Fumée (Tourgueniev)/Chapitre 18

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Nelson (p. 187-202).


CHAPITRE XVIII


Litvinof monta l’escalier de l’hôtel de l’Europe. Une petite fille de treize ans, avec un espiègle visage kalmouk, qui évidemment l’épiait, l’arrêta en lui disant en russe : « Veuillez entrer ici, Irène Pavlovna viendra tout de suite. » Il la regarda avec hésitation. Elle sourit, répéta son invitation, l’introduisit dans une petite chambre encombrée de malles, située devant l’appartement d’Irène, et s’éclipsa en fermant la porte avec précaution. Litvinof n’avait pas encore eu le temps de se reconnaître quand la même porte s’ouvrit brusquement et laissa paraître Irène en robe de bal rose, avec des perles dans les cheveux et au cou. Elle lui prit les deux mains et resta quelques secondes sans parler ; ses yeux étincelaient, sa poitrine était haletante, comme si elle avait précipitamment monté un escalier.

— Je n’ai pas pu vous recevoir là-bas, commença-t-elle à demi-voix ; nous allons partir sur-le-champ pour un dîner de gala ; je voulais vous voir un instant… C’est votre fiancée avec qui je vous ai rencontré ce matin ?

— Oui, c’était ma fiancée, répondit Litvinof en appuyant sur le mot « c’était. »

— Eh bien ! j’ai voulu vous voir une minute pour vous dire que vous devez vous considérer comme entièrement libre, que tout ce qui s’est passé hier ne doit pas changer vos résolutions…

— Irène ! s’écria Litvinof, pourquoi me dis-tu cela ?

Il prononça ces mots à haute voix ; ils étaient empreints d’une passion insensée. Irène ferma un moment les yeux. — Ah ! continua-t-elle plus bas, mais avec un entraînement irrésistible, tu ne sais pas combien je t’aime, mais hier je n’ai fait que payer ma dette, réparer ma faute. Je n’ai pu, comme je l’aurais voulu, te rendre ma jeunesse, mais je ne t’ai imposé aucune obligation, je ne t’ai délié d’aucune promesse. Ô mon ami, fais ce que tu veux, tu es libre comme l’air, rien, rien ne te lie envers moi, sache-le bien !

— Mais je ne puis vivre sans toi, Irène, murmura à son tour Litvinof, je suis à toi pour toujours. Ce n’est qu’à tes pieds que je puis vivre.

Il se pencha sur ses mains. Irène regarda sa tête inclinée.

— Sache alors, dit-elle, que moi aussi je suis prête à tout, que je ne regretterai rien ni personne. Ce que tu décideras sera fait. Moi aussi je suis à toi… pour toujours.

Quelqu’un gratta à la porte. Irène se baissa, murmura encore une fois : « à toi… adieu ! » Litvinof sentit sa respiration passer sur ses cheveux, mais, quand il se releva, elle n’était déjà plus dans la chambre, il n’entendit que le frôlement de sa robe dans le corridor, et Ratmirof qui criait avec impatience : « Eh bien ! vous ne venez pas ? »

Litvinof s’assit sur une grande malle et, mettant ses mains sur son visage, il sentit un parfum subtil et frais. Irène avait tenu ses mains dans ses mains. « C’en est trop, » pensait-il. La petite fille entra dans la chambre et, souriant de nouveau à son regard effaré, elle lui dit : « Veuillez sortir maintenant, avant que… » Il se leva et quitta l’hôtel. Comment penser à revenir tout de suite à la maison ? il fallait reprendre ses sens. Son cœur battait d’une façon inégale et lente ; la terre semblait onduler sous ses pieds. Litvinof s’engagea dans l’allée de Lichtenthal. Il comprenait que le moment décisif était arrivé, qu’il n’était plus possible d’ajourner, de se cacher, de recourir aux expédients, qu’une explication avec Tatiana était inévitable ; mais comment l’entamer ? Il dit adieu à tout son avenir si heureusement et si utilement combiné ; il savait qu’il se jetait la tête en avant dans un précipice, et ce n’était pourtant pas cela qui le troublait. C’était chose résolue, mais comment allait-il se présenter devant son juge ? Et si réellement il avait affaire à un juge, à un ange portant un glaive de feu, son cœur criminel l’aurait accepté peut-être, mais ici il lui fallait enfoncer lui-même le couteau… C’était horrible ! Il pouvait encore retourner en arrière, profiter de la liberté qu’on lui offrait. Mais non ! mille fois mieux la mort. La liberté ! À quoi bon cette liberté odieuse ? Mais se précipiter, s’anéantir dans la poussière, pourvu que ces yeux s’abaissassent sur lui avec amour…

— Grégoire Mikhailovitch ! dit une voix lugubre, et une main s’appuya lourdement sur l’épaule de Litvinof. Il se retourna non sans effroi, et reconnut Potoughine.

