Frida/II

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E. Richardin, Per Lamm et Cie (Collection "La Voie Merveilleuse"p. 25-42).
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II


Il faisait tout à fait nuit ; les rues obscures, où montait un léger brouillard, étaient quasi désertes. De rares réverbères clignotants les éclairaient à peine. N’ayant pas l’habitude de sortir si tard, cette marche à travers l’obscurité me plaisait médiocrement. Je serrais en frissonnant la main de ma bonne et lui demandais d’une voix peu assurée :

— Chez qui allons-nous, Céline ?

— Je te l’ai déjà dit : chez des amis qui demeurent dans un château.

La perspective de ce château flattait ma vanité, car j’étais un petit snob sans le savoir, et agréait à mon amour pour les choses étranges ou merveilleuses. Il se passait en moi un double phénomène : ce qu’il y avait d’aventureux dans notre expédition piquait ma curiosité, mais en même temps la marche dans le noir et le mystère des réponses de Céline inquiétaient mon âme peureuse. Je m’aperçus bientôt que nous gravissions une rampe assez raide et je compris que nous nous acheminions vers la ville haute. Or, dans mon idée, ce quartier solitaire où l’herbe poussait entre les pavés et où de vieilles gens habitaient d’antiques maisons maussades m’avait toujours semblé hanté par d’équivoques personnages sentant un peu le fagot. Ces particularités faisaient fermenter mon imagination. Les contes de sorciers et de revenants que me débitait Céline me trottaient dans la tête.

J’étais pris d’une crainte vague, en longeant les logis hermétiquement clos et en voyant au-dessus des toits monter la silhouette renfrognée de l’église Saint-Étienne. Ce fut bien pis quand nous nous engageâmes dans une ruelle uniquement bordée par des murs de jardin, d’où surgissaient des branches, pareilles à des bras tendus pour nous agripper au passage. La ruelle était tortueuse, pleine d’alarmantes encoignures où je croyais voir des spectres remuer dans l’ombre.

— Céline, murmurais-je épeuré, n’arriverons-nous pas bientôt ?

— Patience donc, petit, répliquait-elle, agacée, nous serons rendus dans un quart d’heure.

Elle m’entraînait d’une main plus nerveuse et je finissais par me méfier de Céline elle-même. Je me pensais tout bas qu’elle parlait trop bien des fées et des nécromanciens pour n’avoir pas eu de secrètes accointances avec eux et qu’elle m’emmenait peut-être dans un de ces châteaux enchantés dont elle m’avait tant de fois décrit les fantastiques avenues, gardées par des géants et des dragons. Je n’osais plus l’interroger, tant la peur me coupait la respiration. J’avais beau me répéter avec mon professeur, M. Berloquin, que toutes ces choses n’existaient pas en réalité, que les sorciers étaient des farceurs et les récits de châteaux enchantés, des contes à dormir debout. Cela ne me tranquillisait pas. Je regardais M. Berloquin comme un cerveau borné et, au fond, je lui en voulais de chercher à détruire mes chimères.

Nous quittâmes enfin l’interminable ruelle. Nous nous remîmes à gravir une côte que le voisinage de grands arbres plongeait dans une obscurité formidable, puis nous nous trouvâmes en pleins champs. Un plateau onduleux de friches vaporeuses et de vignes dont les sarments noueux rampaient tout noirs sur la terre gelée, s’étendait autour de nous, borné seulement par de lointaines lisières de bois. Et je ne sais si, à l’aspect de cet espace dépeuplé, absolument désert, je ne regrettai pas les murs protecteurs de la ruelle tortueuse, pleine de nuit, mais où au moins le voisinage des maisons me donnait un reste de sécurité. Sous l’indécise clarté des étoiles, les moindres objets prenaient des attitudes tragiques. Sur les murgers, les ronces agitées par la bise semblaient grouiller comme d’énormes hérissons ; les buissons d’aubépine épars çà et là avaient l’air d’être des personnes et de s’avancer sur nous comme des voleurs prêts à nous demander « La bourse ou la vie. » Instinctivement, je me serrais contre les jupes de Céline qui hâtait le pas et n’était peut-être guère plus tranquille que moi.

Enfin nous atteignîmes un grand mur blanchâtre, dans lequel s’ouvrait une rébarbative grille de fer, et ma bonne s’arrêta :

— C’est ici, dit-elle essoufflée, en tirant un bouton de sonnette dissimulé dans la muraille.

Le tintement d’une cloche grêle, retentissant au loin, me fit tressaillir. Soudain la grille s’ouvrit comme par enchantement.

— Entre, petit, reprit Céline en me poussant dans une allée tournante, tandis que la porte de fer se refermait lourdement.

Nous marchions parmi des massifs d’arbres verts, dont les impénétrables fourrés ne permettaient pas de voir à une toise en avant. Le gravier gelé craquait funèbrement sous nos pieds. Puis il y eut une éclaircie et, au même moment, la pleine lune, émergeant au-dessus des lisières de bois qui bordaient la plaine, répandit sur tout le jardin une bleuâtre et amicale lueur, grâce à laquelle je distinguai des centaines d’arbres couverts d’un givre qui scintillait dans l’atmosphère vaporeuse. Autour de nous, les objets étaient entièrement revêtus d’une blancheur argentée : — les pelouses, les bassins, les grands sapins pointus… La maison d’habitation elle-même, aperçue dans l’éloignement, avait un aspect neigeux. La lune, se reflétant dans les vitres, les irisait comme des blocs de glace. Le toit était blanc, blanches aussi les moulures des corniches et les marches du perron. On eût dit un château de givre.

