Frontenac et ses amis/Deuxième Partie Chapitre V

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Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 128-134).

CHAPITRE V


Le graveur Claude Mellan et le portrait de Madame de Montmort. — Existe-t-il un portrait de Frontenac ? — Trouvés : un faux profil et un faux bonhomme. — Le portrait de la Divine, au musée de Versailles, est-il de Bernini ? — Où chercher un portrait authentique de Frontenac.


En 1888, la Gazette des Beaux-Arts, courrier européen de l’art et de la curiosité, a reproduit le portrait de Henriette-Marie de Buade-Frontenac[1] gravé par Claude Mellan,[2] grand ami de son mari, Henri-Louis de Montmort, lequel avait pour cet artiste une affection toute particulière. Ce portrait, et celui d’Henri-Louis de Montmort, que Mellan avait aussi exécuté, sont deux œuvres que Mariette[3] tenait parmi les productions les plus accomplies de la gravure française. J’emprunte à M. Louis Gonse, un des collaborateurs les plus distingués de la Gazette des Beaux-Arts, la critique du portrait de Madame de Montmort.

« Le génie de Mellan, dit-il, éclate dans toute la personnalité affranchie de toute entrave dans ces deux grands portraits d’Henri-Louis Habert de Montmort et d’Henriette-Marie de Buade-Frontenac. Le portrait du mari, qui est un chef-d’œuvre, au sens le plus complet, porte la date de 1640, celui de sa femme est de l’année suivante, 1641 ; c’est un autre chef-d’œuvre plus surprenant et plus séduisant encore.

« Henriette-Marie de Buade-Frontenac est représentée tête nue, les cheveux en boucles dénouées, un collier de perles autour du cou, la robe ouverte, brodée sur les coutures et garnie de guipures. Je n’insisterai pas sur la délicatesse infinie des accessoires ; dans les épreuves à fleur de coin, fort rares du reste, de cette planche, le traitement de la robe, de la guipure et des cheveux tient du prodige ; ce n’est plus un travail d’outil rigide entamant le cuivre, c’est une caresse, un souffle, quelque chose de blond, de vaporeux, de léger, de fugace. Mais ce qui m’intéresse surtout c’est le visage, c’est la personnalité très écrite que la bonne foi inflexible de l’artiste y a mise. Notre graveur ne flatte jamais son modèle, fût-ce une jeune et noble dame. Il le voit tel qu’il est, sans détours et sans vaines recherches, et l’acuité pénétrante de son sentiment naturaliste excelle à en découvrir les accents particuliers, le caractère intime, la synthèse décisive ; il rédige le procès-verbal d’une physionomie avec la clairvoyance déliée d’un juge d’instruction. Devant une telle œuvre j’oublie volontiers l’homme du métier ; je ne vois que le portraitiste qui est un des plus sincères, un des plus étonnants que je connaisse. »

L’éminent critique donne ensuite, par ordre chronologique, la liste des portraits gravés par Claude Mellan. Ils sont au nombre de quarante. « Et dans cette longue galerie, nous fait remarquer M. Louis Gonse, pas une œuvre médiocre, pas une œuvre qui n’ait sa signification. » Vainement y ai-je cherché le nom de Frontenac. Il était cependant bien naturel de croire que la sœur favorite eût commandé à cet incomparable artiste, intime de sa maison, le portrait du frère préféré, trop souvent et si longtemps absent de Paris et de France. N’accusons pas Madame de Montmort : il est certain qu’elle y songea. Mais le moyen, dites-moi, d’amener Frontenac à s’asseoir, l’espace d’un quart d’heure seulement, dans un atelier de graveur, de sculpteur ou de peintre ? Frontenac eût fait un malheur : les gens à métier lent, tous les artistes, l’exaspéraient. Après sa glorieuse aventure du bras cassé devant Orbitello, le fougueux militaire aurait pu, strictement, accorder quelques séances à Mellan, à Bernini, à LeBrun, un temps pris, bien entendu, sur les quarante jours du repos forcé de la convalescence. Mais cette occasion échappée, cette chance unique perdue, il ne s’en retrouva plus d’autre, notre héros guerroyant sans relâche à travers l’Europe !

Je me trompe ; l’impatient, l’irascible, l’insaisissable Louis de Buade a posé durant cinquante ans — une longue séance, n’est-ce pas ? — devant un graveur plus habile que Mellan, devant un sculpteur plus célèbre que Bernini, devant un peintre plus illustre que LeBrun : il a posé devant l’Histoire qui l’a buriné en traits immortels. Les photographes ont raison : les poses les plus inconscientes sont les plus naturelles, et, partant, les meilleures.

