayons lumineux n’ont pas des dimensions comparables à la millionième partie des molécules pesantes les plus ténues. Mais comme rien ne montre qu’il y ait absurdité à les supposer un million, un milliard de fois plus petites encore, ce genre d’expériences et d’arguments dont on doit la première idée à Franklin, ne pourra jamais rien fournir de décisif.

Parmi les objections qu’Euler a présentées dans ses ouvrages contre le système de l’émission, deux que je vais signaler et sur lesquelles il a plus particulièrement insisté, lui semblaient irrésistibles. « Si le soleil, dit ce grand géomètre, lance continuellement des parties de sa propre substance en tous sens, et avec une excessive vitesse, il finira par s’épuiser ; et puisque tant de siècles se sont écoulés depuis les temps historiques, la diminution devrait être déjà sensible. » Mais, n’est-il pas évident que cette diminution est liée à la grosseur des particules lumineuses ? Or, rien n’empêche de leur supposer de tels diamètres qu’après des millions d’années d’une émission continue, le volume du soleil en soit à peine altéré. Aucune observation exacte ne prouve, d’ailleurs que cet astre ne s’épuise pas, que son diamètre est aussi grand aujourd’hui qu’au siècle d’Hipparque.

Personne n’ignore que des milliards de rayons peuvent pénétrer simultanément dans une chambre obscure par le plus petit trou d’épingle, et y former des images très-nettes de tous les objets extérieurs. En se croisant dans un si petit espace, les éléments matériels dont on suppose cette multitude de rayons formés sembleraient cependant devoir s’entre-choquer avec une grande impétuosité, changer de direction de mille manières, et se mêler sans aucun ordre. Cette difficulté est sans doute très-spécieuse, mais elle ne semble pas insurmontable.

La chance que des molécules partant de deux points différents et passant par un même trou se rencontreront, dépend à la fois du diamètre absolu de ces molécules et des intervalles qui les séparent. On pourrait donc, en diminuant convenablement les diamètres, rendre les chances de choc presque nulles ; mais nous avons ici, dans l’intervalle des molécules, un autre élément qui seul conduirait largement au but. En effet, toute sensation lumineuse dure un certain temps ; l’objet incandescent qui a lancé des rayons dans l’œil se voit encore, l’expérience l’a prouvé, au moins un centième de seconde après que cet objet a disparu. Or, en un centième de seconde, un rayon parcourt 770 lieues. Ainsi les molécules lumineuses, qui forment chaque rayon, pourraient être à 770 lieues les unes des autres, et produire néanmoins une sensation continue de lumière. Avec de telles distances, que deviennent ces chocs répétés dont parlait Euler, et qui, en toute circonstance, devaient mettre obstacle à la proposition régulière des rayons ? On se sent presque humilié, quand on voit un géomètre de ce rare génie se croire autorisé, par des objections si futiles, à qualifier le système de l’émission, un égarement de Newton, une erreur grossière dont le crédit, dit-il, ne pourrait s’expliquer qu’en se rappelant cette remarque de Cicéron, qu’on ne saurait imaginer rien de si absurde que les philosophes ne soient capables de le soutenir.

Le système de l’émission a maintenant très-peu de partisans ; mais ce n’est pas sous les coups d’Euler qu’il a succombé. Des objections insurmontables ont été puisées dans des phénomènes variés dont cet illustre géomètre ignorait même l’existence. Ce grand progrès de la science appartient aux physiciens de nos jours : il est dû en partie aux travaux de Fresnel. Cette seule considération m’obligerait à le signaler ici en détail, lors même que l’intérêt de la question ne m’en ferait pas aussi un devoir.

Si la lumière est une onde, les rayons de différentes couleurs, semblables en cela aux divers sons employés dans la musique, se composeront de vibrations inégalement rapides, et les rayons rouges, verts, bleus, violets, se transmettront à travers les espaces éthérés, comme toutes les notes de la gamme dans l’air, avec des vitesses exactement égales.

Si la lumière est une émanation, les rayons de diverses couleurs se seront formés de molécules nécessairement différentes quant à leur nature ou à leur masse, et qui, de plus, pourront être douées de vitesses dissemblables.

Une inspection attentive des bords des ombres que produisent les satellites de Jupiter, dans leur passage sur le disque lumineux de la planète, et mieux encore, l’observation des étoiles changeantes, a prouvé que tous les rayons colorés se meuvent également vite. Ainsi se trouve vérifié le trait caractéristique du système des ondes.

Dans l’un et dans l’autre des deux systèmes sur la lumière, la vitesse primordiale d’un rayon détermine la réfraction qu’il doit éprouver, quand il rencontre obliquement la surface d’un corps diaphane. Si cette vitesse augmente, la réfraction deviendra plus petite, et réciproquement une diminution de vitesse se manifestera par une déviation croissante. La réfraction devient ainsi un moyen assuré de comparer les vitesses de toutes sortes de rayons. En se livrant à cette recherche avec des moyens tellement précis qu’ils auraient fait ressortir des différences de un cinquante-millième, on a pu reconnaître que la lumière de tous les astres, que la lumière de nos foyers, celle des bougies et des lampes à double courant d’air, disons plus, que les faibles rayons lancés par les vers luisants, parcourent tout aussi bien 77,000 lieues par seconde que la lumière éblouissante du soleil.

On concevra aisément comment ce résultat est une conséquence mathématique du système des ondes, si l’on veut bien remarquer que toutes les notes musicales se propagent également vite dans l’air, soit qu’elles émanent de la voix d’un chanteur, de la corde d’acier d’un clavecin, de la corde à boyau d’un violon, de la surface vitreuse d’un harmonica, ou des parois métalliques d’un énorme tuyau d’orgue. Or, il n’y a aucune raison pour que les notes lumineuses (on me passera, j’espère, cette expression), se comportent autrement dans l’Éther. Dans l’hypothèse de l’émission, l’explication n’est pas aussi simple. Si la lumière se compose d’éléments matériels, elle se trouvera soumise à l’attraction universelle ; à peine se sera-t-elle élancée d’un corps incandescent, que l’action de ce corps tendra à l’y ramener. Une diminution graduelle de sa vitesse originaire est donc indubitable ; il fallait seulement rechercher si les observations pourraient la faire découvrir. C’était là une simple question de calcul. Or, en faisant sur la constitution physique de quelques étoiles, c’est-à-dire, à l’égard de leur volume et de leur densité, des suppositions qui ne semblent avoir rien d’outré, on trouve qu’elles pourraient, par leur force attractive, anéantir totalement la vitesse d’émission des molécules lumineuses ; qu’après être parvenues à une distance donnée, ces molécules, qui, jusque-là, se seraient éloignées du corps, y retourneraient par un mouvement rétrograde. Ainsi, certains astres pourraient être aussi resplendissants que le soleil, jusqu’à la distance de 40,000,000 de lieues, par exemple, et paraître ensuite subitement tout à fait obscurs, 40,000,000 de lieues étant tout juste la limite qu’aucun de leurs rayons ne saurait dépasser. Changez beaucoup les volumes et les densités qui fournissent ces résultats ; prenez pour les étoiles de première grandeur de telles dimensions qu’aucun astronome ne refuserait de les considérer comme probables, elles ne présenteront plus alors d’aussi étranges phénomènes : elles ne seront plus éblouissantes ici et complétement obscures un peu plus loin ; mais la vitesse de leur lumière changera avec la distance, et si deux de ces astres sont très-diversement éloignés de la terre, leurs rayons nous arriveront avec des vitesses dissemblables. N’est-ce donc pas contre le système de l’émission une objection formidable que cette parfaite égalité de vitesse, dont toutes les observations font foi.

