Fusains et eaux-fortes/L’atelier de M. Ingres en 1848

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G. Charpentier (p. 239-250).



L’ATELIER DE M. INGRES

EN 1848













L’ATELIER DE M. INGRES

EN 1848


M. Ingres occupe à l’Institut un logement au-dessous duquel se trouve, au rez-de-chaussée, un atelier composé de plusieurs pièces, et qui n’a rien de caractéristique. Là nul luxe, nulle coquetterie d’arrangement, aucune de ces curiosités pittoresques qui encombrent les ateliers des artistes à la mode et les font ressembler à des magasins de bric-à-brac ; la pensée seule illumine ces chambres vulgaires, ornées de quelques fragments de plâtres antiques et de toiles, la plupart sans bordure, accrochées çà et là aux murailles. Dans un coin, un élève muet et studieux copie religieusement quelque œuvre, du maître ; le jour, amorti par des toiles tendues à mi-hauteur des croisées, tombe d’une arrière-cour déserte, où l’herbe encadre les pavés.

Et cependant, ce réduit froid, pauvre, silencieux et morne est un des plus riches sanctuaires de l’art moderne. Raphaël, s’il revenait au monde, s’arrêterait là plus volontiers qu’ailleurs et s’y trouverait comme chez lui.

Quoiqu’il ait eu son génie tout jeune, M. Ingres n’a eu sa réputation que fort tard sa gloire s’est épanouie à son automne comme une fleur tardive. Mais cette renommée, qui s’est fait si longtemps attendre, en venant, a donné à l’artiste une nouvelle jeunesse. À l’âge où l’esprit devient paresseux et la main pesante, M. Ingres a tout l’enthousiasme d’un néophyte, et jamais son pinceau ne fut plus ferme.

La vie de M. Ingres n’a été occupée que d’une seule passion, celle de l’art. Ce chaste amour sans déception l’a conservé jeune. Son œil brille de tout le feu d’un œil de vingt-cinq ans, et les années n’ont pas glissé un fil d’argent dans ces boucles noires que sépare sur le front une petite raie, hommage mystérieux et symbolique à la mémoire du maître adoré, du bel Ange d’Urbin. Sa main secoue la vôtre avec une vigueur qui ne sent en rien son sexagénaire. M. Ingres fournira une carrière aussi longue que celle du Titien, et ses tableaux centenaires seront les meilleurs, car, chose étrange, il fait chaque jour des progrès, et ce maître souverain, arrivé au bout de l’art, apprend encore.

Le tableau qui nous attirait dans son atelier, outre son mérite intrinsèque, offre un curieux sujet d’étude. Quoiqu’il ne porte qu’une signature, il a été peint par deux artistes, par l’Ingres d’autrefois et par l’Ingres d’aujourd’hui. Un intervalle de quarante ans a séparé t’ébauche de l’achèvement. Cette Vénus, qui a commencé à sortir de l’onde à Rome en 1808, n’a totalement émergé de l’azur qu’à Paris en 1848. La jeune fille de treize ans qui avait prêté sa tête enfantine à la naissante Aphrodite a eu le temps de devenir une auguste matrone, entourée d’un cercle de petits-fils, à moins que la terre jalouse n’ait recouvert prématurément sa beauté printanière. Un des Amours, celui qui tient le miroir et que le peintre a féminisé par une idée ingénieuse et délicate, a grandi et posé depuis pour la fameuse Odalisque, sans que le tableau se finît. Ô divin pouvoir du génie ! éternelle jeunesse de l’art ! Toutes ces formes pures et charmantes que le peintre ravi contemplait dans leur chaste nudité se sont effacées comme des ombres, et l’ombre fixée sur la toile a survécu. Tes blonds cheveux ont blanchi, ô Vénus ! et l’artiste, pour terminer ton image, est forcé de demander aux belles d’une autre génération de laisser tomber leurs voiles devant lui. C’est peut-être ta fille, à toi qui posais pour l’Amour enfant, qui sert aujourd’hui pour la mère des Amours, si elle n’est pas trop vieille !

Ces réflexions mélancoliques, qui nous venaient en foule en regardant le tableau, ont sans doute longtemps obsédé et troublé le peintre. Plus de cent fois il a retourné la toile posée contre le mur et l’a placée sur son chevalet, puis, après une contemplation muette, il l’a remise au même endroit sans y toucher.