— Excusez-moi, Grégoire Mikhailovitch, commença celui-ci avec son habituelle grimace, je vous dérange peut-être, mais, vous voyant de loin, j’ai pensé… Du reste, si vous avez autre chose à faire…

— Au contraire, je suis ravi, dit entre ses dents Litvinof.

Potoughine se mit à marcher à côté de lui. — Quelle belle soirée ! poursuivit-il, comme il fait chaud ! Il y a longtemps que vous vous promenez ?

— Non, il n’y a pas longtemps.

— Mais, que dis-je, je vous ai vu sortir de l’hôtel de l’Europe.

— Vous me suiviez ?

— Oui.

— Vous avez quelque chose à me communiquer ?

— Oui, répéta Potoughine, mais si bas qu’on l’entendit à peine.

Litvinof s’arrêta et toisa des pieds à la tête l’interlocuteur qui s’imposait à lui. Son visage était blême, son regard vague ; une ancienne et incurable douleur semblait reparaître sur ses traits flétris.

— Qu’avez-vous de particulier à me dire ? dit lentement Litvinof en reprenant le pas.

— Voici… permettez… tout de suite. Si cela vous est égal, établissons-nous sur ce banc ; ce sera plus commode.

— C’est donc quelque chose de mystérieux, dit Litvinof en prenant place à côté de lui. Vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire, Sozonthe Ivanovitch.

— Non, je n’ai rien, et je n’ai rien de secret à vous dire. Je voulais seulement vous confier… l’impression que m’a faite votre fiancée… car cette demoiselle avec laquelle vous m’avez fait faire connaissance aujourd’hui, n’est-ce pas ? votre fiancée. Je dois vous avouer que je n’ai jamais rencontré dans tout le cours de ma vie un être plus sympathique. C’est un cœur d’or, une âme angélique.

Potoughine prononça tous ces mots sur un ton amer et triste, de sorte que Litvinof lui-même remarqua l’étrange contradiction qu’il y avait entre son expression et son langage.

— Vous jugez parfaitement Tatiana Pétrovna, dit-il, mais j’ai lieu d’être surpris… d’abord, que vous soyez si bien édifié sur mes relations avec elle, puis, que vous l’ayez si promptement devinée. Elle a en effet une âme angélique, mais permettez-moi de vous demander si c’est de cela que vous vouliez causer avec moi ?

— Il est impossible de ne pas comprendre tout de suite, se hâta de dire Potoughine, ayant l’air d’éviter de répondre à cette question, il n’y a pour cela qu’à regarder une fois ses yeux. Elle mérite tout le bonheur possible : enviable est le sort de l’homme destiné à lui procurer ce bonheur ! Il faut désirer qu’il se montre digne d’un pareil lot.

Litvinof fronça légèrement le sourcil. — Permettez, Sozonthe Ivanovitch, je trouve notre entretien assez étrange… Je voudrais savoir si l’allusion que contiennent vos dernières paroles se rapporte à moi ?

Potoughine ne se pressa pas de répondre à Litvinof ; il était évident qu’il soutenait une lutte intérieure. — Grégoire Mikhailovitch, dit-il enfin, si je ne me suis pas complètement trompé sur votre compte, vous êtes capable d’entendre la vérité de qui que ce soit et sous quelque aspect pénible qu’elle se présente. Je viens de vous dire que j’ai vu d’ici d’où vous sortiez.

— Eh bien ! oui, de l’hôtel de l’Europe. Après ?

— Je sais qui vous avez vu là !

— Eh bien ! j’ai été chez madame Ratmirof. Et après ?

— Après ?… Vous êtes fiancé à Tatiana Pétrovna et vous avez vu madame Ratmirof que vous aimez… et qui vous aime.

Litvinof sauta du banc ; le sang lui monta au visage. — Qu’est-ce que cela ? dit-il d’une voix sourde et irritée, une mauvaise plaisanterie ? de l’espionnage ? Veuillez vous expliquer.

Potoughine lui jeta un regard morne. — Ah ! que mes paroles ne vous offensent pas, Grégoire Mikhailovitch ; quant à moi, vous ne sauriez me blesser ; et je n’ai pas l’esprit à la plaisanterie.

— C’est possible, c’est possible. Je suis prêt à ajouter foi à la pureté de vos intentions ; je me permettrai toutefois de vous demander de quel droit vous vous mêlez des affaires intérieures, de la vie de cœur d’un étranger, et sur quel fondement vous présentez avec tant d’assurance votre… invention comme la vérité ?

