Friquettes et Friquets/03

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E. Flammarion (p. 19-26).


LE MOINEAU BOSSU


Chacun a ses jours de philosophie mélancolique. Dites-vous, par exemple, un lendemain d’émeute ou de fête populaire, que depuis six mille ans et plus de durs travaux et de combats, lorsque la nature enfin vaincue semble près de livrer ses secrets aux sciences victorieuses, nous ne sommes pas seulement venus à bout de supprimer la misère, et soudain ce refrain fleurira sur vos lèvres :

Ah ! que l’on n’est pas fier d’être homme en regardant la tour Eiffel !

Parfois de tels pensers m’obsèdent.

Alors, afin d’aérer un peu ma cervelle, et pour fuir le cabinet de travail où trop de livres anciens et nouveaux, dans l’éclat frais de leur brochage comme sous le cuir rehaussé d’or pâli de leurs vénérables reliures, semblent plus cruellement attester le néant de l’effort humain, j’allume un cigare, je regarde à travers les vitres, et, si le temps paraît propice, je descends faire un tour au Luxembourg.

En cette saison, le Luxembourg, à souhait pour la songerie, se décore de grands lauriers, dont le feuillage sculptural et les fleurs d’une pourpre pâle font rêver de vallons attiques, mais aussi de hautes roses trémières dont l’élégance toute française évoque un souvenir de fêtes galantes et des visions de Watteau.

Pierre Dupont a dit ou à peu près :

Et si jamais la sagesse infinie
Inspire un cœur, c’est dans l’ombre des bois.

Or le Luxembourg, ce jardin, peut, en de certains coins, si l’on y met un peu d’imagination et de complaisance, passer pour le bois le plus touffu.

Je m’étais donc assis non loin de la fontaine. J’écoutais la chanson de l’eau qui s’égoutte à longs fils, parmi les mousses de la grotte, et j’admirais les marronniers reverdis dans le feuillage lustré desquels, lavés de la fréquente averse, les marrons, gros déjà, brillent comme des boules d’or.

Des moineaux, eux, jouaient en bandes, s’ébouriffant entre les brindilles des arbustes et se roulant sur les gazons avec de sybaritiques frissons d’ailes. De sorte que, par pur égoïsme et par pitié personnelle de moi-même, j’enviai d’abord le sort des moineaux.

Puis, élevant mon esprit à des considérations plus hautes, je me demandai pourquoi tout le monde sur terre n’est pas heureux comme les moineaux, et pourquoi ces bipèdes emplumés de gris jouissent d’une félicité refusée si injustement jusqu’ici au bipède sans plumes du sophiste.

Le charmeur d’oiseaux arriva. De tous côtés, les moineaux s’empressèrent. Ceux qui prenaient le soleil dans les branches descendirent avec des cris joyeux ; et les maraudeurs, toujours à rôder près du petit lac, autour des minuscules cabanes, en oublièrent de chiper la pâtée aux canards.

Lui, le charmeur, immobile pour ne pas les effaroucher, et pareil, avec sa barbe blanche, à un Dieu de marbre, tenait entre le pouce et l’index une mie de pain parcimonieusement mesurée.

Les moineaux pourtant gardaient leurs distances.

Mais le bon vieux, le charmeur est invariablement un bon vieux ! feignit de jeter la mie en l’air. Ce fut une folle envolée. Cela fit se rabattre à terre les moineaux. Ravie aussitôt, emportée au loin, d’autres mies soudain lui succédèrent ; et, les moineaux ainsi alléchés, le bon vieux, pour varier ses exercices, garda malicieusement la mie de pain entre les doigts, pendant qu’un moineau plus hardi, en l’air suspendu, palpitant des ailes, partagé entre la crainte et le désir, essayait, seul, de la gober.

Il la goba, ce fut le triomphe !

Sur quoi le bon vieux, ses vœux accomplis, émietta tout le petit pain dans une distribution définitive et généreuse.

Ainsi, me disais-je, ému de l’aventure, les moineaux, ceux de Paris du moins, ne connaissent pas la misère.

Ils ont bien l’hiver ! Mais un mauvais moment est bientôt passé ; et, sans compter la large aumône des charmeurs, on trouve toujours çà et là parmi les ramures quelques graines d’arrière-saison, du pain sur les balcons, dans les cours de collège, et, au besoin, l’humble grain d’avoine par les rues, après le passage des chevaux.

D’ailleurs, si parfois les moineaux souffrent, ils souffrent fraternellement. Ils n’en voient pas d’autres se gaver tandis qu’eux-mêmes crèvent de faim ; et leur misère, si misère il y a, n’étant pas rendue vraiment cruelle par sentiment de l’inégalité, ne peut pas s’appeler misère.

On ne doit pas être présomptueux en ses jugements.

Le hasard se chargea de me donner une leçon en me prouvant que si nous n’avons pas su abolir chez nous la misère, les moineaux n’y ont pas réussi davantage, à supposer même qu’ils aient essayé.

Une fillette, assez jolie, venait de remplacer le bon vieux, car, chose à remarquer ! par un touchant contraste, les moineaux ont pour eux non seulement la bonté des vieux, mais encore le cœur des fillettes.

Modiste évidemment, modiste ou couturière, ses yeux ni bleus ni noirs reflétaient l’ingénue clarté par où se dénoncent les Montmartroises.

Oui ! le type de toutes celles qui, de douze à quinze ans, trottant, leur carton au bras, par les rues, s’arrêtent pour caresser un chien perdu ou pour distribuer devant les stations un peu de sucre aux chevaux de fiacre.

Son manège m’intéressa.

Elle émiettait le pain avec un soin jaloux, doucement, choisissant la place. Son visage, rieur cependant, se contractait parfois sous une impression de colère. Je crus deviner qu’elle avait un moineau favori et qu’elle était fâchée quand les autres, en nombre, lui prenaient sa part.

— « Ah ! Monsieur, fit-elle en me voyant approcher, les vilaines bêtes ! C’est méchant, qu’on dirait des hommes. Sans moi, et si je n’y prenais garde, il y a longtemps, pour sûr, que Bosco serait mort de faim.

— Qui ça, Bosco ?

— Eh bien ! donc, le moineau bossu. Regardez-le, ce pauvre diable ! »

Parmi la bande des moineaux, en effet, j’aperçus un moineau infirme, le dos en voûte, ne se mouvant que d’une pièce. Son cou était ankylosé, sa tête était atrophiée, et son œil offrait ce mélange de résignation et de tristesse commun chez les êtres faibles et souvent battus.

— « Si, au moins, ils en laissaient un peu pour mon Bosco ?… Ah ! ben, ouiche : les brigands s’entendent pour l’assommer à coups de bec quand il approche. C’est à grand’peine, en les effrayant, en y mettant de la finesse, que j’arrive à lui faire attraper une malheureuse miette sur cent. »

La fillette avait dit vrai. Ma sensibilité s’indigna au spectacle de ces scènes cruelles.

Et, quand la bienfaitrice de Bosco fut partie, je me promis à son exemple d’émietter, pour mon compte particulier, le plus de pain que je pourrais, en attendant l’heure, hélas ! encore lointaine, où la justice régnera chez les hommes et chez les moineaux.