Frontenac et ses amis/Préface

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Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. v-viii).


DÉDICACE



À l’honorable Adélard Turgeon,

Secrétaire de la Province de Québec.


Monsieur le Ministre,


Deux sentiments, l’un d’amitié, l’autre de reconnaissance, m’engagent à vous présenter la dédicace de cette étude historique. Cette démarche semblera prétentieuse à ceux-là qui ignorent que le manuscrit de ce travail vous fut soumis et qu’il mérita votre suffrage au point que vous en avez assuré les frais d’impression en l’inscrivant au budget des livres de prix offerts par le Département de l’Instruction Publique.

Le second motif de cet hommage sera mieux apprécié du lecteur auquel l’intimité de nos relations personnelles importe peu. Ce sentiment en est un d’admiration et de reconnaissance pour la conduite et le langage que vous avez tenus envers les lettres canadiennes-françaises en votre qualité de Secrétaire de la Province de Québec.

L’acclamation qui honora votre discours à la séance d’ouverture du premier congrès de l’Association des Médecins de langue française de l’Amérique du Nord n’est pas éteinte aujourd’hui, et l’écho s’en répercute encore dans toutes les mémoires. Se fût-il endormi qu’il suffirait, pour l’éveiller, de relire cette allocution toute vibrante de patriotique éloquence.

« Pourquoi, disiez-vous, pourquoi resterions-nous en dehors du mouvement qui emporte tous les peuples, même les plus humbles, vers la conservation ou la reconstitution de leur idiome ? Voyez les Tchèques, les Polonais, les Flamands, les Provençaux, la vieille Irlande elle-même, que l’on pourrait croire irrémédiablement anglicisée et qui, depuis dix ans, sous l’effort de la Ligue Gaëlique, lutte, suivant l’expression d’un de ses poètes, pour le droit d’avoir une âme.

« Qu’est-ce que la langue ? Un vain système de signes algébriques ou de formules sans vie ? Non, c’est l’âme, c’est le génie du peuple, ses croyances, ses traditions, ses formes d’esprit et de cœur qu’elle incarne, qu’elle conserve et qui survivent en elle. Ce sont les attaches avec le passé, c’est la survivance en nous de nos ancêtres, c’est la communauté d’idées, de sentiments qui lie chaque génération à la génération précédente.

« C’est vrai de toutes les langues, même des primitives, des moins savantes, de celles qui n’ont reçu du temps, ou de leur génie propre, qu’un incomplet développement. Et combien la démonstration en est évidente quand il s’agit de l’héritage incomparable de la langue française, l’héritière elle-même de la grâce, de l’élégance, de la précision helléniques ! Nous sommes à un tournant de l’histoire. L’axe de la suprématie industrielle et commerciale s’est déplacé. L’hégémonie mondiale n’est plus au vieux continent, mais à l’Amérique du Nord. Dans un quart de siècle, le pavillon des deux races anglo-saxonnes sillonnera toutes les mers, couvrira tous les marchés, fouillera tous les déserts. Déjà la langue anglaise a supplanté ses rivales dans les ports de l’Extrême-Orient. Le pavillon couvre non seulement la marchandise, mais la langue. D’un autre côté, le français gagne du terrain dans la haute société américaine.

« C’est plus qu’un éveil, c’est une renaissance qui s’attache à l’élite intellectuelle, et chez nos voisins comme sur le continent européen, la renaissance du français est un brevet de distinction. Aussi j’envisage l’avenir avec sérénité, à la lumière de l’histoire. Quand le latin devint la langue universelle, sous les Césars, une autre langue continuait à être parlée et à être écrite par les lettrés, les philosophes, par tous les dilettanti de raffinement intellectuel, partout, même au cœur de l’empire, dans la ville aux sept collines, et le roi du Forum, Cicéron, dans la pleine maturité de son talent, passait deux ans à Athènes pour se perfectionner dans la connaissance de cette langue immortelle et quasi divine. Ainsi pour le français.

« Ce ne sera pas la langue du nombre, des foules, mais la langue de l’élite, des cours, de la diplomatie, des académies, des congrès, des sociétés savantes ; et cette traînée de lumière sur l’avenir, cette anticipation glorieuse nourrit mon patriotisme des plus fermes espoirs. Mais ce sont là des arguments pour l’esprit. En faut-il pour le cœur ? En faut-il pour rappeler les douces émotions de l’enfance, les premiers bégaiements sur les genoux maternels ? Pour vous et pour moi, c’est la langue qui réveille, à travers les âges de la vie, toute une riche moisson, « tout ce qui est resté des âmes envolées, fruits de l’activité et du labeur, fleurs du rêve, de la souffrance et des affections saintes. »[1]

Je le répète, l’applaudissement que provoquèrent de telles paroles dure encore.

Mais chez vous les belles actions précèdent les belles paroles. Bien agir et bien parler, n’est-ce pas réaliser à la perfection la définition classique de l’orateur : vir bonus dicendi peritus ?

Songeant à cette Alma mater qui nous a fait ce que nous sommes, vous vous demandiez, avec l’anxiété d’un cœur reconnaissant, ce que vous pourriez bien offrir à cette Mère auguste des Sciences, des Lettres, et des Arts, à l’occasion de son Jubilé. Vous étiez, avec raison, fort perplexe dans le choix d’un cadeau qui fût pour elle, comme les joyaux de la mère des Gracques, une joie et un orgueil. Vous vous demandiez avec le Fabuliste :

Mais, quand nous serions rois, que donner à des dieux ?

En effet, l’université Laval ne pouvait-elle pas dire aux mieux doués d’entre nous :

— Que pourriez-vous m’offrir que je ne vous aie donné auparavant ?

Les hommes d’affaires, amis de l’institution, rêvaient bien d’un chèque de cent mille dollars à glisser dans la corbeille ; mais, bien que ce songe fût d’or, il y avait, pour les hommes de lettres, quelque chose à offrir de plus précieux et de plus noble que l’argent.

L’affection est ingénieuse, et, très souvent, le cœur a des ressources que l’imagination ne soupçonne pas. Et vous avez trouvé !

Grâce à vous, notre belle université française possède aujourd’hui une Chaire de lettres. Sans doute, vos collègues au gouvernement de Québec partagent avec vous l’honneur de cette fondation essentiellement patriotique, mais lequel d’entre eux oserait-il revendiquer l’initiative de ce succès définitif ?

Aussi le sentiment qui m’anime en est-il un de reconnaissance et d’admiration à votre égard, sentiment que partagent avec moi tous les anciens élèves de Laval et tous les dévots au culte des lettres canadiennes-françaises.

J’ai l’honneur d’être,
Monsieur le Ministre,
avec la plus haute considération,
Votre tout dévoué serviteur et ami,


Ernest Myrand.

Québec, 25 juin 1902.

  1. Cf : Edmond De Nevers : L’Avenir du Peuple Canadien-Français, page 126. — Henri Jouve, éditeur. Paris 1896