Frida/I

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E. Richardin, Per Lamm et Cie (Collection "La Voie Merveilleuse"p. 9-24).
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I


C’était, autant qu’il m’en souvienne, en décembre, un après-midi de dimanche ; car du fond de notre salle à manger, j’entendais les sonneries des vêpres tinter à l’église voisine. On m’avait laissé à la maison sous la garde de Céline, ma bonne. Depuis que j’avais perdu ma mère, trois ans auparavant, mon père s’absentait fréquemment. Il aimait le monde et s’ennuyait chez lui.

Cette fois, son absence devait durer huit jours ; il avait pris un congé pour aller à Paris — à « l’Administration » comme on disait couramment chez nous. — Il était fonctionnaire et sollicitait son avancement. Nous restions donc, Céline et moi, les maîtres du logis et nous occupions nos loisirs du mieux que nous pouvions. J’avais installé sur la table, non loin du poêle, un petit théâtre en cartonnage et, prenant, l’une après l’autre, les marionnettes accrochées à un fil de fer, je me jouais à moi-même de très émouvantes comédies. Quant à ma bonne, bien que ce fût jour férié, sans souci des défenses de l’Église, elle avait posé sur deux dossiers de chaises une planche capitonnée de flanelle et, très affairée, elle repassait des chemises et des collerettes.

Céline devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Elle était bien prise dans sa petite taille, très vive, le nez au vent, la bouche rieuse, les yeux très caressants, d’un bleu de pervenche. Je la trouvais fort jolie avec ses cheveux châtains aux bandeaux bouffants et son bonnet de linge posé très en arrière sur un épais chignon. Encore qu’elle eût la main leste et qu’elle me bourrât parfois, je l’avais en affection parce que sa mémoire était abondamment approvisionnée d’histoires de fées et de fantômes, et parce qu’elle m’amusait le soir, avec les contes et les chansons de son village.

J’étais alors un bambin à l’imagination précocement éveillée et à l’âme crédule. Bien que je touchasse à ma neuvième année, on ne m’avait pas envoyé au collège. Un professeur, nommé M. Berloquin, homme grave et pieux, à la tournure de sacristain, à la face de bouledogue, venait chaque jour pendant deux heures m’enseigner le français, les déclinaisons et conjugaisons latines, l’histoire sainte et les quatre règles. Peu surveillé, quand j’avais griffonné mes devoirs, j’étais absolument maître de mon temps et je l’employais à dévorer les livres laissés à ma disposition : le Magasin des Fées, les Mille et une Nuits, et des romans de chevalerie. N’ayant pas de camarades de mon âge, je vivais le plus souvent face à face avec moi-même, mais je peuplais ma solitude avec les aventures chimériques que me suggéraient mes lectures. Deux ou trois fois on m’avait conduit au théâtre de ma petite ville, les jours où on y représentait des féeries ; le jeu merveilleux des acteurs m’avait enthousiasmé et j’en étais revenu avec un goût très vif pour l’art dramatique. Mon théâtre de carton, avec ses modestes décors, ses marionnettes, vêtues de paillon, tenait une large place dans ma vie. J’y mettais en action les romanesques histoires de mes livres et aussi les contes paysans que me débitait Céline.

C’était cette occupation absorbante qui me faisait trouver trop courtes les heures oisives du dimanche. Le poêle ronronnait discrètement dans un angle de la salle lambrissée de panneaux peints en gris ; en face, sur une vieille bergère, notre chatte nommée Zinga (on n’a jamais su pourquoi) dormait pelotonnée en rond. Tout en maniant les fils de mes personnages, j’entendais comme en rêve le glissement du fer sur la planche à repasser, tandis qu’une vague odeur de roussi s’exhalait dans la salle attiédie. Au dehors, des pas de gens pressés résonnaient de loin en loin sur le pavé de notre rue peu fréquentée. La brève journée de décembre s’achevait déjà dans une brume crépusculaire, quand soudain un de ces passants hâtifs s’arrêta devant notre fenêtre, que Céline s’était obstinée à laisser entre-bâillée, sous le prétexte de cette odeur de roussi dont j’ai parlé plus haut. Et comme je n’y voyais plus assez pour manœuvrer mes marionnettes, je relevai la tête. Quelle ne fut pas ma surprise, en m’apercevant que ma bonne avait quitté son repassage et, accoudée à l’appui de la croisée, maintenant grande ouverte, s’entretenait à voix basse avec un inconnu dont je ne distinguais que la vague silhouette barbue, se détachant en noir dans la clarté très atténuée du jour finissant ?

