Friquettes et Friquets/04

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E. Flammarion (p. 27-34).


LES TROIS MERLES


Un coin du Luxembourg que j’aime par-dessus les autres est le morceau de jardin qui s’en va de la rue Bonaparte à la nouvelle pépinière où M. Jolibois, sécateur en main, émonde et dirige ses arbres avec les soins attendris d’Alcinoüs, et où défunt M. Hamet, roi dans son rucher, m’enseigna les mœurs des abeilles.

Peut-être cette prédilection me vient-elle au souvenir des jours heureux de la jeunesse quand j’habitais — un peu haut, par exemple, et plus près des toits squammés de fine ardoise que du pavé moussu de la cour d’honneur — l’hôtel seigneurial de Clermont-Tonnerre en compagnie de Francis Enne, mort en Algérie presque ignoré, et qui fut pourtant par quelques nouvelles de si pénétrante réalité, l’ingénu précurseur du naturalisme.

L’ancienne pépinière des Chartreux existait alors et l’infâme Empire, par haine du pays Latin — ainsi le croyions-nous du moins — n’avait pas encore prolongé la rue Bonaparte à travers ses bosquets de lilas et ses sentiers tournants dont la solitude, jadis monastique, se faisait maintenant complice de maint juvénile roman d’amour. De sorte que, m’accoudant à ma fenêtre, le matin je voyais passer, enlacés, les Cosettes et les Marius, les Rodolphes et les Musettes ; et que, le soir, les grilles du jardin fermées, j’avais pour moi seul, ou à peu près, toute la fraîcheur des feuillages et toute la chanson des rossignols.

Dans le coin du Luxembourg que j’aime, quelque chose — malgré les arbres abattus, les plates-bandes saccagées et le grand massacre d’il y a trente ans — quelque chose néanmoins persiste de ce passé évanoui.

En effet, rien ici ne rappelle la monumentale ordonnance dont plus loin, au voisinage du Palais, s’enorgueillit le royal jardin : lac de marbre où le plumage argenté des cygnes s’emperle sous la flottante averse d’un jet d’au ; fontaine mythologique et noblement moussue ; effigies de poétesses et de reines s’alignant blanches sur leur piédestal le long des terrasses à balustres ; parterres brodés, orangers centenaires ; majestueuses perspectives que décorent des colonnes légères, et au bout desquelles s’aperçoivent, vagues dans la brume ou le soleil, le Panthéon, l’Observatoire…

Tout ici, au contraire, marque un doux effort, chez les plantes et chez les arbres, pour redevenir, comme jadis, agreste, accueillant, familier. C’est un régal particulièrement délicat pour le gourmet de solitude et de nature que de flâner ainsi, une heure ou deux, quelque clocher tintant au loin, mais tranquille mieux qu’en plein bois, au moment où Paris s’éveille.

Quand le temps le permet, je n’y manque point ; et mille menues observations, mille découvertes délicieusement inutiles viennent chaque fois me récompenser de la violence faite à ma paresse.

Il y a là, dans le gazon rare — car à cause de l’ombre des arbres, ce gazon n’a rien de l’aspect gras et cultivé des ordinaires pelouses, et la terre se voit entre ses brins — un beau hêtre à feuilles luisantes, quelques saules marsault finement argentés, des cytises, des chèvrefeuilles ; toute une végétation bocagère de grands buis au parfum amer, où se nouent, à la saison, ces graines bizarres, joie de notre enfance ! qui rappellent en minuscule les marmites à trois pieds qu’emploient les bohémiens pour cuire leur soupe le long des routes ; de jeunes chênes maigres, comme ceux des taillis, et le tronc doré de lichens avec des crevasses où les oiseaux nichent, une groupe de marronniers géants dont les branches basses, s’étalant horizontales, jettent, sur le sol, poétiquement, un mystère d’antique châtaigneraie.

