Fumée (Tourgueniev)/Chapitre 17
CHAPITRE XVII
Parmi les personnes rassemblées le 18 août, à midi, sur la plateforme du chemin de fer, se trouvait Litvinof. Quelques minutes auparavant, il avait rencontré Irène : elle était dans une calèche découverte, avec son mari et un monsieur d’un âge mûr. Elle aperçut Litvinof. Quelque chose de sombre courut sur ses yeux ; mais elle se cacha tout de suite de lui avec son parasol.
Un étrange changement s’était opéré en lui depuis la veille : dans toutes ses allures, ses mouvements, l’expression de son visage, il se sentait lui-même un autre homme.
Assurance, quiétude, respect de lui-même, tout s’était évanoui ; il ne restait plus rien de sa structure morale ; ses récentes et indélébiles impressions avaient masqué tout le passé. Il éprouvait une sensation toute nouvelle, intense, vive, mais détestable ; un hôte mystérieux avait pénétré dans le sanctuaire et s’y était établi en silence ; il s’y était étendu en maître, comme on prend possession d’une nouvelle demeure. Litvinof n’avait plus honte, il avait peur ; il brûlait en même temps d’une témérité désespérée ; les vaincus, les prisonniers connaissent ce mélange de sentiments opposés qui n’est pas inconnu au voleur après son premier vol. Or, Litvinof était vaincu à l’improviste, et que devenait maintenant son honneur ?
Le train tarda de quelques minutes. L’anxiété de Litvinof se changea en angoisse mortelle : il ne savait demeurer en place ; pâle comme un spectre, il se mêlait à la foule, cherchait à s’y perdre. « Mon Dieu, pensait-il, si elle avait pu retarder d’un jour… » Son premier regard sur Tatiana, le premier regard qu’elle lui jetterait, voilà ce qui l’épouvantait, voilà ce qu’il fallait au plus vite soutenir. Et après ? Après, arrive que pourra ! Il ne prenait plus aucune résolution, il ne répondait plus de lui-même. La phrase de la veille lui revint à l’esprit… Et voilà comment il allait à la rencontre de Tatiana…
Un sifflement prolongé retentit enfin, on vit la locomotive s’avancer lentement. La foule se précipita à sa rencontre. Litvinof la suivit, chancelant comme un condamné. Déjà on pouvait distinguer les visages, les chapeaux des dames dans les wagons ; un mouchoir blanc flottait à une fenêtre, c’était Capitoline Markovna qui l’agitait. C’en était fait : elle avait vu Litvinof, et il l’avait reconnue. Le train stoppa. Litvinof se jeta à la portière, l’ouvrit : Tatiana était debout auprès de sa tante, et, avec un sourire limpide, lui tendait la main. Il les aida à descendre, leur dit quelques phrases banales sans suite ni liaison, et se donna aussitôt beaucoup de mouvement pour prendre leurs billets, les débarrasser de leurs sacs, de leurs plaids, leur procurer un facteur, retenir une voiture ; on criait autour de lui, il était tout heureux de ce bruit. Tatiana se mit un peu à l’écart, et, sans cesser de sourire, attendit tranquillement le terme de son agitation fiévreuse. Capitoline Markovna ne pouvait, au contraire, rester en place ; elle ne pouvait pas encore croire qu’elle fût à Bade. Elle s’écria tout à coup :
« Et les parapluies ! Tatiana, où sont les parapluies ? » oubliant qu’elle les serrait sous son bras ; puis elle n’en finit pas de prendre bruyamment congé d’une dame dont elle avait fait la connaissance entre Heidelberg et Bade. Cette dame n’était autre que notre amie madame Soukhantchikof. Elle avait été saluer Goubaref à Heidelberg, et en revenait avec des « instructions ». Capitoline Markovna portait une mantille bigarrée assez singulière et un chapeau rond de voyage, en forme de champignon, qui ne cachait pas une chevelure blanche taillée à l’enfant : d’une taille moyenne, maigre, elle était échauffée par la route et parlait russe d’une voix aiguë et chantante. On la remarqua.
