Frontenac et ses amis/Première Partie Chapitre III

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Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 18-24).

CHAPITRE III


Influence personnelle, sociale et politique de Frontenac. — Ses partisans. — Madame de Frontenac, la plus habile, la plus active et la plus fidèle de ses amis.


En outre du crédit superbe que sa femme possédait à la Cour, Frontenac[1] se recommandait fièrement par sa naissance, les alliés de sa famille, ses amis politiques, et, particulièrement, par une valeur personnelle incontestable au point de vue de la gloire militaire. À l’époque de sa candidature au poste de gouverneur du Canada, il avait à son actif trente années de bons services et trois victoires du plus bel éclat : Rosès, Orbitello, Saint-Gothard. Tous les historiens honnêtes attribuent la première nomination de Frontenac à un généreux désir de Louis XIV de tirer de la pauvreté un brave officier couvert de blessures. Rochemonteix, avec une impartialité et une largeur d’esprit qui l’honorent, n’hésite pas à déclarer qu’« il la méritait bien par ses services rendus sur les champs de bataille. »

Louis de Buade débuta sous les drapeaux en 1637, à l’âge de dix-sept ans. Il combattit en Flandre, en Allemagne, au Piémont. En 1645, il était au siège de Rosés, en Catalogne, aux côtés du marquis d’Huxelles, son oncle. En 1646, on le retrouve en Toscane et devant Orbitello où il eut un bras cassé en repoussant un corps de Napolitains. Il était alors maître de camp (colonel) du régiment de Navarre. En 1664, il assistait, avec le régiment de Carignan-Salières[2], à la journée de Saint-Gothard. Quand il reçut sa commission de maréchal des camps et armées du roi, il comptait déjà onze années de services. En 1669, à la demande du pape Clément IX, Louis XIV envoie des secours à Candie, capitale de l’île de Crète, assiégée par les Turcs depuis au delà de trois ans. Frontenac passe en Orient avec ce contingent de troupes d’élite et s’enferme dans l’héroïque petite ville qui résiste encore deux mois après l’arrivée des Français. Il y eut de furieuses sorties et des combats partiels d’une audace et d’une bravoure légendaires. Mais enfin il fallut se rendre et capituler. L’île avait tenu un quart de siècle contre les Musulmans ; il était difficile d’exiger davantage. Tout fut perdu comme à Pavie, fors l’honneur.

Frontenac se recommandait à la Cour par sa famille. Filleul de Louis XIII, qui lui avait donné son propre nom au baptême, Louis de Buade se réclamait de son père Henri de Buade, chevalier, baron de Palluau, en Touraine, maître de camp du régiment de Navarre, premier maître d’hôtel et capitaine du château de Saint-Germain-en-Laye. Cet Henri de Buade était un des familiers de Louis XIII. Amis dès la plus tendre enfance, compagnons d’études et de jeux, ils passent ensemble leur brillante jeunesse. Ensemble ils chassent et tuent leur premier sanglier, ensemble ils jouent au soldat avec des sabres de bois. Ils sont au mieux en tout temps et en toutes circonstances. Je crois même, si ma mémoire ne me fait point défaut, que Jean Hérouard nous raconte, dans son Journal, qu’à la suite d’une querelle enfantine le petit Buade administra une volée superbe de coups de poing à son futur seigneur et maître.

Frontenac se réclamait encore de son grand père Antoine de Buade[3] premier seigneur de Frontenac[4] chevalier des ordres du Roi, conseiller d’État, premier maître d’hôtel et capitaine du château et des chasses de Saint-Germain-en-Laye, et l’un des plus anciens et des plus fidèles serviteurs d’Henri IV. Intime ami du Béarnais, ce fut lui qui, lors des fiançailles de son maître et de Marie de Médicis, fut chargé de la galante mission de porter, à Florence, à la fameuse italienne, le portrait de son royal futur époux.