— Mon invention ! Si j’ai inventé cela, vous ne vous seriez pas fâché. Quant à ce que vous appelez le droit, je n’ai encore jamais entendu qu’un homme se soit posé cette question : ai-je ou non le droit de tendre la main à celui qui se noie ?

— Je suis excessivement touché de votre intérêt, interrompit avec vivacité Litvinof, mais je n’en ai nullement besoin, et toutes ces phrases sur la ruine dans laquelle les femmes entraînent les jeunes gens inexpérimentés, sur l’immoralité du grand monde, et cœtera, je ne les prends que pour des phrases et les méprise même en un certain sens ; c’est pourquoi je vous prie de ne pas fatiguer votre main libératrice, et de me permettre de me noyer en paix.

Potoughine leva de nouveau les yeux vers Litvinof, il respirait péniblement, ses lèvres tremblaient.

— Mais regardez-moi donc, jeune homme, — finit-il par dire en se frappant la poitrine, — est-ce que je ressemble à un pédant moraliste, à un prédicateur ? Ne comprenez-vous pas que ce n’est pas ma sympathie pour vous, quelque profonde qu’elle puisse être, qui m’a poussé à vous parler ainsi, à vous donner le droit de me soupçonner de ce qui me répugne le plus au monde, d’indiscrétion et d’impertinence ? Ne voyez-vous pas qu’ici l’affaire est d’un tout autre genre, que vous avez devant vous un homme brisé, détruit, irrémédiablement anéanti, par le même sentiment dont il cherche à vous préserver et… par la même femme !

Litvinof fit un pas en arrière.

— Est-ce possible ? Qu’avez-vous dit ? Vous… vous… Sozonthe Ivanovitch ? Mais madame Belsky ? et cet enfant…

— Ah ! ne m’interrogez pas… C’est une sombre, une effrayante histoire, que je n’entreprendrai pas de vous raconter. Je n’ai presque pas connu madame Belsky, cet enfant n’est pas à moi ; j’ai tout pris sur moi, parce qu’elle l’a voulu, parce que cela lui était nécessaire. Serais-je sans elle dans votre insupportable Bade ? Enfin, avez-vous pu croire, avez-vous pu un moment vous figurer que ce n’est que par sympathie pour vous que je me suis décidé à vous avertir ? Je plains cette bonne, cette jolie jeune fille, votre fiancée. À tout prendre, que me fait à moi votre avenir ? mais je crains pour elle… j’ai peur pour elle.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur Potoughine, dit Litvinof, mais comme, d’après vos propres paroles, nous nous trouvons dans une position identique, pourquoi ne vous appliquez-vous pas à vous-même vos beaux préceptes, et ne dois-je pas attribuer vos alarmes à un autre sentiment ?

— C’est-à-dire à la jalousie, voulez-vous dire ? Ah ? jeune homme, jeune homme, vous devriez avoir honte de finasser, vous devriez avoir honte de ne pas comprendre l’amère douleur qui parle maintenant par ma bouche. Non, nous ne sommes pas dans une position identique ! Moi, un vieil original, ridicule, inoffensif… et vous ! Mais qu’y a-t-il là à discuter ? Vous ne consentiriez pas à prendre pour une seconde le rôle que je joue et que je joue avec reconnaissance ! De la jalousie ? Celui qui n’a pas une ombre d’espoir n’est pas jaloux, et ce n’est pas à présent que je commencerais à éprouver ce sentiment. J’ai uniquement peur… peur pour elle, comprenez cela. Et pouvais-je m’attendre, lorsqu’elle m’a envoyé vous chercher, que le sentiment de ce qu’elle a nommé sa faute l’entraînerait si loin ?

— Mais permettez, Sozonthe Ivanovitch, vous semblez savoir…

— Je ne sais rien et je sais tout. Je sais, ajouta-t-il en se détournant, je sais où elle a été hier. On ne peut plus l’arrêter ; c’est une pierre qui roule jusqu’au fond. J’aurais été tout aussi insensé, si je m’étais imaginé que mes paroles pussent vous retenir… vous auquel une telle femme… Mais finissons-en. Je n’ai pas pu me maîtriser, voilà toute mon excuse. Puis, comment savoir et pourquoi ne pas essayer ? Peut-être réfléchirez-vous, peut-être une de mes paroles tombera-t-elle sur votre âme, et vous ne voudrez pas la perdre, ainsi que cet être si innocent, si aimable… Ah ! ne vous irritez pas, ne frappez pas du pied. Qu’ai-je besoin d’avoir peur et de faire des cérémonies ? Ce n’est ni la jalousie ni le dépit qui parlent maintenant en moi. Je suis prêt à tomber à vos genoux à vous supplier… Du reste, adieu. Soyez sans inquiétude, tout cela demeurera entre nous. Je vous ai voulu du bien.