Nous concevons ces hésitations et ces lenteurs. En face de ce rêve de ses premières années, gardé pieusement par la toile, de ces légères teintes de l’ébauche à travers lesquelles la pensée transparaît toute nue, autre Vénus sortant de la mer, il n’osait pas saisir la palette, craignant de recouvrir sous le travail même le plus savant ces incorrections de l’esquisse que nulle perfection ne peut quelquefois égaler ne sachant pas s’il retrouverait cette inspiration perdue, ou tout au moins oubliée. Il est si difficile de reprendre, lorsque le temps a coulé, la ligne au point interrompu, le chant commencé, le tableau figé sur le chevalet !

Et puis, s’il faut le dire, et tout artiste nous comprendra, M. Ingres avait peur de lui-même il redoutait, sans peut-être s’en rendre compte, ce combat de l’homme d’aujourd’hui contre le jeune homme d’autrefois. Dans cette lutte dont il était le champ de bataille, il redoutait la victoire et la défaite. Sa profonde et souveraine expérience vaudrait-elle le frais enchantement du début et cette charmante surprise de l’artiste, disciple encore hier, en face de la nature découverte par lui comme un nouveau monde ? S’il restait inférieur au travail commencé, toute une vie d’études, de méditations et de labeurs aurait donc été inutile ! Triste leçon pour l’artiste glorieux et plein de jours ! S’il lui était supérieur, n’y avait-il pas comme une espèce de barbarie à mésuser de ses forces de vieil athlète contre ce chef-d’œuvre juvénile ? Dans l’ordre intellectuel, n’était-ce pas une impiété que de galvaniser cette pensée à demi-morte, et de lui faire dire autre chose que ce qu’elle aurait voulu ?

Elle était si belle d’ailleurs, cette pauvre Vénus Anadyomène, dans la douce pâleur de sa grisaille réchauffée légèrement de tons roses, au milieu de l’azur éteint de sa mer et de son ciel embrumé par la poussière de quarante années, dans ce charmant coloris neutre qui laisse toute sa valeur à la forme Les Amours jouaient si bien parmi cette écume indiquée à peine par des caprices de brosse, que chacun disait au peintre : « N’y touchez pas ! »

Eh bien ! un jour de ce printemps, malgré les émeutes et les révolutions, M. Ingres s’est senti si jeune qu’il a repris le rêve de ses vingt ans et l’a audacieusement mené à bout ; la Vénus Anadyomène est finie et c’est la même ! Rien n’eût été plus facile au grand maître que de peindre sur cette toile une autre figure supérieure à la première peut-être, mais que fût devenu le prodige ?

Fraîcheur, naïveté, timidité adolescente, tout s’y retrouve ; c’est la candeur adorable du génie, mais sans l’inexpérience et les erreurs. C’est l’étude d’un élève peinte par son maître ; le don y brille, joyau inestimable serti dans la science ; tout ce qui vient de Dieu y est, avec tout ce qui vient de l’homme.

L’heureux possesseur de ce diamant l’a fait enchâsser dans une riche monture d’or, où se jouent des dauphins sculptés, et qui peut se dresser au milieu d’un appartement comme le David de Daniel de Volterre. Si M. Ingres vit cent ans, peut-être peindra-t-il l’autre face.

Il ne nous est rien resté des merveilleux peintres grecs ; mais, à coup sûr, si quelque chose peut donner une idée de la peinture antique telle qu’on la conçoit d’après les statues de Phidias et les poèmes d’Homère, c’est ce tableau de M. Ingres ; la Vénus Anadyomène d’Apelle est retrouvée. Que les arts ne pleurent plus sa perte.

Aphrodite est presque enfant. Le flot d’écume qui l’enfermait vient de crever et bouillonne encore. La déesse a l’apparence d’une jeune fille de treize à quatorze ans. Son visage, où s’ouvrent des yeux bleus doucement étonnés, et où s’épanouit un sourire plus frais qu’un cœur de rose, a toute la candeur et l’ingénuité du premier âge mais, dans son corps frêle et virginal, la puberté éclôt comme une fleur hâtive.