Il existe un moyen très-simple d’altérer notablement, sinon la vitesse absolue d’un rayon, au moins sa vitesse relative ; c’est de l’observer pendant sa course annuelle, quand la terre se dirige soit vers l’astre d’où ce rayon émane, soit vers la région diamétralement opposée. Dans le premier cas, c’est comme si la vitesse du rayon se trouvait accrue de toute celle de notre globe ; dans le second, le changement a numériquement la même valeur, mais la vitesse primitive est diminuée. Or, personne n’ignore que la vitesse de translation de la terre est comparable à celle de la lumière, qu’elle en est la dix-millième partie. Observer d’abord une étoile vers laquelle la terre marche et ensuite une étoile que la terre fuit, c’est avoir opéré sur des rayons dont les vitesses diffèrent entre elles de un cinq-millième. De tels rayons doivent être inégalement réfractés. La théorie de l’émission fournit les moyens de dire en nombres à combien l’inégalité s’élèvera et l’on peut voir ainsi qu’elle est fort supérieure aux petites erreurs des observations. Eh bien, des mesures précises ont complètement démenti le calcul : les rayons émanés de toutes les étoiles, dans quelque région qu’elles soient situées, éprouvent précisément la même réfraction.

Le désaccord entre la théorie et l’expérience ne pouvait pas être plus manifeste, et dès ce moment le système de l’émission semblait renversé de fond en comble ; on est cependant parvenu à ajourner cet arrêt définitif à l’aide d’une supposition dont je pourrai rendre compte en deux mots, car elle consiste à admettre que les corps incandescents lancent des rayons avec toutes sortes de vitesses, mais qu’une vitesse spéciale et déterminée est nécessaire pour qu’ils soient de la lumière. Si un dix-millième d’augmentation ou de diminution dans leur vitesse enlève aux rayons leurs propriétés lumineuses, l’égalité de déviation observée est la conséquence nécessaire de cette supposition, car dans la multitude des molécules qui viendront le frapper, l’œil, qu’il s’éloigne d’une étoile ou qu’il marche à sa rencontre, apercevra en toute occasion celles de ces molécules dont la vitesse relative sera la même ; mais cette hypothèse, on ne saurait en disconvenir, enlèverait au système de l’émission la grande simplicité qui faisait son principal mérite. Les entre-chocs des molécules, sur lesquels Euler a tant insisté, deviendraient alors la conséquence inévitable de leur inégalité de vitesse, et amèneraient dans la propagation des rayons un trouble qu’aucune observation n’a fait ressortir.

La lumière exerce une action frappante sur certains corps ; elle change promptement leur couleur. Le nitrate d’argent, vulgairement connu sous le nom de pierre infernale, possède, par exemple, cette propriété à un très-haut degré ; il suffit de l’exposer durant quelques secondes à la lumière diffuse d’un jour nébuleux, pour qu’il perde sa blancheur primitive et devienne d’un noir bleuâtre. Dans la lumière solaire, le changement est presque instantané. Les chimistes ont cru voir dans cette décoloration un phénomène analogue à ceux qu’ils produisent journellement. Suivant eux, la lumière serait un véritable réactif, qui, en s’ajoutant aux principes constituants du composé sur lequel elle agit, en modifierait quelquefois les propriétés primitives. Quelquefois aussi la matière lumineuse déterminerait seulement par son action le dégagement d’un ou de plusieurs éléments des corps qu’elle irait frapper.

Ces explications, quoique basées sur des analogies spécieuses, ne paraissent pas pouvoir être admises depuis qu’il est constaté que, en interférant, les rayons lumineux perdent aussi des propriétés chimiques dont ils étaient doués. Comment concevoir, en effet que la matière de deux rayons puisse se combiner avec une substance donnée, si chaque rayon va la frapper isolément, et qu’aucune combinaison, au contraire, n’ait lieu, quand ces mêmes rayons frappent simultanément, après avoir parcouru, car cette condition est nécessaire, des routes différant les unes des autres de quantités comprises dans une certaine série régulière de nombres.

En géométrie, pour démontrer l’inexactitude d’une proposition, on la suit dans toutes ses conséquences jusqu’à ce qu’il en ressorte un résultat complètement absurde. Ne faut-il pas ranger dans cette catégorie une action chimique qui naîtrait ou disparaîtrait suivant la longueur du chemin qu’aurait suivi le réactif ?

Les phénomènes naturels se présentent ordinairement à nous sous des formes très-compliquées, et le véritable mérite de l’expérimentateur consiste à les dégager d’une multitude de circonstances accessoires qui ne permettraient pas d’en saisir les lois.

Si, par exemple, on n’avait observé les ombres des corps opaques qu’en plein air, si on n’avait jamais éclairé ces corps avec des points lumineux très-resserrés, personne n’eût deviné combien un phénomène si vulgaire offre de curieux sujets de recherches ; mais placez au milieu d’une chambre noire et dans le faisceau de lumière homogène qui diverge, soit d’un petit trou du volet, soit du foyer d’une lentille de verre, tel corps opaque qu’il vous plaira de choisir, et son ombre se montrera entourée d’une série de stries contiguës, les unes très-lumineuses, les autres complétement obscures. Substituez de la lumière blanche au faisceau homogène, et des stries semblables, vivement irisées, viendront occuper la place des précédentes.

Grimaldi aperçut le premier ces singuliers accidents de lumière, auxquels il donna le nom de diffraction. Newton en fit ensuite l’objet d’une recherche toute spéciale ; il crut y voir des preuves manifestes d’une action attractive et répulsive très-intense, qu’exerceraient les corps sur les rayons qui passent dans leur voisinage. Cette action, en la supposant réelle, ne pourrait s’expliquer qu’en admettant la matérialité de la lumière. Le phénomène de la diffraction méritait donc, par cette seule raison, de fixer au plus haut degré l’attention des physiciens.