Les yeux écarquillés, je restais ébahi. Je me croyais transporté dans un pays de féerie. Je songeais en mon par-dedans : « Hein ! est-il assez bête, M. Berloquin, de ne pas croire aux palais enchantés ! » J’y croyais, moi, et ferme, je vous en réponds ! Je m’attendais à voir apparaître sur le seuil de la porte la Belle aux cheveux d’Or ou Peau d’Âne, drapée en sa robe couleur de lune. Je me la figurais d’avance me prenant gentiment par la main et m’invitant d’une voix de sirène à passer dans la salle, où le souper était servi au milieu d’un éblouissement de glaces miroitantes et de girandoles allumées. Mais la porte ne s’ouvrit pas ; aucune princesse ne se montra au seuil de la maison de givre. Pourtant, je ne doutais pas un moment que c’était dans ce château que nous devions souper, et, à travers la pelouse poudrée à frimas, je me dirigeais déjà vers le perron, quand Céline courut après moi et, me saisissant le bras :

— Où vas-tu ? murmura-t-elle un peu effarée, ce n’est pas de ce côté-là qu’on nous attend…

Elle me fit obliquer à droite, vers un bâtiment beaucoup plus humble, à la toiture basse et dont les vitres rougeoyaient parmi les massifs. Au même instant, au bout du sentier, une voix cria dans l’ombre :

— C’est-y vous, la Céline ?

Sur la réponse affirmative de ma bonne, la voix reprit :

— Eh ben ! vous n’êtes pas en avance et nos gens sont déjà à table jusqu’au menton… Entrez vite, ma mie, le froid pique et on est mieux dedans que dehors…

Ma bonne me tira par la main et je la suivis en rechignant jusqu’à l’entrée d’une modeste bâtisse qui me parut être un logis de jardinier. En effet, à ma grande déception, nous pénétrâmes tout de go dans une sorte de cuisine enfumée, basse de plafond, éclairée par des chandelles. Une demi-douzaine d’hommes et de femmes, vêtus comme des campagnards, étaient assis autour d’une longue table sur laquelle fumait dans un large plat un ragoût noirâtre, qui me sembla un brouet de sorcières…

Décidément, ce n’était pas avec la princesse que l’on m’avait convié à souper, mais tout bonnement avec ses domestiques. En ma petite cervelle mon snobisme enfantin se réveilla. Cela m’humiliait grièvement de ne point être jugé digne de manger avec les maîtres. Je me sentis d’autant plus vexé qu’on me sépara de Céline. On m’installa près d’une vieille édentée, à la tête branlante, aux cheveux gris s’échappant en mèches désordonnées d’une calipette d’un blanc douteux, et rien qu’à l’aspect de ce visage ridé, aux yeux clignotants sous des paupières rougies, je songeai à la méchante fée de la Belle au bois dormant. Ma bonne était allée s’asseoir à côté d’un robuste garçon dont la barbe noire et touffue me rappela la silhouette entrevue, ce tantôt, à la fenêtre de notre salle à manger. Il avait une large bouche s’ouvrant sur deux rangées de dents de loup. Avec sa chevelure en désordre, sa barbe abondante et ses sourcils épais, il me fit l’effet d’un ogre et mon malaise s’en accrut. La vieille au chef branlant ne me rassurait pas davantage. Elle m’avait servi une assiettée de son ragoût et grognait parce que je n’y touchais pas.

— Mange donc, drôle ! grommelait-elle, c’est bon, le civet de lièvre !

Mais rien que la vue de son nez recourbé et de ses lèvres rentrées me coupait l’appétit. J’avais lu des histoires de gens métamorphosés en bêtes pour avoir goûté d’un plat cuisiné par une sorcière, et cela ne me donnait pas confiance. De temps à autre, je jetais un regard éperdu à Céline, mais elle ne s’occupait guère de moi. Elle réservait toute son attention pour l’ogre, dont elle ne paraissait nullement effrayée. Au contraire, ils riaient ensemble, buvaient dans le même verre, et je crus m’apercevoir que le géant barbu lui passait parfois le bras autour de la taille. À mesure que le souper se prolongeait, mes paupières s’alourdissaient. J’avais bonne envie de dormir, mais je luttais héroïquement, dans la crainte que la vieille ne profitât de mon sommeil pour me jeter un sort et me jouer quelque diabolique tour de sa façon. À ma grande satisfaction, le repas touchait à sa fin, quand soudain la porte s’ouvrit et une blanche apparition me causa un éblouissement tel que je fus brusquement tiré de mon invincible somnolence :

— Eh ! dit une fille qui avait la mine d’une femme de chambre, c’est mademoiselle…

— Oui, c’est moi, répondit une voix argentine, bonsoir tourtous, je vous apporte du dessert…