Litvinof finit par l’installer avec Tatiana dans une voiture et se plaça vis-à-vis d’elles. Le cocher fouetta ses chevaux. Vinrent les questions : on échangea des poignées de mains, des sourires et des compliments. Litvinof respira : le premier moment ne s’était pas trop mal passé. Rien en lui ne semblait avoir surpris et troublé Tatiana. Elle le regardait toujours avec autant de sérénité et de confiance, rougissait aussi gracieusement, riait d’aussi bon cœur. Il se décida à la regarder, non à la dérobée, mais fixement ; ses yeux, jusqu’alors, lui avaient été rebelles. Une compassion involontaire saisit son âme : l’expression si calme de ce franc et loyal visage lui donna comme un amer remords. « Tu es venue ici, pauvre jeune fille, pensait-il, toi, que j’ai tant attendue et appelée, avec laquelle je voulais vivre toute ma vie, tu es arrivée, tu as eu confiance en moi, et moi… et moi… » Litvinof baissa la tête, mais Capitoline Markovna ne lui laissa pas le loisir de se replonger dans ses rêveries et l’accabla de questions… « Qu’est-ce que c’est que ce bâtiment avec des colonnes ? Où joue-t-on ici ? Qui est-ce qui va là ? Tatiana, Tatiana, regarde quelles crinolines ! Et qui est celle-là ? Il doit y avoir ici beaucoup de Françaises de Paris ? Seigneur, quel chapeau ! On peut ici tout trouver comme à Paris ? J’imagine seulement que tout est très cher ? Ah ! quelle excellente et intelligente femme j’ai rencontrée ! Vous la connaissez, Grégoire Mikhailovitch, elle m’a dit vous avoir vu chez un Russe également de beaucoup d’esprit. Elle a promis de venir nous voir. Comme elle habille tous ces aristocrates ; c’est merveilleux ! Qu’est-ce que c’est que ce monsieur à moustaches grises ? Le roi de Prusse ? Tatiana, Tatiana, regarde, c’est le roi de Prusse. Non ? Ce n’est pas le roi de Prusse ? C’est l’ambassadeur des Pays-Bas ? Je n’entends pas, ces roues font tant de bruit. Ah ! quels beaux arbres ?
— Oui, tante, ils sont superbes, remarqua Tatiana, et comme tout ici est vert et gai ! N’est-il pas vrai, Grégoire Mikhailovitch ?
— Très gai…, » répondit-il entre ses dents.
La voiture s’arrêta devant l’hôtel. Litvinof conduisit les voyageuses dans l’appartement qui leur avait été retenu, promit de revenir dans une heure, et rentra dans sa chambre. Dès qu’il y remit le pied, il fut ressaisi par le charme magique un moment dissipé. Irène régnait dans cette chambre depuis la veille ; tout y parlait d’elle. Litvinof se sentit de nouveau son esclave. Il prit le mouchoir d’Irène, caché sur sa poitrine, l’approcha de ses lèvres, et d’ardents souvenirs parcoururent ses veines comme un subtil venin. Il comprit qu’il n’y avait plus de retour, plus de choix : la compassion douloureuse provoquée par la vue de Tatiana fondit comme de la neige au feu, et le repentir se tut, se tut si complètement que tout trouble s’apaisa en lui, et que la nécessité de feindre, en se présentant à son esprit, ne lui causait plus aucun dégoût. Aimer Irène, voilà ce qui était devenu son droit, sa loi, sa conscience. Lui, si prudent et raisonnable, il ne songeait même plus comment il sortirait d’une position dont l’horreur et l’absurdité ne pesaient plus sur lui que fort légèrement, et comme s’il s’agissait d’un autre. Une heure ne s’était pas écoulée, lorsque le garçon se présenta de la part des nouvelles arrivées : elles le priaient de venir les rejoindre dans la salle commune. Il suivit leur messager, et les trouva déjà habillées et en chapeaux. Toutes deux exprimèrent le désir de profiter du beau temps pour jeter un premier coup d’œil sur Bade. Capitoline Markovna grillait particulièrement d’impatience ; elle eut même un peu d’humeur en apprenant que ce n’était pas encore l’heure où le monde fashionable se réunissait devant la Conversationhaus. Litvinof lui offrit le bras, et la promenade officielle commença. Tatiana marchait à côté de sa tante et regardait avec une calme curiosité tout ce qui l’entourait ; Capitoline Markovna continuait ses questions. À la vue de la roulette, des croupiers si distingués que, si elle les avait rencontrés ailleurs, elle les aurait