Plusieurs, en effet, l’étudièrent, mais par des méthodes très-inexactes ; Fresnel, enfin, donna à ce genre d’observations une perfection inespérée, en montrant qu’il n’est pas nécessaire pour voir les bandes diffractées de les recevoir sur un écran, comme Newton et tous les autres expérimentateurs l’avaient fait jusque-là, qu’elles se forment nettement dans l’espace même où l’on peut les suivre avec toutes les ressources qui résultent de l’emploi du micromètre astronomique armé d’un fort grossissement.

D’après les expériences précises faites par Fresnel à l’aide de ses nouvelles méthodes d’observation, si l’on voulait attribuer encore les effets de la diffraction à des forces attractives et répulsives agissant sur des éléments matériels, il faudrait admettre que ces actions sont totalement indépendantes de la nature et de la densité des corps, car un fil d’araignée et un fil de platine produisent des bandes parfaitement semblables ; les masses n’auraient plus d’influence, puisque le dos et le tranchant d’un rasoir se comportent exactement de même. On se trouverait enfin amené inévitablement à cette conséquence, qu’un corps agit sur les rayons voisins de sa surface avec d’autant moins d’énergie que ces rayons viennent de plus loin, car si, en mettant le point lumineux à un centimètre de distance, la déviation angulaire est 12, elle ne s’élèvera pas tout à fait à 4, dans les circonstances pareilles, à l’égard de la lumière provenant d’une distance décuple.

Ces divers résultats, et surtout le dernier, ne peuvent se concilier avec l’idée d’une attraction. Les expériences de Fresnel anéantissent donc complètement tous les arguments qu’on avait puisés dans les phénomènes de diffraction pour établir que la lumière est une matière.

La branche importante de l’optique qui traite de l’intensité de la lumière réfléchie, transmise et absorbée par les corps ; celle qu’on a désignée sous le nom de photométrie est dans son enfance ; elle ne se compose encore que de résultats isolés dont on pourrait même contester l’exactitude. Les lois générales et mathématiques manquent presque complétement. Quelques essais, faits depuis peu d’années, ont cependant conduit à une règle très-simple, qui, pour toute espèce de milieux diaphanes, lie les angles de la première et de la seconde surface, sous lesquels les réflexions sont égales.

Dans le système de l’émission, ces deux angles n’ont aucune dépendance nécessaire ; le contraire a lieu si les rayons lumineux sont des ondes, et la relation, qu’en partant de cette hypothèse un de nos illustres confrères a déduite de sa savante analyse, est précisément celle que l’expérience avait fournie. Un tel accord entre le calcul et l’observation doit prendre place aujourd’hui parmi les plus forts arguments qu’on puisse produire à l’appui du système des vibrations.

Les interférences des rayons ont occupé une trop grande place dans cette biographie pour que je puisse me dispenser d’indiquer comment elles se rattachent aux deux théories de la lumière ; or, dans la théorie de l’émission, je n’hésite pas à le dire, si on n’admet aucune dépendance entre les mouvements des diverses molécules lumineuses (et j’ignore quelle dépendance on pourrait vouloir établir entre des projectiles isolés), le fait et surtout les lois des interférences semblent complétement inexplicables. J’ajouterai encore qu’aucun des partisans du système de l’émission n’a tenté, dans un écrit public, de lever la difficulté, sans que j’en veuille conclure qu’elle a été dédaignée.

Quant au système des ondes, les interférences s’en déduisent si naturellement, qu’il y a quelque raison d’être étonné que les expérimentateurs les aient signalées les premiers. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer qu’une onde, en se propageant à travers un fluide élastique, communique aux molécules dont il se compose un mouvement oscillatoire en vertu duquel elles se déplacent successivement dans deux sens contraires ; cela posé, il est évident qu’une série d’ondes détruira complétement l’effet d’une série différente si en chaque point du fluide, le mouvement dans un sens, que la première onde produirait isolément, coïncide avec le mouvement en sens opposé qui résulterait de la seule action de la deuxième onde. Les molécules, sollicitées simultanément par des forces égales et diamétralement opposées, restent alors en repos, tandis que, sous l’action d’une onde unique, elles eussent librement oscillé. Le mouvement a détruit le mouvement, or le mouvement, c’est de la lumière.

Je ne pousserai pas plus loin cette énumération, car on peut déjà juger sur combien de points les antagonistes du système de l’émission ont été heureux dans leurs attaques. Les expériences si nombreuses, si variées, si délicates que j’ai citées, ne témoignent pas seulement toute l’importance que la question leur semblait avoir ; il faut les considérer encore comme une éclatante marque de respect envers le grand homme dont le nom s’était pour ainsi dire identifié avec la théorie qu’ils pensaient devoir rejeter. Quant au système des ondes, les Newtoniens ne lui ont pas fait l’honneur de le discuter avec le même détail ; il leur a semblé qu’une seule objection suffirait pour l’anéantir, et cette objection ils l’ont puisée dans la manière dont le son se propage dans l’air. Si la lumière, disent-ils, est une vibration, comme les vibrations sonores, elle se transmettra dans toutes les directions ; de même qu’on entend le tintement d’une cloche éloignée quand on en est séparé par un écran qui la cache aux yeux, de même on devra apercevoir la lumière solaire derrière toute espèce de corps opaque. Tels sont les termes auxquels il faut réduire la difficulté, car l’analogie ne permettrait pas de dire que la lumière doit se répandre derrière les écrans sans perdre de son intensité, puisque le son lui-même, comme tout le monde le sait, n’y pénètre qu’en s’affaiblissant d’une manière sensible. En parlant ainsi de l’impossibilité du passage de la lumière dans l’ombre géométrique d’un corps comme d’une difficulté insurmontable, Newton et ses adhérents ne soupçonnaient certainement pas la réponse qu’elle amènerait ; cette réponse est cependant directe et simple. Vous soutenez que les vibrations lumineuses doivent pénétrer dans l’ombre, eh bien ! elles y pénètrent ; vous dites que dans le système des ondes l’ombre d’un corps opaque ne serait jamais complètement obscure, eh bien ! elle ne l’est jamais ; elle renferme des rayons nombreux qui y donnent lieu à une multitude de curieux phénomènes dont vous pourriez avoir connaissance, car Grimaldi les avait déjà aperçus en partie avant 1633. Fresnel, et c’est là incontestablement l’une de ses plus importantes découvertes, a montré comment et dans quelles circonstances cet éparpillement de lumière s’opère ; il a d’abord fait voir que, dans une onde complète qui se propage librement, les rayons sont seulement sensibles dans les directions qui, prolongées, aboutissent au point lumineux, quoique dans chacune de ses positions successives les diverses parties de l’onde primitive soient réellement elles-mêmes des centres d’ébranlement d’où s’élancent de nouvelles ondes dans toutes les directions possibles ; mais ces ondes obliques, ces ondes secondaires, interfèrent les unes avec les autres, elles se détruisent entièrement ; il ne reste donc que les ondes normales, et ainsi se trouve expliquée dans le système des vibrations la propagation rectiligne de la lumière.