Potoughine s’élança dans l’allée et disparut bientôt dans l’obscurité croissante ; Litvinof ne chercha pas à le retenir.

Mon histoire est effrayante et obscure, avait dit Potoughine à Litvinof et il s’était refusé à la raconter. Disons-en deux mots.

Huit ans auparavant, son service l’avait attaché temporairement à la personne du comte Reisenbach. C’était l’été. Potoughine lui apportait des papiers à sa campagne et y passait des journées entières. Irène demeurait alors chez le comte. Elle n’était pas hautaine pour les inférieurs ; plus d’une fois la comtesse lui avait reproché sa familiarité inconvenante et moscovite. Irène devina promptement l’homme d’esprit dans ce modeste employé, emprisonné dans un frac boutonné jusqu’au menton. Souvent et volontiers elle causait avec lui, et lui s’éprit d’elle passionnément, profondément, mystérieusement. Mystérieusement ! il se l’imaginait. L’été écoulé, le comte n’eut plus besoin d’auxiliaire. Potoughine perdit de vue Irène, mais il ne put l’oublier. Trois ans après, une dame qu’il connaissait très peu l’engagea à venir la trouver. Cette dame, après mille circonlocutions et après lui avoir fait jurer qu’il garderait le plus profond secret sur ce qu’elle allait lui révéler, lui proposa d’épouser une personne d’une situation élevée pour laquelle le mariage était devenu une nécessité. Elle n’osa presque pas faire allusion au principal personnage de l’histoire, mais promit à Potoughine de l’argent, beaucoup d’argent. Potoughine ne s’offensa point — la surprise étouffa sa colère, — mais, naturellement, il refusa tout net. La négociatrice lui remit alors un billet d’Irène. « Vous êtes un homme loyal et bon, écrivait-elle, je sais que vous ferez tout pour moi ; je vous demande ce sacrifice. Vous sauverez un être qui m’est cher. En le sauvant, vous me sauverez également. Ne m’interrogez pas là-dessus. Il n’y a personne à qui je me serais décidée à faire pareille demande, mais à vous je vous tends la main et vous dis : faites cela pour moi. » Potoughine réfléchit et déclara qu’en effet il était capable de faire beaucoup pour Irène Pavlovna, mais qu’il aimerait à l’entendre exprimer son désir elle-même. L’entrevue eut lieu le même soir ; elle ne se prolongea pas longtemps et ne fut connue que de cette dame. Irène ne demeurait plus déjà chez le comte Reisenbach.

— Pourquoi vous êtes-vous souvenue de moi ? lui demanda Potoughine.

Elle commença à s’étendre sur ses solides qualités, puis s’interrompant brusquement.

— Non, dit-elle, je ne saurais vous cacher la vérité. Je savais, je sais que vous m’aimez, voilà pourquoi je me suis décidée.

Alors elle lui raconta tout. Élise Belsky était orpheline ; ses parents l’abhorraient et comptaient sur son héritage… elle allait être perdue. Potoughine regarda longtemps en silence Irène et consentit. Elle fondit en larmes et se jeta à son cou. Et lui pleura… mais ces larmes étaient différentes. Tout s’apprêtait pour l’union secrète, une main puissante avait écarté tous les obstacles, lorsqu’une maladie se déclara : une fille vint au monde, la mère s’empoisonna. Que faire de l’enfant ? Potoughine la prit sous sa tutelle des mains d’Irène.

Effrayante, terrible histoire ! mais passons, lecteur, passons.

Une heure s’écoula avant que Litvinof se fût décidé à rentrer dans son hôtel. Il s’en approchait lorsqu’il entendit tout à coup marcher derrière lui : quelqu’un paraissait le suivre et hâter le pas quand il marchait plus vite. Arrivé à un réverbère, Litvinof se retourna et reconnut le général Ratmirof. Le général revenait seul du dîner, en cravate blanche, un élégant paletot jeté sur les épaules, une file de croix attachée par une chaînette d’or à la boutonnière de son habit. Son regard, directement, impertinemment dirigé sur Litvinof, exprimait un tel mépris, une telle haine, toute sa figure respirait un défi si prononcé que Litvinof crut de son devoir, faisant un effort sur lui-même, d’aller à sa rencontre, au devant d’une « histoire ». Mais, à l’approche de Litvinof, le visage du général se transforma subitement : sa courtoisie railleuse reparut et une main couverte d’un gant gris-perle souleva de nouveau un feutre irréprochable. Litvinof ôta le sien sans mot dire, et chacun suivit son chemin. « Il se doute de quelque chose », pensa Litvinof. « Si c’était du moins… un autre ! » se disait le général.