assurément pris pour des ministres, à la vue de leurs petits râteaux toujours en mouvement, des tas d’or et d’argent sur le tapis vert, des vieilles et des jeunes femmes qui jouaient, Capitoline Markovna tomba dans une muette extase ; elle oublia complètement qu’il lui convenait de s’indigner, et n’eut pas assez d’yeux pour tout examiner, tressaillant à chaque nouvel appel de numéros. Le bourdonnement de la boule d’ivoire dans la roulette pénétrait jusque dans la moelle de ses os ; ce n’est que revenue au grand air qu’elle eut assez de force pour appeler, en exhalant un profond soupir, les jeux de hasard, une invention immorale de l’aristocratie. Un sourire inerte et méchant effleura les lèvres de Litvinof ; il parlait par saccades et avec nonchalance, il avait l’air d’être dépité ou ennuyé. Mais, en se tournant vers Tatiana, il faillit perdre contenance : elle le regardait avec attention et semblait se demander à elle-même quel genre d’impression il lui faisait. Il s’empressa de lui faire un signe de tête, elle y répondit et recommença à le regarder d’une façon interrogative et avec une certaine attention, comme s’il était bien plus loin d’elle qu’il ne l’était réellement. Litvinof arracha ces dames au Conversationhaus, et, évitant « l’arbre russe, » sous lequel étaient déjà installés deux compatriotes, il se dirigea vers l’allée de Lichtenthal. Il n’y était pas encore entré qu’il vit de loin Irène. Elle venait à leur rencontre avec son mari et Potoughine. Litvinof pâlit comme un linge ; cependant il ne hâta point sa marche, et, lorsqu’ils se rencontrèrent, il lui fit une inclination muette. Elle salua froidement et, après avoir jeté sur Tatiana un regard scrutateur, elle passa son chemin. Ratmirof leva son chapeau très haut, Potoughine murmura quelque chose d’inintelligible.
— Quelle est cette dame ? demanda Tatiana, qui n’avait pas ouvert la bouche jusqu’alors.
— Cette dame ? répéta Litvinof, cette dame ? c’est une certaine madame Ratmirof.
— Une Russe ?
— Oui.
— Vous avez fait ici sa connaissance ?
— Non, je la connais depuis longtemps.
— Comme elle est belle !
— As-tu remarqué sa toilette ? dit Capitoline Markovna. On pourrait nourrir dix familles toute une année avec l’argent qu’ont coûté ses seules dentelles ! C’est son mari qui était avec elle ? ajouta-t-elle en se tournant vers Litvinof.
— Son mari.
— Il doit être horriblement riche ?
— Je l’ignore, mais je ne le suppose pas,
— Et quel grade a-t-il ?
— Il est général.
— Quels yeux ! reprit Tatiana, ils ont une étrange expression : ils sont en même temps rêveurs et perçants ; jamais je n’en ai vu de pareils.
Litvinof ne répondit rien ; il lui semblait sentir encore sur son visage le regard inquisiteur de Tatiana ; il se trompait : elle regardait à ses pieds le sable de l’allée.
— Mon Dieu ! quel est ce monstre ? s’écria tout à coup Capitoline Markovna, montrant du doigt un panier dans lequel était nonchalamment étendue une femme rousse, au nez retroussé, vêtue d’un costume de couleur criarde, avec des bas lilas.
— Ce monstre ? mais ce n’est rien moins que la fameuse mamzelle Cora.
— Qui ?
— Mamzelle Cora, une célébrité parisienne.
— Comment ? ce carlin ? mais c’est un laideron.
— Apparemment cela n’y fait rien.
Les bras en tombèrent à Capitoline Markovna. — Il est joli votre Bade ! Peut-on s’asseoir sur ce banc ? je suis un peu fatiguée.
— Certainement, Capitoline Markovna, c’est pour cela que les bancs sont faits.
— Qu’en sait-on, de vos usages ? On dit, par exemple, qu’à Paris, il y a aussi des bancs sur les boulevards, mais qu’il n’est pas convenable de s’y asseoir.
Litvinof ne se donna pas la peine d’édifier à ce sujet Capitoline Markovna : il s’aperçut qu’ils étaient à la même place où il avait eu avec Irène son explication décisive… puis il se rappela qu’il venait de remarquer sur sa joue une petite tache rose. Capitoline Markovna prit possession du banc, Tatiana s’assit à côté d’elle, Litvinof resta debout dans l’allée : était-ce effet de son imagination ou réalité, il lui semblait que quelque chose d’indéfinissable s’interposait graduellement entre Tatiana et lui.