Quand l’onde primitive n’est pas entière, quand elle se trouve brisée ou interceptée par la présence d’un corps opaque, le résultat des interférences, car dans ce cas encore elles jouent un grand rôle, n’est pas aussi simple ; les rayons partant obliquement de toutes les parties de l’onde non interceptées, ne s’anéantissent plus nécessairement. Là ils conspirent avec le rayon normal, et donnent lieu à un vif éclat ; ailleurs, ces mêmes rayons se détruisent mutuellement, et toute lumière a disparu. Dès qu’une onde est brisée, sa propagation s’effectue donc suivant des lois spéciales ; la lumière qu’elle répand sur un écran quelconque n’est plus uniforme, elle doit se composer de stries lumineuses et obscures régulièrement placées. Si le corps opaque intercepteur n’est pas très-large, les ondes obliques qui viennent se croiser dans son ombre, donnent lieu aussi par leurs actions réciproques à des stries analogues mais différemment distribuées.

Je m’aperçois que, sans le vouloir, en suivant les spéculations théoriques de Fresnel, je viens de mentionner les principaux traits de ces curieux phénomènes de diffraction que j’ai déjà cités sous un autre point de vue, auxquels Newton a consacré un livre tout entier de son Traité d’optique. Newton avait cru ne pouvoir en rendre compte, tant ils lui semblaient difficiles à expliquer, qu’en admettant qu’un rayon lumineux ne saurait passer dans le voisinage d’un corps sans y éprouver un mouvement sinueux qu’il comparait à celui d’une anguille. D’après les explications de Fresnel, cette étrange supposition est superflue ; le corps opaque qui semblait la cause première des stries diffractées, n’agit sur les rayons ni par attraction ni par répulsion ; il intercepte seulement une partie de l’onde principale ; il arrête, à raison de sa largeur, un grand nombre de rayons obliques, qui sans cela seraient allés dans certains points de l’espace, se mêler à d’autres rayons, et interférer plus ou moins avec eux.

Dès lors, il n’est plus étonnant que le résultat, comme l’observation l’a prouvé, soit indépendant de la nature et de la masse du corps. Les maxima et minima périodiques de lumière, tant en dehors qu’en dedans de l’ombre, se déduisent d’ailleurs de la théorie de notre confrère avec un degré de précision dont auparavant aucune recherche de physique, peut-être, n’avait offert un si frappant exemple. Aussi, quelque réserve qu’il soit prudent de s’imposer quand on se hasarde à parler des travaux de nos successeurs, j’oserai presque affirmer qu’à l’égard de la diffraction, ils n’ajouteront rien d’essentiel aux découvertes dont Fresnel a enrichi la science.

Les théories ne sont, en général, que des manières plus ou moins heureuses d’enchaîner un certain nombre de faits déjà connus. Mais quand toutes les conséquences nouvelles qu’on en fait ressortir s’accordent avec l’expérience, elles prennent une tout autre importance. Ce genre de succès n’a pas manqué à Fresnel. Ses formules de diffraction renfermaient implicitement un résultat fort étrange qu’il n’avait pas aperçu. Un de nos confrères, je n’aurai pas besoin de décliner son nom, si je dis qu’il s’est placé depuis longtemps parmi les plus grands géomètres de ce siècle, tant par une multitude d’importants travaux d’analyse pure que par les plus heureuses applications au système du monde et à la physique, aperçut d’un coup d’œil la conséquence dont je veux parler ; il montra qu’en admettant les formules de Fresnel, le centre de l’ombre d’un écran opaque et circulaire devait être aussi éclairé que si l’écran n’existait pas. Cette conséquence si paradoxale a été soumise à l’épreuve d’une expérience directe, et l’observation a parfaitement confirmé le calcul.

Dans la longue et difficile discussion que la nature de la lumière a fait naître, et dont je viens de tracer l’histoire, la tâche des physiciens a été à peu près épuisée. Quant à celle des géomètres, elle offre malheureusement encore quelques lacunes. J’oserais donc, si j’en avais le droit, adjurer le grand géomètre à qui l’optique est redevable de l’important résultat dont je viens de faire mention, d’essayer si les formules à moitié empiriques par lesquelles Fresnel a prétendu exprimer les intensités de la lumière réfléchie sous toutes sortes d’angles et pour toute espèce de surfaces, ne se déduiraient pas aussi des équations générales du mouvement des fluides élastiques. Il reste surtout à expliquer comment les diverses ondulations peuvent subir des déviations inégales à la surface de séparation des corps diaphanes.


PHARES.


Dans une Académie des sciences, si elle apprécie convenablement son mandat, l’auteur d’une découverte n’est jamais exposé à cette question décourageante qu’on lui adresse si souvent dans le monde : à quoi bon ? Là, chacun comprend que la vie animale ne doit pas être la seule occupation de l’homme ; que la culture de son intelligence, qu’une étude attentive de cette variété infinie d’êtres animés et de matières inertes dont il est entouré, forment la plus belle partie de sa destinée.

Et d’ailleurs, lors même qu’on ne voudrait voir dans les sciences que des moyens de faciliter la reproduction des substances alimentaires ; de tisser avec plus ou moins d’économie et de perfection les diverses étoffes qui servent à nous vêtir ; de construire avec élégance et solidité ces habitations commodes dans lesquelles nous échappons aux vicissitudes atmosphériques ; d’arracher aux entrailles de la terre tant de métaux et de matières combustibles dont les arts ne sauraient se passer ; d’anéantir cent obstacles matériels qui s’opposeraient aux communications des habitants d’un même continent, d’un même royaume, d’une même ville ; d’extraire et de préparer les médicaments destinés à combattre les nombreux désordres dont nos organes sont incessamment menacés, la question à quoi bon ? porterait à faux. Les phénomènes naturels ont entre eux des liaisons nombreuses, mais souvent cachées, dont chaque siècle lègue la découverte aux siècles à venir. Au moment où ces liaisons se révèlent, des applications importantes surgissent, comme par enchantement, d’expériences qui jusque-là semblaient devoir éternellement rester dans le domaine des simples spéculations. Un fait, qu’aucune utilité directe n’a encore recommandé à l’attention du public, est peut-être l’échelon sur lequel un homme de génie s’appuiera, soit pour s’élever à ces vérités primordiales qui changent la face des sciences, soit pour créer quelque moteur économique que toutes les industries adopteront ensuite, et dont le moindre mérite ne sera pas de soustraire des millions d’ouvriers aux pénibles travaux qui les assimilaient à des brutes, ruinaient promptement leur santé, et les conduisaient à une mort prématurée. Si, pour fortifier ces réflexions, des exemples paraissaient nécessaires, je n’éprouverais que l’embarras du choix ; mais rien ne m’oblige ici d’entrer dans ces détails, car, à toutes les recherches théoriques déjà signalées, Fresnel a joint lui-même un travail important, d’une application immédiate, qui placera certainement son nom dans un rang distingué parmi ceux des bienfaiteurs de l’humanité. Ce travail, tout le monde le sait, a eu pour objet l’amélioration des phares. Je vais essayer d’en tracer l’analyse, et j’aurai terminé ainsi le tableau que je devais vous présenter de la brillante carrière scientifique de notre confrère.