Tatiana faisait le piquet de sa tante quand Litvinof entra dans leur chambre.

— Tu es joli, mon petit père, s’écria Capitoline Markovna en jetant les cartes sur la table, te voilà perdu dès le premier jour et toute la soirée ! Nous avons attendu, attendu, puis grogné et grogné…

— Je n’ai rien dit, tante, fit observer Tatiana.

— Oh ! tu es connue pour ta patience ! N’avez-vous pas honte, monsieur. Est-ce possible ? pour un fiancé !

Litvinof s’excusa tant bien que mal, et s’approcha de la table.

— Pourquoi avez-vous interrompu votre jeu ? demanda-t-il après un court silence.

— Quelle question ! nous ne nous sommes mises à jouer que par ennui, ne sachant que faire… Maintenant que vous êtes arrivé…

— Si vous voulez entendre le concert du soir, interrompit Litvinof, je vous y conduirai très volontiers.

Capitoline Markovna consulta de l’œil sa nièce.

— Allons, tante, je suis prête, dit celle-ci, mais ne vaut-il pas mieux rester à la maison ?

— Soit ! nous boirons le thé à notre manière, à la moscovite, avec un samovar, et nous bavarderons gentiment ; nous n’avons pas encore babillé comme il faut.

Litvinof fit apporter du thé, mais la conversation ne marcha pas comme le samovar. Il sentait un perpétuel remords de conscience ; il lui semblait que tout ce qu’il disait n’était que mensonge, et que Tatiana n’en était pas dupe. Cependant aucun changement ne se remarquait en elle ; seulement son regard ne se reposa pas une seule fois sur Litvinof, mais glissait autour de lui avec une sorte de compassion timide, et elle était plus pâle que d’habitude. Capitoline Markovna lui demanda si elle n’avait pas mal à la tête.

Tatiana voulut répondre négativement, mais, réflexion faite, elle dit : « Oui, un peu. »

— Cela tient à la fatigue de la route, remarqua Litvinof en rougissant de ce qu’il disait.

— C’est de la fatigue, répéta Tatiana, et son regard glissa de nouveau sur lui.

— Il faut te reposer, Tanioucha.

— J’irai bientôt me coucher, tante.

Le Guide des Voyageurs était sur la table ; Litvinof se mit à lire à demi-voix la description des environs de Bade.

— Tout cela est charmant, interrompit Capitoline Markovna, mais voilà ce qu’il ne faut pas oublier : on dit que la toile est ici très bon marché, il faut en acheter pour le trousseau.

Tatiana baissa les yeux.

— Nous aurons le temps, tante. Vous ne songez jamais à vous-même et vous avez absolument besoin d’une robe neuve. Vous voyez comme tout le monde ici est élégant.

— Eh ! bon Dieu ! à quoi bon ? Est-ce que je suis une élégante ! Autre chose, si j’étais une beauté comme votre amie, Grégoire Mikhailovitch ; comment l’appelez-vous déjà ?

— Quelle amie ?

— Mais celle que nous avons rencontrée ce matin.

— Ah ! celle-là, dit avec une insouciance simulée Litvinof, et de nouveau il se sentit honteux et mal à l’aise. « Non, se dit-il, cela ne peut pas se prolonger ainsi. »

Il était assis à côté de sa fiancée et, tout près d’elle, dans sa poche de côté, à lui, sur son cœur, se trouvait le mouchoir d’Irène. Capitoline Markovna alla une minute dans la chambre voisine.

— Tania, dit avec effort Litvinof… C’était la première fois de la journée qu’il l’appelait ainsi.

Elle se tourna vers lui.

— J’ai… j’ai quelque chose de grave à vous dire.

— Ah ! vraiment ? Quand ? Tout de suite ?

— Non, demain.

— Ah ! demain. C’est fort bien.

Une pitié immense remplit l’âme de Litvinof. Il prit la main de Tatiana et l’approcha de ses lèvres avec componction, comme un coupable : le cœur de celle-ci se serra et ce baiser ne la réjouit point.

La nuit, à deux heures, Capitoline Markovna, qui couchait dans la même chambre que sa nièce, souleva tout à coup la tête et se releva.

— Tania, dit-elle, tu pleures ?

Tatiana ne répondit pas tout de suite.

— Non, tante, dit-elle, de sa voix candide, je suis un peu enrhumée.