— Ah ! quelle bouffonne, reprit Capitoline Markovna en secouant la tête avec compassion. Si on vendait sa toilette, ce n’est plus dix, mais cent familles qu’on pourrait nourrir. Avez-vous vu des diamants sous son chapeau, sur ses cheveux rouges ? Des diamants, le matin ?
— Elle n’a pas les cheveux roux, remarqua Litvinof ; elle les teint ainsi suivant la mode.
Capitoline fit encore un mouvement de stupéfaction et se mit à réfléchir. — Chez nous, à Dresde, reprit-elle, on n’est pas encore descendu à pareil scandale. C’est parce que c’est plus loin de Paris. Vous partagez cette opinion, n’est-il pas vrai, Grégoire Mikhailovitch ?
— Moi ? répondit Litvinof, en se disant : « De quoi diable parle-t-elle ? » Moi ? sans doute… bien certainement…
En ce moment on entendit un pas mesuré, et Potoughine s’approcha du banc. — Bonjour, dit-il à Grégoire Mikhailovitch, en souriant et secouant la tête.
Litvinof le prit tout de suite par la main. — Bonjour, bonjour, Sozonthe Ivanovitch, il me semble que je viens de vous rencontrer avec… il y a un moment, dans l’allée.
— Oui, c’était moi.
Potoughine salua respectueusement les dames assises sur le banc.
— Permettez-moi de vous présenter à de bonnes amies, à des parentes qui viennent d’arriver à Bade. — Potoughine Sozonthe Ivanovitch, un de mes compatriotes, également un hôte de Bade.
Les deux dames s’inclinèrent. Potoughine répéta ses saluts.
— C’est un véritable raout, commença d’une voix de fausset Capitoline Markovna ; l’excellente vieille fille avait de la timidité, mais tenait par-dessus tout à ne pas la montrer. — Tous croient de leur devoir de venir ici.
— Bade est, en effet, un agréable séjour, répondit Potoughine en regardant Tatiana à la dérobée ; c’est un séjour très agréable que Bade.
— Oui, il est seulement trop aristocratique, autant que je puis en juger. Nous avons habité Dresde avec elle, tout ce temps ; c’est une ville très intéressante, tandis qu’ici c’est un vrai raout.
— « Le mot lui plaît, » pensa Potoughine. — Votre remarque est parfaitement juste, dit-il tout haut, mais en revanche la nature est ici splendide, et la situation des plus pittoresques qu’on puisse rencontrer. Votre compagne doit principalement apprécier cela. N’est-il pas vrai, mademoiselle ? ajouta-t-il en s’adressant cette fois directement à Tatiana.
Tatiana leva sur Potoughine ses grands yeux limpides. Elle semblait chercher à comprendre ce qu’on voulait d’elle, pourquoi Litvinof lui avait fait faire connaissance, dès le premier jour de son arrivée, de cet étranger qui avait d’ailleurs une honnête et intelligente figure, et qui la considérait avec politesse et intérêt.
— Oui, finit-elle par dire, on est très bien ici.
— Il faut que vous visitiez le Vieux-Château, continua Potoughine ; je vous conseille surtout d’aller à Ibourg.
— La Suisse saxonne… commença Capitoline Markovna…
Des trompettes se firent entendre ; c’était l’orchestre militaire prussien de Rastadt (en 1862 Rastadt était encore une forteresse fédérale), qui commençait son concert hebdomadaire au pavillon. Capitoline Markovna se leva aussitôt.
— De la musique, dit-elle, de la musique à la Conversation ! Il faut y aller. Il est maintenant quatre heures, n’est-il pas vrai ? C’est le beau moment.
— Oui, répondit Potoughine ; c’est l’heure à la mode et la musique est excellente.
— Il ne faut donc pas tarder, Tatiana, allons.
— Vous me permettez de vous accompagner ? demanda Potoughine au grand étonnement de Litvinof, auquel il ne vint pas en tête que Potoughine pouvait être envoyé par Irène.
Capitoline Markovna sourit : — Avec grand plaisir, monsieur… monsieur…
— Potoughine, dit celui-ci, en lui offrant son bras. Litvinof donna le sien à Tatiana et les deux couples se dirigèrent vers la Conversationhaus.