Les personnes étrangères à l’art nautique sont toujours saisies d’une sorte d’effroi lorsque le navire qui les porte, très-éloigné des continents et des îles, a pour uniques témoins de sa marche les astres et les flots de l’océan. La vue de la côte la plus aride, la plus escarpée, la plus inhospitalière, dissipe comme par enchantement ces craintes indéfinissables qu’un isolement absolu avait inspirées, tandis que, pour le navigateur expérimenté, c’est près de terre seulement que commencent les dangers.

Il est des ports dans lesquels un navigateur prudent n’entre jamais sans pilote ; il en existe où, même avec ce secours, on ne se hasarde pas à pénétrer de nuit. On concevra donc aisément combien il est indispensable, si l’on veut éviter d’irréparables accidents, qu’après le coucher du soleil, des signaux de feu bien visibles avertissent, dans toutes les directions, du voisinage de la terre ; il faut de plus que chaque navire aperçoive le signal d’assez loin pour qu’il puisse trouver dans des évolutions, souvent fort difficiles, les moyens de se maintenir à quelque distance du rivage jusqu’au moment où le jour paraîtra. Il n’est pas moins désirable que les divers feux qu’on allume dans une certaine étendue des côtes ne puissent pas être confondus, et qu’à la première vue de ces signaux hospitaliers, le navigateur qu’un ciel peu favorable a privé pendant quelques jours de tout moyen assuré de diriger sa route, sache, par exemple, en revenant d’Amérique, s’il doit se préparer à pénétrer dans la Gironde, dans la Loire ou dans le port de Brest.

À cause de la rondeur de la terre, la portée d’un phare dépend de sa hauteur. À cet égard, on a toujours obtenu sans difficulté l’amplitude que les besoins de la navigation exigeaient ; c’était une simple question de dépense. Tout le monde sait, par exemple, que le grand édifice dont le fameux architecte Sostrate de Gnide décora, près de trois siècles avant notre ère, l’entrée du port d’Alexandrie, et que la plupart des phares construits par les Romains s’élevaient bien au-dessus des tours modernes les plus célèbres. Mais, sous les rapports optiques, ces phares étaient peu remarquables ; les faibles rayons qui partaient des feux de bois ou de charbon de terre allumés en plein air à leurs sommets ne devaient jamais traverser les épaisses vapeurs qui, dans tous les climats, souillent les basses régions de l’atmosphère.

Naguère encore, quant à la force de la lumière, les phares modernes étaient à peine supérieurs aux anciens. La première amélioration importante qu’ils aient reçue date de la lampe à double courant d’air d’Argant, invention admirable, qui serait beaucoup mieux appréciée si, de même que nos musées renferment les œuvres des siècles de décadence dans un but purement historique, les conservatoires industriels offraient de temps à autre aux regards du public les moyens d’éclairage si ternes, si malpropres, si nauséabonds, qu’on employait il y a cinquante ans, à côté de ces lampes élégantes dont la lumière vive et pure le dispute à celle d’un beau jour d’été.

Quatre ou cinq lampes à double courant d’air réunies donneraient, sans aucun doute, autant de clarté que les larges feux qu’entretenaient les Romains, à si grands frais, sur les tours élevées d’Alexandrie, de Pouzzole, de Ravenne ; mais, en combinant ces lampes avec des miroirs réfléchissants, leurs effets naturels peuvent être prodigieusement agrandis. Les principes de cette dernière invention doivent nous arrêter un instant, car ils nous feront apprécier les travaux de Fresnel à leur juste valeur.

La lumière des corps enflammés se répand uniformément dans toutes les directions. Une portion tombe vers le sol, où elle se perd ; une portion différente s’élève et se dissipe dans l’espace ; le navigateur, dont vous voulez éclairer la route, profite des seuls rayons qui se sont élancés, à peu près horizontalement, de la lampe vers la mer ; tous les rayons, même horizontaux, dirigés du côté de la terre ont été produits en pure perte.

Cette zone de rayons horizontaux forme non-seulement une très-petite partie de la lumière totale ; elle a de plus le grave inconvénient de s’affaiblir beaucoup par divergence, de ne porter au loin qu’une lueur à peine sensible. Détruire cet éparpillement fâcheux, profiter de toute la lumière de la lampe, tel était le double problème qu’on avait à résoudre pour étendre la portée ou l’utilité des phares. Les miroirs métalliques profonds, connus sous le nom de miroirs paraboliques, en ont fourni une solution satisfaisante.

Quand une lampe est placée au foyer d’un tel miroir, tous les rayons qui en émanent sont ramenés, par la réflexion qu’ils éprouvent sur les parois, à une direction commune ; leur divergence primitive est détruite ils forment, en sortant de l’appareil, un cylindre de lumière parallèle à l’axe du miroir. Ce faisceau se transmettrait aux plus grandes distances avec le même éclat si l’atmosphère n’en absorbait pas une partie.

Avant d’aller plus loin, hâtons-nous de le reconnaître, cette solution n’est pas sans inconvénient. On ramène bien ainsi vers l’horizon de la mer une multitude de rayons qui auraient été se perdre sur le sol, vers l’espace ou dans l’intérieur des terres. On anéantit même la divergence primitive de ceux de ces rayons qui naturellement se portaient vers le navigateur ; mais le cylindre de lumière réfléchie n’a plus que la largeur du miroir ; la zone qu’il éclaire a précisément les mêmes dimensions à toute distance, et à moins qu’on n’emploie beaucoup de miroirs pareils diversement orientés, l’horizon contient de nombreux et larges espaces complétement obscurs où le pilote ne reçoit jamais aucun signal. On a vaincu cette grave difficulté en imprimant, à l’aide d’un mécanisme d’horlogerie, un mouvement uniforme de rotation au miroir réfléchissant. Le faisceau lumineux sortant de ce miroir est alors successivement dirigé vers tous les points de l’horizon ; chaque navire aperçoit un instant et voit ensuite disparaître la lumière du phare ; et si dans une grande étendue de côte, de Bayonne à Brest, par exemple, il n’existe pas deux mouvements de rotation de même durée, tous les signaux sont, pour ainsi dire, individualisés. D’après l’intervalle qui s’écoule entre deux apparitions ou deux éclipses successives de la lumière, le navigateur sait toujours quelle position de la côte est en vue ; il ne se trouve plus exposé à prendre pour un phare telle planète, telle étoile de première grandeur voisine de son lever ou de son coucher, ou bien ces feux accidentels allumés sur la côte par des pêcheurs, des bûcherons ou des charbonniers ; méprises fatales qui souvent ont été la cause des plus déplorables naufrages.