Frontenac se réclamait encore, et surtout, de sa mère Anne de Phélippeaux — une Phélippeaux d’Herbaut, fille de Raymond Phélippeaux, trésorier de l’Épargne, puis secrétaire d’État après son père et son frère.[5] C’était une maison célèbre, et même illustre dès le commencement du treizième siècle, par les grands hommes qui en étaient sortis et les charges magnifiques dont ils avaient été revêtus. Sans m’astreindre à rappeler ici par le détail sa noblesse et son influence quasi irrésistible, je me borne à dire que cette famille, l’une des plus considérables de l’aristocratie française, fournit au royaume un chancelier, quatre grands officiers commandeurs des ordres du Roi et huit secrétaires d’État. L’un d’eux, Louis de Phélippeaux, comte de Pontchartrain, succéda à Louvois — 7 novembre 1690 — comme chancelier et secrétaire d’État.[6] Calculez le poids et mesurez le prestige que cette parenté avec le ministre donnait à l’autorité de Frontenac !

Puis venaient les parents par alliance : du côté des Phélippeaux, la marquise et maréchale d’Huxelles, la maréchale d’Humières, amies intimes de Madame de Sévigné, que la nomination de Frontenac, leur neveu, au poste de gouverneur du Canada, n’avait pas brouillées ; puis les beaux-frères : Messires François d’Épinay, neveu de Bassompierre, marquis de Saint-Luc, chevalier de l’Ordre du Saint-Esprit, gouverneur de la Guïenne, qui avait épousé sa sœur aînée, Anne de Buade ; Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, mari de Geneviève de Buade, le confident de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, et père de la célèbre duchesse de Montpensier, la Grande Mademoiselle ; Hyppolite de Béthune, comte de Selles, marquis de Chabris, etc, dit le comte de Béthune, chevalier des ordres du Roi, conseiller d’État ordinaire d’épée, chevalier d’honneur de la reine Marie-Thérèse d’Autriche. Cet Hyppolite de Béthune était le frère de Marie de Béthune, première femme de François-Annibal d’Estrées, marquis de Coeuvres, lequel avait épousé, en secondes noces, Anne Habert de Montmort, veuve du marquis de Thémines et sœur de Henri-Louis Habert de Montmort, beau-frère de Frontenac ; — enfin le célèbre Henri-Louis Habert de Montmort, maître des requêtes de l’hôtel du Roi, l’un des Quarante de l’Académie française, mari de la troisième sœur de Frontenac, Henriette-Marie de Buade.[7]

Frontenac avait encore à la Cour pour le protéger et le soutenir contre ses rivaux, qui tous se confondent avec ses détracteurs, des amis sûrs et bien en place : le duc du Lude, grand maître de l’artillerie, le maréchal de Bellefonds, le marquis de Seignelay, le grand Louvois, et tutti quanti. « Mais de tous ceux-là, écrit M. Henri Lorin, madame de Frontenac fut la plus active. Elle était en correspondance régulière avec le comte, et c’est un malheur que nous n’ayons pu retrouver ses lettres qui devaient être riches de détails curieux et instructifs ; elle usa de toute son influence, de toutes ses relations pour faire prolonger le gouvernement de son mari. »[8]

Que penser maintenant de la véracité historique de messieurs Saint-Simon, Tallemant des Réaux et consorts, venant nous dire que des amis dévoués, « heureux de le dépêtrer de sa femme, » firent nommer Frontenac au gouvernement du Canada, quand il appert que le premier de ces bons amis par l’intelligence, le zèle et l’activité politique est la femme même du lieutenant-général ?

Mais n’anticipons pas ; dans l’ordre de tout bon plaidoyer, les conclusions suivent la preuve faite à l’enquête.

Les affaires de la Nouvelle-France allant de mal en pis, Louis XIV se détermina à révoquer Denonville. Mais auparavant, il fallait lui trouver un successeur, un homme d’initiative et d’énergie, qui fût à la fois diplomate, militaire et bon administrateur.