L’œil y est encore réjoui et l’imagination ramenée à la vie des champs par un papillon qui passe, une brindille qui se relève en fouettant l’air au départ brusque d’un moineau, et par les lignes d’herbe fauchée, menue comme du tabac d’Orient, qui strient autour des endroits ombragés le gazon plus dru des pelouses.

Mais le poète ou l’amoureux trouvera un retrait tout à fait charmant sur les rives du petit lac, centre de la verte oasis qui, entre une maison de garde enfouie sous l’assaut des lierres et l’orangerie transformée en Musée, occupe l’angle nord-ouest du Jardin.

On ne rencontre là jamais personne, sauf un planton mélancolique, en grande tenue de planton, avec la giberne astiquée, le bidon couvert de drap bleu, le gobelet de fer en bandoulière, qui, surveillant je ne sais quoi, et songeant peut-être à son village, contemple tout le long du jour le décor doucement rustique, où, comme trace de civilisation, n’apparaît qu’un Vénus Anadyomène, très vieille d’ailleurs et pareille, sur son fût de colonne, à ces déesses qui verdissent au fond des parcs abandonnés. C’est, au milieu de l’île, un antique saule pleureur qui, depuis longtemps, n’a plus la force de pleurer, ébranché, foudroyé, en train de mourir, et dont les rameaux noirs, tourmentés de mutilations innombrables, se détachent en silhouette, dans un nuage de vague verdure ; c’est un aubépin, riche parent mais proche parent du modeste aubépin des haies ; un tilleul, végétal phénomène dont le tronc, d’abord lisse et droit, se renfle soudain à un mètre, ainsi qu’un vase monstrueux, d’où jaillissent en bouquet régulier une douzaine de maîtresses branches ; un catalpa étoilant le gazon du semis de ses fleurs violettes ; et le rocher au bord du lac enveloppé de chèvrefeuilles, et le filet d’au jaillissante qui, menant dans l’ombre son doux bruit, anime le frais paysage d’un murmure de source au fond des bois, d’une chanson de nymphe oubliée.

Parallèlement au planton, l’autre jour, je suivais donc ma rêverie, fort intéressé par les jeux bruyants des moineaux, la descente silencieuse des ramiers et les exercices des canards, les uns boitillant dans l’herbe qu’ils broutent, les autres devant leur cabane, se battant les flancs des deux ailes, comme font des deux bras les cochers parisiens quand le froid les gagne, et d’autres plus sages pourchassant sur le lac les femelles, ou plongeant, leur derrière pointu hors de l’eau, ce qui les fait ressembler, vision falote, à des pains de sucre qui flotteraient.

Trois merles surtout m’amusaient. Extraordinaires, ces merles ! Dans une corbeille, fraîchement remuée, de rosiers d’amour en bouton, ils étaient là, amis tous les trois, en train de fouiller du bec — un bec jaune d’or — le terreau humide, et se régalant de menues bestioles et de lombrics prestement happés.

Deux avaient le plumage d’un noir superbe ; celui du troisième tirait sur le gris, et ce devait être une femelle. Ravi de voir un ménage à trois si d’accord, je les observais, peut-être avec l’espoir jaloux qu’à la fin l’idylle se changerait en drame. Eux, d’ailleurs, ne se gênaient pas, habitués à la présence ; de temps en temps même, un des beaux messieurs noirs s’approchaient de la dame grise, fouillant la terre devant elle, lui laissant les morceaux de choix et doucement la caressant.

Un bruit soudain vint nous troubler ; et vite, me laissant seul, le trio galant s’envola.

Je me retournai, furieux ; mais ma fureur ne dura guère.

Sur la rive opposée, du côté où le bruit était venu, fuyait, sa coiffe blanche au vent, une jeune servant bretonne, tandis qu’heureux pour tout un jour, giberne au dos, bidon et gobelet en bandoulière, l’inutile planton, comme si rien ne se fût passé, reprenait autour du lac sa promenade solitaire.

Et je m’étonnai que des merles, surtout des merles parisiens, se fussent effarés ainsi par le bruit d’un simple baiser.