Je n’entendais pas un seul mot de ce qu’ils se disaient, mais ce mystérieux colloque entre chien et loup, avec un étranger, me jetait dans l’esprit une sourde inquiétude. Je n’étais pas très brave et l’obscurité qui peu à peu emplissait notre salle à manger n’aidait pas à me rassurer. Mon imagination travaillait. L’apparition insolite de cet homme barbu me suggérait des idées de voleurs s’introduisant par ruse dans un logis dont le maître est absent. Je me remémorais de semblables histoires lues dans un volume intitulé : les Brigands célèbres, et une chair de poule me courait subitement le long du dos. La conversation entre Céline et l’étranger semblait fort animée. Il pressait ma bonne de questions auxquelles celle-ci ne répondait que par de faibles hochements de tête et des exclamations étouffées. Sans doute il insistait pour pénétrer chez nous. Je grillais de savoir ce qu’ils pouvaient bien se dire et cependant je n’osais bouger. Je retenais ma respiration, je me faisais tout petit pour me dissimuler derrière mon théâtre de carton. Brusquement, la fenêtre se referma et je hasardai un regard. Céline était revenue près de la table ronde et s’occupait à allumer la lampe. La blonde et calme lumière répandue dans la salle dissipa mes craintes. Je repris un peu d’aplomb et demandai d’un ton soupçonneux :

— Avec qui causais-tu donc à la croisée ?

— Ah ! murmura Céline d’un ton indifférent, c’était le garçon charbonnier…

Elle rangeait ses fers en chantonnant une des nombreuses romances de son répertoire, enlevait la planchette et les chemisettes repassées, remettait les chaises en place. Quand tout fut en ordre, elle se rapprocha de la table, s’assit près de moi, les coudes appuyés sur la toile cirée, et commença de sa voix la plus aimable :

— Tu sais, petiot, que c’est demain la Saint-Nicolas ?

— Oui, répondis-je en soupirant, mais ça m’est égal. Il n’y aura pas de Saint-Nicolas pour moi… Papa est parti, et je ne trouverai rien dans mes souliers.

— Ça t’ennuie, hein ! d’être toujours seul à la maison, même les jours de fête ?…

— Dame ! fis-je, ça n’est pas drôle… Heureusement tu es là, toi, Céline, et nous nous tiendrons compagnie.

Elle m’appliqua deux baisers sur les joues et ajouta, très insinuante :

— N’aie pas le cœur gros, va… Puisqu’on t’a laissé, nous nous amuserons nous deux et, si tu es gentil, je te ménagerai une surprise pour ta Saint-Nicolas.

— Une surprise ! m’écriai-je avec l’eau à la bouche, laquelle ? Dis vite !…

— Écoute… D’abord, tu vas me promettre de n’en point parler à ton père quand il reviendra de Paris…

— C’est promis… Voyons la surprise, Céline !

— Eh bien ! je t’emmènerai souper et coucher ce soir dans un château…

— Un château ! me récriai-je, incrédule, tu connais des gens qui ont un château ?

— Pourquoi donc pas ? répliqua ma bonne en se redressant, oui, j’ai des amis chez lesquels je te conduirai et où nous serons bien reçus… Dépêche !… Mets ton manteau et tes moufles, je vais quérir ton paquet de nuit et barricader tout… Nous nous en irons par la porte du jardin… Mais surtout, pas un mot à ton père !…

Quand je fus prêt, elle reparut, encapuchonnée dans un gros châle, verrouilla portes et fenêtres, puis tous deux, sans bruit, nous nous glissâmes dans le jardin et en un clin d’œil nous fûmes dehors.