Une lentille diaphane ramène au parallélisme tous les rayons lumineux qui la traversent, quel que soit leur degré primitif de divergence, pourvu que ces rayons partent d’un point convenablement situé qu’on appelle le foyer. Des lentilles de verre peuvent donc être substituées aux miroirs, et en effet, un phare lenticulaire avait été exécute depuis longtemps en Angleterre, dans l’idée, au premier aspect très-plausible, qu’il serait beaucoup plus brillant que les phares à réflecteurs. L’expérience, toutefois, était venue démentir ces prévisions ; les miroirs, malgré l’énorme perte de rayons qui se faisait à leur surface dans l’acte de la réflexion, portaient à l’horizon des feux plus intenses ; les lentilles furent donc abandonnées.

Les auteurs inconnus de cette tentative avortée avaient marché au hasard. En s’occupant du même problème, Fresnel, avec sa pénétration habituelle, aperçut du premier coup d’œil où gisait la difficulté. Il vit que des phares lenticulaires ne deviendraient supérieurs aux phares à réflecteurs qu’en augmentant considérablement l’intensité de la flamme éclairante, qu’en donnant aux lentilles d’énormes dimensions qui semblaient dépasser tout ce qu’on pouvait attendre d’une fabrication ordinaire. Il reconnut encore que ces lentilles devraient avoir un très-court foyer ; qu’en les exécutant suivant les formes habituelles, elles auraient une grande épaisseur et peu de diaphanéité, que leur poids serait considérable, qu’il fatiguerait beaucoup les rouages destinés à faire tourner tout le système, et qu’il en amènerait promptement la destruction.

On évite cette épaisseur excessive des lentilles ordinaires, leur énorme poids et le manque de diaphanéité qui en seraient les conséquences, en les remplaçant par des lentilles d’une forme particulière, que Buffon avait imaginées pour un tout autre objet, et qu’il appelait des lentilles à échelons. Il est possible aujourd’hui de construire les plus grandes lentilles de cette espèce, quoiqu’on ne sache pas encore fabriquer d’épaisses masses de verre exemptes de défauts. Il suffit de les composer d’un certain nombre de petites pièces distinctes, comme Condorcet l’avait proposé.

Je pourrais affirmer ici qu’au moment où l’idée des lentilles à échelons se présenta à l’esprit de Fresnel, il n’avait jamais eu connaissance des projets antérieurs de Buffon et de Condorcet ; mais des réclamations de cette nature n’intéressent que l’amour-propre de l’auteur : elles n’ont point de valeur pour le public. À ses yeux, il n’y a, je dirai plus, il ne doit y avoir qu’un seul inventeur : celui qui le premier a fait connaître la découverte. Après une aussi large concession, il me sera du moins permis de remarquer qu’en 1820 il n’existait pas encore une seule lentille à échelons dans les cabinets de physique ; que d’ailleurs, jusque-là, on les avait envisagées seulement comme des moyens de produire de grands effets calorifiques ; que c’est Fresnel qui a créé des méthodes pour les construire avec exactitude et économie ; que c’est lui enfin, et lui tout seul, qui a songé à les appliquer aux phares. Toutefois, cette application, je l’ai déjà indiqué, n’aurait conduit à aucun résultat utile, si on ne l’eût pas combinée avec des modifications convenables de la lampe, si la puissance de la flamme éclairante n’avait pas été considérablement augmentée. Cette importante partie du système exigeait des études spéciales, des expériences nombreuses et assez délicates. Fresnel et un de ses amis (Arago) s’y livrèrent avec ardeur, et leur commun travail conduisit à une lampe à plusieurs mèches concentriques dont l’éclat égalait 25 fois celui des meilleures lampes à double courant d’air.

Dans les phares à lentilles de verre, imaginés par Fresnel, chaque lentille envoie successivement vers tous les points de l’horizon une lumière équivalente à celle de 3,000 à 4,000 lampes à double courant d’air réunies ; c’est 8 fois ce que produisent les beaux réflecteurs paraboliques argentés dont nos voisins font usage ; c’est aussi l’éclat qu’on obtiendrait en rassemblant le tiers de la quantité totale des lampes à gaz qui tous les soirs éclairent les rues, les magasins et les théâtres de Paris. Un tel résultat ne paraîtra pas sans importance si l’on veut bien remarquer que c’est avec une seule lampe qu’on l’obtient. En voyant d’aussi puissants effets, l’administration s’empressa d’autoriser Fresnel à faire construire un de ses appareils, et elle désigna la tour élevée de Cordouan, à l’embouchure de la Gironde, comme le point où il serait installé. Le nouveau phare était déjà construit dès le mois de juillet 1823.

Le phare de Fresnel a déjà eu pour juges, durant sept années consécutives, cette multitude de marins de tous les pays qui fréquentent le golfe de Gascogne. Il a été aussi étudié soigneusement sur place par de très-habiles ingénieurs, venus tout exprès du nord de l’Écosse avec une mission spéciale du gouvernement anglais. Je serai ici l’interprète des uns et des autres en affirmant que la France, où déjà l’importante invention des feux tournants avait pris naissance, possède maintenant, grâce aux travaux de notre savant confrère, les plus beaux phares de l’univers. Il est toujours glorieux de marcher à la tête des sciences ; mais on éprouve surtout une vive satisfaction à réclamer le premier rang pour son pays, quand il s’agit d’une de ces applications heureuses auxquelles toutes les nations sont appelées à prendre une part égale, et dont l’humanité n’aura jamais à gémir.