Avec une opiniâtreté d’enfant gâté qui veut avoir la lune, nos antiquaires veulent, absolument aussi, compter dans leurs collections historiques un portrait de Frontenac. Coûte que coûte il le leur faut ! Ils deviennent à ce point importuns, encombrants, obsédants, ils ont de tels cris aigus de bébés qui se fâchent, que leurs fournisseurs de gravures et d’estampes en demeurent positivement ennuyés. L’un d’eux, madré parisien, fatigué sans doute d’entendre geindre son client, s’avisa, pour le faire taire, de lui vendre — prix d’or — un profil d’Heidegger gravé par Lips. Notre connaisseur (!), c’était un photographe québecquois, fort estimable d’ailleurs, s’imaginant tenir un Frontenac authentique, a genuine Frontenac, dirait un catalogue yankee, en vendit à qui voulait en prendre pendant vingt-cinq ans ! On sait comment M. Pierre Margry me signala cette fumisterie que l’excellent M. Jules Livernois a trouvé fort mauvaise.[4]

En cherchant un portrait authentique de Frontenac, j’en suis arrivé à un singulier résultat, résultat encore plus négatif que les photographies Livernois. J’ai découvert la caricature de mon héros dans la personne d’un affreux gredin, pétroleur de son métier, et dont Jules Simon nous a raconté l’aventure à la page 208 de ses Nouveaux mémoires des autres. Voici ce que nous en dit le grand philosophe français :

« Vous vous rappelez sans doute Frontenac, qui a joué un si grand rôle dans l’insurrection de 1871 ?

Le docteur Frontenac, celui qui dit un jour à la Commune, dont il était membre :

— Entendez-moi bien. Je veux être ministre de la destruction des cultes !

Alors il y eut dans toute la salle un éclat de rire homérique. Il renonça pour toujours à la tribune après cet exploit. Mais, s’il ne dit plus de sottises, il est probable qu’il en fit, puisqu’il arriva dans la Nouvelle-Calédonie par le premier convoi des transportés.

Il fut aussi l’un des premiers graciés. Il promit de ne plus faire de politique, et vint s’établir à Dommartin des Valpajoux, son pays natal. »[5]

Le docteur Frontenac est-il un mythe ou un pseudonyme ? Je l’ignore. Dans tous les cas, Jules Simon a été bien mal inspiré de choisir un aussi beau nom pour en baptiser un malfaiteur imaginaire ou pour en masquer la personnalité d’un vrai criminel.

Une chose certaine : le docteur Frontenac, si tant est qu’il ait existé, descend encore moins des Buades que Saint-Simon de Charlemagne. Pour cette unique mais excellente raison que notre Frontenac, le vainqueur de Phips, fut le dernier des Buades. Olivier Goyer, son panégyriste, nous le déclare formellement dans son oraison funèbre :

« Dans sa personne, disait-il, à la date du 19 décembre 1698, se termine glorieusement une longue suite de grands hommes, qui ne se perpétuera plus que dans l’histoire [6]. »

Je n’ai pas à me demander ici — à la dernière page de cette longue étude — s’il existe ou non un portrait de Frontenac. Cette question, pour y répondre convenablement, exigerait tout un article. Je dirai seulement que, si j’étais collectionneur d’estampes, et que j’eusse le temps de chasser aux portraits historiques, j’irais d’abord à Paris, puis à Rome, étudier l’œuvre du célèbre italien, à la fois peintre, statuaire et architecte, Giovanni-Lorenzo Bernini, le cavalier Bernin, comme on l’appelait en France, au dix-septième siècle.

On me demandera, peut-être avec étonnement, la raison de ce point de départ dans mes recherches à la découverte d’un portrait de Frontenac. La voici. Rappelons-nous que Colbert, voulant achever le Louvre et le réunir aux Tuileries, appela d’abord de l’Italie, où lui-même avait voyagé, l’architecte et le sculpteur du Pape, Bernini, ou, si l’on aime mieux, le Bernin. Ce fut en 1665 que le Bernin vint à Paris, et Colbert le logea, devinez où ? dans l’hôtel de Frontenac !