Depuis son rappel (1682) Frontenac avait toujours vécu à Versailles, pauvre et besoigneux, n’ayant reçu pour toute faveur, en 1685, qu’une gratification de 3,500 livres. Il était l’hôte ordinaire du maréchal de Bellefonds. Il ne paraît pas qu’il fût très remarqué du Roi. Un hasard — salutem ex inimicis nostris — voulut que Louis XIV jeta les yeux sur lui. Et ce fut le voyage de Callières à Versailles qui provoqua cette bienheureuse entrevue. Callières, qui possédait toute la confiance de Denonville, était le porteur des propositions du gouverneur-général Denonville à la Cour. Or Callières était lié avec les abbés Bernon et Renaudot, amis de Frontenac et de LaSalle. Ceux-ci, de leur côté, connaissaient fort bien le marquis de Seignelay. « De là, sans doute, écrit M. Lorin, la faveur royale alla pour la seconde fois distinguer Frontenac. » Un jour, dans une de ces fastueuses réunions qui avaient lieu à Versailles trois fois par semaine, Frontenac se trouva devant le roi. Louis XIV connaissait fort bien et le mérite et les fautes de l’ancien gouverneur, mais, vu l’état désespéré de la Nouvelle-France, il en était venu, les amis aidant, à la résolution de lui confier derechef l’administration du Canada. L’occasion était unique, inestimable, et Frontenac, en habile homme, ne la laissa point échapper. Il se justifia des calomnies dont il avait été la victime, et le roi, « dont les paroles sont autant d’oracles, » lui répondit : « Je vous renvoie au Canada où je compte que vous me servirez aussi bien que vous avez fait ci-devant ; je ne vous demande pas davantage. » Cette nomination vengeait Frontenac de ses ennemis et les perdait sans retour. Sa rentrée au pouvoir était pour eux l’écrasement final.

Or, Madame de Frontenac n’était pas demeurée inactive, et, pendant les sept années de disgrâce, elle avait mis tout à contribution pour rétablir son mari dans la faveur du maître. Sans perdre un seul des influents amis qui avaient assuré, en 1672, le choix et la nomination de Frontenac comme gouverneur du Canada, la séduisante comtesse en avait encore recruté de nouveaux. Elle agissait à distance, loin de la Cour, et son pouvoir masqué était d’autant plus fort qu’il semblait en apparence plus reculé du théâtre de l’intrigue. On pourrait dire de Madame de Frontenac ce que Madame de Sévigné écrivait sur Madame de la Fayette : « Jamais femme, sans sortir de sa place, n’a fait d’aussi bonnes affaires. »


  1. De tous ses titres : Louis de Buade, comte de Palluau et Frontenac, seigneur de l’Isle Savary, maître de camp du régiment de Normandie, maréchal des Camps et Armées du Roi, gouverneur et lieutenant-général pour le Roi en Canada, Acadie, Isle de Terreneuve et autres pays de la France septentrionale, chevalier des Ordres de Jérusalem et de Saint-Louis.
  2. « L’établissement, en Canada, des soldats de ce régiment, écrit M. Henri Lorin, fut peut-être une des raisons de la nomination de M. de Frontenac, comme gouverneur de la Nouvelle-France. »
    Cf : Lorin, Le Comte de Frontenac, page 26.
  3. Voir note, à l’Appendice, sur Antoine de Buade, et la généalogie de Frontenac.
  4. D’après Pierre Margry, le père d’Antoine de Buade, Geoffroy de Buade, serait aussi qualifié de seigneur de Frontenac en Agenois. Il aurait épousé Anne de Roque-Secondat.
    Cf : Introduction au tome Vième des Mémoires et documents pour servir à l’histoire des Origines françaises des pays d’Outre-Mer.
  5. Il existait plusieurs branches de Phélippeaux : Phélippeaux d’Herbaut, de la Vrillière, de Châteauneuf, du Verger, de Pontchartrain, de Maurepas, etc.
  6. Son fils, Jérôme Phélippeaux, comte de Pontchartrain, lui succéda au ministère, le 6 septembre 1699.
  7. Jal, dans son Dictionnaire de Biographie et d’Histoire, page 623, donne à Frontenac deux autres sœurs : Jeanne née en 1614, Claude, née en 1615 et un frère, Antoine, né en 1617. — Frontenac naquit en 1620.
  8. Cf : Lorin, Le Comte de Frontenac, page 28.
    Au cours d’une conférence donnée à l’Institut Canadien de Québec, le 9 mars 1880, M. T. P. Bédard disait : « J’ai été assez heureux pour constater d’une manière irréfutable qu’un mémoire déposé aux archives du Ministère des Affaires Étrangères à Paris et intitulé : Défense du comte de Frontenac par un de ses amis, est rédigé par la comtesse elle-même. »
    Cf : Annuaire de l’Institut Canadien de Québec — année 1880 page 43.
    Malgré ce beau plaidoyer de la plus belle des femmes du royaume, Frontenac fut rappelé (1682). De la Barre lui succéda, puis, à son tour, fut remplacé par Denonville.