Vénus est précoce ; la gorge se gonfle, soulevée par un premier soupir la hanche se dessine, et les contours s’enrichissent des rondeurs de la femme. Rien n’est plus fin, plus pur, plus divin que ce corps de Vénus vierge. Grande déesse des Amours, c’est là le seul charme qui te manquait ! En te faisant ce don plus précieux que celui du ceste, M. Ingres t’a mise en état de lutter avec Marie, la Vénus chrétienne !

Ses bras, levés au-dessus de sa tête-avec un mouvement d’une grâce indicible, tordent ses cheveux blonds d’où ruissellent des perles, larmes de regret de la mer désolée de porter ce beau corps au rivage.

Ses pieds, blancs comme le marbre et d’où la froideur de l’eau a chassé le sang, sont caressés par les lèvres argentées de l’écume et les lèvres roses de petits Amours, chérubins païens en adoration devant leur reine.

L’un d’eux, se haussant sur la pointe d’une vague ; tend à Vénus un miroir, c’est-à-dire la conscience de sa beauté. La main potelée de l’enfant se réfléchit avec un art admirable dans le métal bruni.

Au fond, les tritons s’agitent, les dauphins sautent ; tous les habitants du moite empire célèbrent l’heureuse naissance.

Il n’est personne qui n’admire le dessin pur, le modelé fin, le noble style de M. Ingres. Toutes ces qualités se retrouvent ici avec celle d’un coloris charmant. Rien n’est plus doux à l’œil que cette figure d’une blancheur dorée, entre le double azur du ciel et de la mer. M. Ingres, depuis quelques années, a gagné énormément comme palette. L’âge le réchauffe ; heureux homme, qui a commencé à dessiner comme Holbein et finira par peindre comme Titien !

Dans une pièce voisine rayonnait sur un chevalet une peinture toute moderne et d’un sentiment tout opposé. – C’était un portrait, celui de madame de R…

Il est difficile de rendre plus compréhensible par le choix de la pose et l’arrangement du costume un caractère et une position sociale.

L’artiste avait à peindre une femme du monde, et de ce monde qui nage dans une atmosphère d’or il a su être opulent sans être fastueux et a corrigé par l’étincelle de l’esprit les bluettes des diamants.

Madame de R…, vêtue d’une robe de satin rose d’un ton vif et brillant, vient de s’asseoir dans les plis splendides de la riche étoffe qui bouffe encore ; un de ses coudes s’appuie sur son genou sa main droite joue négligemment avec un éventail fermé ; la gauche, demi-repliée, effleure presque son menton. L’œil brille, éclairé par une repartie prête à jaillir de ses lèvres. C’est une conversation spirituelle, commencée dans la salle de bal ou au souper, qui se continue on entendrait presque ce que dit l’interlocuteur hors du cadre.

La coiffure se compose d’un béret de velours noir qu’accompagne gracieusement une plume blanche. – Cet Athénien de la rue Mazarine a eu la coquetterie de mettre son grand goût au service du journal des modes, et ce béret, que signerait Mme Baudrand, est, malgré son exactitude, du plus beau style grec.

Lorsque le temps aura passé sa patine sur cet admirable portrait, il sera aussi beau de couleur qu’un Titien. Dès à présent, il a une vigueur et un éclat de ton que n’atteindraient que difficilement les coloristes les plus vivaces de notre école.

Jamais M. Ingres n’a fait rien de plus simplement hardi, de plus vivant, de plus moderne dégager le beau du milieu où l’on plonge est un des plus grands efforts de l’art.

Un autre portrait, encore à l’état d’ébauche, surprend par la fierté de l’ébauche et la suprême majesté de l’attitude. Cette femme impériale et junonienne a été sculptée en quelques coups de pinceau dans cette toile blanche, qui ressemble à du marbre de Carrare.

Mais quand M. Ingres le terminera-t-il, lui qui attend, hôte respectueux, que l’inspiration vienne le visiter sans l’aller chercher si elle tarde à venir, de peur de la contraindre, cette belle vierge hautaine à qui les artistes convulsifs de notre époque précipitée ont si souvent fait violence ?

Non loin de ce portrait, une répétition de la Stratonice, sur des dimensions plus grandes et avec quelques variantes, attend la suprême touche. Rien n’est fini, et le tout le serait dans un jour. Il n’y a plus que l’épiderme et la fleur à poser.

(L’Événement, 2 août 1848.)