Potoughine continua à discuter avec Capitoline Markovna, et Litvinof à marcher sans ouvrir la bouche ; deux fois seulement il sourit sans aucun motif, et serra légèrement la main de Tatiana ; il y avait du mensonge dans ces serrements de main auxquels elle ne répondit pas, et Litvinof se rendait compte de ce mensonge : ils n’exprimaient pas la mutuelle confiance de deux âmes qui s’étaient données l’une à l’autre ; ils remplaçaient des paroles qui n’arrivaient pas sur ses lèvres. Ce je ne sais quoi d’innommé qui avait commencé entre eux ne fit que s’accroître. Tatiana le regarda de nouveau avec un air attentif, presque scrutateur. — La situation n’éprouva nul changement devant la Conversationhaus, à la petite table autour de laquelle ils s’assirent tous quatre, avec cette seule différence qu’au milieu du bruit de la foule et du fracas des instruments, le silence de Litvinof paraissait moins extraordinaire. Capitoline Markovna avait complètement perdu la tête ; c’est à peine si Potoughine pouvait suffire à lui répondre et à satisfaire sa curiosité. Pour son bonheur, dans la masse des promeneurs apparut la sèche figure de madame Soukhantchikof avec ses yeux éternellement prêts à sauter sur vous. Capitoline Markovna la reconnut immédiatement, l’engagea à venir à leur petite table, la fit asseoir et aussitôt éclata une tempête de paroles. Potoughine se tourna vers Tatiana et entama la conversation avec elle d’une voix lente et douce, avec une expression affable sur son visage légèrement incliné, et elle, à sa propre surprise, lui répondait avec aisance ; il lui était agréable de causer avec cet étranger, cet inconnu, tandis que Litvinof était comme auparavant immobile sur sa chaise avec le même sourire inerte et mauvais sur les lèvres…
Vint l’heure du dîner, la musique cessa, les promeneurs devinrent plus rares. Capitoline Markovna dit affectueusement adieu à madame Soukhantchikof. Elle l’avait en grande estime, quoiqu’elle dît ensuite à sa nièce que cette personne était trop enthousiaste, mais qu’en revanche elle était au fait de tout. Et quant aux machines à coudre, il faudra s’en procurer aussitôt après les noces. — Potoughine se retira, Litvinof conduisit les dames à la maison. À la porte de l’hôtel, on lui remit un billet ; il s’écarta et déchira précipitamment l’enveloppe. Sur un petit morceau de vélin, il y avait ces mots tracés au crayon : « Venez ce soir à sept heures chez moi pour une minute, pour une minute, je vous en supplie. » Litvinof enfonça le papier dans sa poche et, se retournant, il sourit de nouveau… à qui, et pourquoi ? Tatiana lui tournait le dos. Ils dînèrent à table d’hôte. Litvinof était placé entre Capitoline Markovna et Tatiana ; il se mit à jaser, à débiter des anecdotes, il se versait du vin et n’en laissait pas manquer les dames. Il avait brusquement pris, avec une animation étrange, un ton si leste qu’un officier d’un régiment de ligne en garnison à Strasbourg, avec des moustaches à la Napoléon, assis vis-à-vis de lui, crut pouvoir se mêler à la conversation et finit par proposer un toast à la santé des belles Moscovites ! Après dîner, Litvinof reconduisit les deux dames dans leur chambre ; il resta un moment auprès de la fenêtre, d’un air morose, et déclara tout à coup qu’une affaire l’obligeait à s’absenter, mais qu’il reviendrait certainement le soir. Tatiana ne dit rien, pâlit et baissa les yeux. Capitoline Markovna avait l’habitude de faire la sieste après dîner ; Tatiana savait que Litvinof ne l’ignorait pas ; elle espérait qu’il en profiterait, qu’il resterait, car il n’avait pas été un moment seul avec elle depuis son arrivée, et ne lui avait pas parlé franchement. Et voilà qu’il sortait ! Comment interpréter cela, et toute sa conduite de ce jour ?…
Litvinof s’éloigna précipitamment sans attendre de réponse ; Capitoline Markovna s’étendit sur le divan et, après avoir poussé deux soupirs, s’endormit du plus paisible sommeil ; Tatiana alla dans un coin et s’assit sur une chaise, les bras serrés sur sa poitrine.