Il existe déjà aujourd’hui sur l’Océan et la Méditerranée douze phares plus ou moins puissants, construits d’après les principes de Fresnel. Pour compléter le système général d’éclairage de nos côtes, trente nouveaux phares paraissent encore nécessaires. Tout fait espérer que ces importants travaux seront exécutés promptement, et qu’on s’écartera le moins possible de l’heureuse direction imprimée à ce service par notre confrère. La routine et les préjugés seraient ici sans pouvoir, puisque les intéressés, les véritables juges, les marins de toutes les nations, ont unanimement proclamé la supériorité du nouveau système. On ne saurait alléguer des motifs d’économie ; car, à égalité d’effet, les phares lenticulaires n’exigent pas autant d’huile que les anciens, sont d’un entretien beaucoup moins dispendieux, et ils procureront en définitive à l’État une économie annuelle d’environ un demi-million. Cette belle invention devait donc prospérer, à moins qu’après la mort de Fresnel elle ne tombât dans les mains d’un de ces étranges personnages qui se croient propres à tous les emplois, quoique sous les divers régimes ils n’aient eu d’autres cabinets d’étude que les antichambres des ministres. Les candidatures, si je suis bien informé, ne manquèrent pas ; mais heureusement, cette fois, l’intrigue succomba devant le mérite, et la haute surveillance des phares fut confiée au frère cadet de Fresnel, comme lui, ancien élève très-distingué de l’École polytechnique, comme lui, ingénieur des ponts et chaussées, habile, zélé, consciencieux. Sous son inspection, la construction et le placement des grandes lentilles à échelons ont déjà reçu des améliorations importantes, et le public n’aura pas à craindre que quelque négligence prive ces beaux appareils d’une partie de leur puissance. Ce ne sont pas les héritages de gloire qu’on laisse jamais dépérir !


VIE ET CARACTÈRE DE FRESNEL. — SA MORT.


Les nombreuses découvertes dont je viens de présenter l’analyse ont été faites dans le court intervalle de 1815 à 1826, sans que les travaux confiés à Fresnel, soit comme ingénieur du pavé de Paris, soit comme secrétaire de la Commission des phares, en aient jamais souffert ; mais aussi notre confrère s’était entièrement soustrait à toutes ces occasions de désœuvrement dont Paris, plus qu’une autre ville, abonde, et que ceux qui s’y livrent sans réserve appellent des devoirs de société, afin d’apaiser leur conscience et de s’expliquer à eux-mêmes comment leur temps est si mal employé. Une vie de cabinet, une vie tout intellectuelle convenait au reste très-peu à la frêle constitution de Fresnel. Cependant les soins empressés que sa respectable famille lui prodiguait ; ce contentement intérieur de l’homme de bien, dont personne ne méritait de jouir à plus juste titre, et qui réagit si puissamment sur la santé ; son extrême sobriété, enfin, faisaient espérer qu’il serait longtemps conservé aux sciences. Les émoluments des deux positions occupées par Fresnel, ceux d’ingénieur et d’académicien, auraient amplement suffi à ses modestes désirs, si le besoin des recherches scientifiques n’avait pas été chez lui une seconde nature ; la construction et l’achat des instruments délicats sans lesquels, aujourd’hui, on ne saurait en physique rien produire d’exact, absorbait tous les ans une partie de son patrimoine. Il songea donc à se créer de nouvelles ressources. La place, si médiocrement rétribuée, d’examinateur temporaire des élèves de l’École polytechnique se présenta, Fresnel l’obtint ; mais ses amis ne tardèrent pas à reconnaître qu’il avait trop présumé de ses forces, que l’ardeur avec laquelle il remplissait ses nouvelles fonctions, que les inquiétudes vraiment exagérées dont il était saisi quand il fallait classer les élèves par ordre de mérite, altéraient gravement une santé déjà si chancelante ; et toutefois comment conseiller un désistement d’où serait inévitablement résulté l’abandon d’une multitude de glorieux travaux ? Sur ces entrefaites, l’une des plus belles places scientifiques, parmi toutes celles dont le gouvernement dispose, la place d’examinateur des élèves de la marine vint à vaquer. Cette place n’exige qu’un travail modéré. Le voyage annuel qu’elle nécessite était, aux yeux des médecins, une raison de plus pour désirer que Fresnel l’obtint. Il se détermina donc à se mettre sur les rangs ; car alors tout le monde croyait qu’il n’y avait aucune inconvenance à demander un emploi auquel de longues études vous rendaient propre et qu’on aurait rempli avec conscience. Les gens de lettres s’imaginaient qu’en s’imposant les plus pénibles travaux, ils pourraient sans crime aspirer à jouir, dans leur vieillesse, de cette indépendance que le moindre artisan de Paris est sûr d’obtenir un jour, pour peu qu’il soit laborieux et rangé. Personne encore n’avait soutenu qu’en toute chose il n’y eût pas convenance et profit à nommer le plus digne. La gloire que les Lagrange, les Laplace, les Legendre répandaient sur le Bureau des Longitudes et sur l’Académie, semblait pouvoir se concilier avec les éminents services que, à d’autres titres, ces illustres géomètres rendaient à l’École polytechnique. Dans les cours publics, les élèves demandaient à leurs professeurs d’être zélés, lucides, méthodiques ; mais on ne leur conseillait pas encore de s’enquérir si d’autres auditeurs, dans un établissement différent, avaient déjà reçu des leçons de la même bouche. Les sciences, enfin, ne paraissaient pas un vain luxe, et l’on pensait que Papin inventant la machine à vapeur ; que Pascal signalant la presse hydraulique ; que Lebon imaginant l’éclairage au gaz ; que Berthollet créant le blanchiment au chlore ; que Leblanc enseignant à tirer du sel marin, la soude qu’anciennement il fallait aller demander à l’étranger au prix de tant de trésors, avaient noblement payé à la société la dette de la science.

Si l’on devait en croire quelques personnes dont il me semblerait plus aisé de louer les intentions que les lumières, je viendrais d’énumérer une longue série de préjugés et j’aurais ici à excuser l’auteur de tant de belles découvertes, le créateur d’un nouveau système de phares, le savant dont les navigateurs béniront éternellement le nom, d’avoir désiré (je ne reculerai pas devant l’expression usitée) d’avoir désiré, par le cumul de deux places, se procurer un revenu annuel et viager de douze mille francs, dont la plus grande partie eut été certainement consacrée à de nouvelles recherches. L’apologie de notre confrère, je ne crois pas me faire illusion, serait une tâche facile ; mais je puis l’omettre : Fresnel n’obtint point l’emploi qu’il sollicitait, et cela par des motifs que je laisserais volontiers dans l’oubli, s’ils ne me donnaient l’occasion de montrer que les gens de lettres dont récemment on a essayé de flétrir le caractère, en les représentant comme des harpies courant sans règle et sans mesure à la curée du budget, savent aussi renoncer noblement aux plus beaux emplois, à ceux-là même qu’ils pourraient réclamer comme une dette sacrée, aussitôt que leur dignité y est intéressée.