Or, les biographes de Bernini nous racontent qu’il existe, en outre des œuvres classiques cataloguées du célèbre artiste, plus de deux cents portraits exécutés par le Bernin. Celui de la Divine Anne de la Grange-Trianon lui appartient peut-être, car, rappelons-nous que le tableau du Musée de Versailles n’est pas signé d’un nom d’auteur. Cet anonymat, à mon avis, justifie cette hypothèse. N’est-il pas, en effet, naturel et logique de penser que le noble Italien, mû par un sentiment de galanterie, de reconnaissance ou d’amitié, songea à offrir à ses hôtes leurs bustes ou leurs portraits ? La nomenclature de ces deux cents personnages dont il est parlé aux manuels doit nécessairement avoir été publiée dans quelqu’un des ouvrages consacrés à l’histoire ou à la critique de Bernini considéré sous les trois aspects de son immense talent, comme peintre, statuaire et architecte. Ce livre, on le trouverait sûrement dans l’une ou l’autre de ces merveilleuses bibliothèques qui, mieux encore que leurs monuments historiques, constituent les vrais trésors de Paris et de Rome. On pourrait établir alors si le nom de Messire Louis de Buade, comte de Frontenac, apparaît sur la bienheureuse liste. Sa présence constatée, il ne restera plus qu’à retrouver le portrait même.

Cette recherche mènera loin, beaucoup plus loin qu’il ne le pense, celui de nos antiquaires qui aura eu le beau courage de l’entreprendre et de la poursuivre à travers les archives, particulières ou publiques, de l’histoire de France.

Savoir que le portrait de Frontenac est de Bernini n’est qu’un piètre renseignement pour qui veut lui donner la chasse. Je plains d’avance les bibliophiles s’ils n’ont que cette information pour s’orienter et j’augure mal de leur descouverture, comme on disait au temps de Jacques Cartier.

Qu’il soit ou non catalogué dans l’œuvre de Bernini, le portrait de Frontenac n’en sera ni plus ni moins trouvable. Il demeurera ce qu’il est : un trésor caché. Un jour, peut-être, à l’heure la plus inattendue, le Hasard le découvrira. Et l’on regrettera, mais trop tard, d’avoir abandonné à cet aveugle le mérite et le soin d’une aussi noble tâche. On aura la conscience d’avoir méconnu son devoir, le remords d’y avoir failli. La gloire de conquérir, la joie de posséder cette primeur archéologique n’émeuvent-elles pas nos antiquaires ? Quels stimulants plus énergiques que le patriotisme et la reconnaissance ? Faudra-t-il donc y recourir pour secouer leur torpeur ?

Le 3 juillet 1908, Québec, la fille aînée de Champlain, l’Alma Mater du Canada français, célébrera le trois centième anniversaire de sa naissance. Pourraient-ils alors offrir à cette vénérable ancêtre, à cette mère adorée, un cadeau d’une valeur d’affection plus inestimable que le portrait de cet enfant, illustre entre tous les siens, de ce Louis de Buade, comte de Frontenac, vainqueur de Phips, Sauveur de la Nouvelle-France ?



  1. Cf : Gazette des Beaux-Arts, à Paris, 8, rue Favart. — 375e livraison, tome 38, 2e période, 1er septembre 1888.
  2. Claude Mellan, célèbre dessinateur et graveur français, né à Abbeville en 1598, mort à Paris en 1688.
  3. Au rapport de Mariette, Boulle avait un dessin extrêmement beau d’Henriette-Marie de Buade-Frontenac.
  4. Cf : Sir William Phips devant Québec, ch. 13, pages 384 à 402. — J’ai consacré tout ce chapitre à l’historique de cette fraude.
  5. Cf : Jules Simon, Nouveaux mémoires des autres, Paris, 1891, Emile Testard, éditeur, 10, rue de Condé.
    Il existe encore en France deux villages portant le nom de Frontenac : le premier dans le département du Lot-et-Garonne, le second, dans le département de la Gironde. Ces deux départements sont limitrophes. Ces villages ont gardé fidèlement le nom des anciens maîtres. Rappelons-nous que dans la généalogie des Frontenacs, le Père Anselme dit « qu’Antoine de Buade, baron de Palluau, fut le premier seigneur de Frontenac, en Agenois. » Or, l’Agenois, ancienne division de la Guyenne, forme aujourd’hui le département du Lot-et-Garonne.
    Il n’y eut que trois comtes de Frontenac :
    Antoine de Buade, baron de Palluau, premier seigneur de Frontenac ;
    Henri de Buade, comte de Palluau, deuxième comte de Frontenac ;
    Louis de Buade, comte de Palluau, seigneur de l’Île Savary, troisième comte de Frontenac, gouverneur du Canada.
  6. Cf : Oraison funèbre de Frontenac, — Bulletin des Recherches Historiques, livraison de juin 1895, page 82.