J’ai déjà dit combien les fonctions d’examinateur à l’École polytechnique compromettaient la santé de Fresnel ; combien il devait désirer que sa demande d’une place moins pénible fût accueillie. L’incontestable supériorité de ses titres scientifiques, le désistement de tous ses compétiteurs, les démarches d’un de nos honorables confrères, l’un des plus grands géomètres de ce siècle, enfin les pressantes démarches de M. Becquey qui, en toute occasion, traita Fresnel avec la bienveillance d’un père, avaient aplani divers obstacles. Le ministre de qui la place dépendait, s’était, dans sa jeunesse, occupé de l’étude des sciences d’une manière distinguée et il en avait conservé le goût ; il désira voir notre confrère, et dès ce moment sa nomination nous parut assurée ; car les manières réservées de Fresnel, la douceur de ses traits, la modestie sans apprêt de son langage, lui conciliaient sur-le-champ la bienveillance de ceux-là même qui ne connaissaient pas ses travaux ; mais, hélas ! à la suite des discordes civiles, à combien de mécomptes n’est-on pas exposé, quand on veut juger de ce qui sera par ce qui devrait être ! Combien de petites circonstances, d’intérêts mesquins, d’éléments hétérogènes, viennent alors se mêler aux affaires les plus simples, et prévaloir sur des droits incontestables ? Pour ma part, je ne saurais dire à quelle occasion le ministre s’adressant au volontaire royal de la Drôme, posa la question suivante, en l’avertissant sans détour, que de la réponse qu’il ferait dépendait sa nomination : « Monsieur, êtes-vous véritablement des nôtres ? — Si j’ai bien compris, Monseigneur, je répondrai qu’il n’existe personne qui soit plus dévoué que moi à l’auguste famille de nos rois et aux sages institutions dont la France lui est redevable. — Tout cela, Monsieur, est trop vague ; nous nous entendrons mieux avec des noms propres. À côté de quels membres de la Chambre siégeriez-vous, si vous deveniez député ? — Monseigneur, répondit Fresnel sans hésiter, à la place de Camille Jordan, si j’en étais digne. — Grand merci de votre franchise, répliqua le ministre. » Et le lendemain un inconnu fut nommé examinateur de la marine. Fresnel reçut cet échec sans proférer une plainte. Dans son esprit, la question personnelle s’était entièrement effacée à côté de la peine qu’il éprouvait, en voyant, après trente années de débats et de troubles, les passions politiques encore si peu amorties. Lorsqu’un ministre dont les qualités privées auraient droit aux hommages des gens de bien de tous les partis, se croyait obligé de demander à un examinateur en matière de science, non des preuves d’incorruptibilité, de zèle et de savoir, mais l’assurance que s’il lui arrivait par hasard de devenir un jour député, il n’aurait pas l’intention d’aller s’asseoir à côté de Camille Jordan, un bon citoyen pouvait craindre que notre avenir ne fût pas exempt d’orages.

Le corps enseignant de l’École polytechnique, sous tous les régimes, a peu souffert de ces influences politiques. Là l’examinateur et le professeur doivent journellement payer de leurs personnes ; là, sous les yeux d’une pépinière d’auditeurs habiles, et quelque peu enclins à la malice, des épures inexactes, de faux calculs, de mauvaises expériences de chimie et de physique, chercheraient vainement un refuge sous le manteau des opinions du jour. Fresnel pouvait donc espérer que malgré sa récente profession de foi, on ne lui retirerait pas la place d’examinateur temporaire. Cette place, d’ailleurs, est extrêmement pénible, et, l’expérience l’a suffisamment montré, ce sont les sinécures surtout qu’on poursuit avec ardeur. Fresnel reprit donc ses anciennes fonctions ; mais à la suite des examens de 1824, une attaque d’hémoptysie vint le condamner à la retraite et vivement alarmer ses amis. À partir de ce moment, notre malheureux confrère fut obligé d’abandonner toute recherche scientifique qui demandait de l’assiduité, et de consacrer au service des phares le peu de moments de relâche que sa maladie lui laissait. Les soins les plus tendres, les plus empressés, devinrent bientôt impuissants contre les rapides progrès du mal. On résolut alors d’essayer les effets de l’air de la campagne. Ce projet de déplacement était, hélas ! un indice trop évident du découragement qu’éprouvait le médecin habile auquel Fresnel avait donné sa confiance. Cependant, pour ne point affliger sa famille, notre malheureux confrère eut la condescendance de paraître espérer encore, et au commencement de juin 1827, on le transporta à Ville-d’Avray. Là, il vit approcher la mort avec le calme et la résignation d’un homme dont toute la conduite a été sans reproche. Un jeune ingénieur très-distingué, M. Duleau, trouva dans la vive amitié qui l’unissait à notre confrère, la force de s’associer aux tristes soins dont il était l’objet : il alla aussi s’établir à Ville-d’Avray. C’est M. Duleau qui nous apprit le premier combien peu Fresnel se faisait illusion sur son état. « J’eusse désiré, s’écriait-il quelquefois, quand la présence d’une mère et d’un frère qu’agitaient de si poignantes inquiétudes ne lui commandait pas une réserve que sa tendresse n’enfreignit jamais ; j’eusse désiré vivre plus longtemps, car je sens qu’il y a dans l’inépuisable carrière des sciences, un grand nombre de questions d’utilité publique dont peut-être j’aurais eu le bonheur de trouver la solution. » Fresnel habitait déjà la campagne lorsque la Société royale de Londres me chargea de lui présenter la médaille de Rumford. Ses forces, alors presque épuisées, lui permirent à peine de jeter un coup d’œil sur ce signe, si rarement accordé, de l’estime de l’illustre Société. Toutes ses pensées s’étaient tournées vers sa fin prochaine, tout l’y ramenait : « Je vous remercie, me dit-il d’une voix éteinte, d’avoir accepté cette mission ; je devine combien elle a dù vous coûter, car vous avez ressenti, n’est-ce pas, que la plus belle couronne est peu de chose, quand il faut la déposer sur la tombe d’un ami ? »

Hélas ! ces douloureux pressentiments ne tardèrent pas à s’accomplir. Huit jours encore s’étaient à peine écoulés, et la patrie perdait l’un de ses plus vertueux citoyens, l’Académie l’un de ses membres les plus illustres, le monde savant un homme de génie.

En apprenant la mort prématurée de Côtes, jeune géomètre dont les premiers travaux faisaient concevoir de grandes espérances, Newton prononça ces mots, si simples, si expressifs, que l’histoire des sciences a recueillis « Si Côtes eût vécu, nous saurions quelque chose. » Dans la bouche de Newton ce court éloge pouvait se passer de commentaire ; il appartient au génie de dicter de tels arrêts ; on l’en croira toujours sur parole. Quant à moi, Messieurs, dépourvu de toute autorité, j’ai dû me traîner péniblement sur de bien minutieux détails, car j’avais non à dire, mais à prouver, que nous savons quelque chose, quoique Fresnel ait peu vécu.




  1. Œuvre posthume.