Fusains et eaux-fortes/La République de l’avenir

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G. Charpentier (p. 229-238).


LA

RÉPUBLIQUE DE L’AVENIR


La République ! certainement nous l’acceptons et nous la voulons sans aucune arrière-pensée, franchement, loyalement ; mais le titre seul ne suffit pas, il nous faut la chose. Toutefois, qu’on se rassure, nous ne sommes nullement un républicain de la nuance la plus foncée. Beaucoup de gens parmi ceux qui la craignent et plusieurs parmi ceux qui l’aiment se figurent la République avec un accompagnement obligé de guillotine, de maximum, d’assignats, de comité de Salut public, de Montagne, de loi agraire et autres moyens terroristes. Cette idée est la plus fausse qui se puisse concevoir. République veut dire. la chose publique, la chose de tout le monde, le gouvernement de tous par tous ce gouvernement se réalise au moyen du suffrage universel, qui abolit virtuellement les privilèges de naissance et de la fortune, puisque chacun est électeur et éligible. L’égalité de droits et de devoirs devant la loi efface dans la société prise au point de vue abstrait jusqu’aux dernières lignes de démarcation. Sous la République les hommes sont égaux, libres et frères ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’ils doivent porter des bonnets phrygiens, se proclamer sans-culottes et se couper réciproquement la tête, à l’instar de 93.

Grâce à la détestable éducation universitaire que nous recevons, on s’est toujours formé en France, d’après le De viris illustribus et le Selectæ e profanis, un idéal de république farouche, pauvre et mal nourrie. Le brouet noir de Lacédemone et les légumes de Cincinnatus ont été proposés à l’admiration de la jeunesse par des maîtres de pension qui avaient leurs raisons pour cela. Les mauvaises études classiques sont pour beaucoup dans le coté odieux de la première Révolution. Si les démagogues d’alors avaient été un peu plus instruits, ils auraient modéré leur enthousiasme à l’endroit du Brutus de Tarquin et du Brutus de César, tous deux patriciens et aristocrates, et de Sparte, ville libre, que servaient deux cent mille Ilotes, plus maltraités que des nègres.

Laissons donc en arrière ces déplorables imitations, ces sanglants archaïsmes, et tâchons de faire une République entièrement nouvelle ; le pire plagiat est celui de l’échafaud et de la misère.

Quelque forme de gouvernement qu’on adopte, il ne faut pas oublier qu’elle repose sur des individus doués de penchants invariables, de passions éternelles comme l’humanité. Les religions, les morales, les gouvernements qui contrarient au delà d’une certaine limite ces instincts fondamentaux, ces forces vives, s’usent fatalement et sont éliminés au bout d’une certaine période que l’on pourrait préciser. Sans s’être donné le mot, la famille humaine marche d’un pas lent, mais égal, vers un but unique le bonheur.

Obéissant à des lois pour ainsi dire mathématiques, l’humanité s’arrange dans la proportion suivante l’homme : la société, la religion. L’homme est le type la société et la religion, dont les noms ont la même signification étymologique, en réunissent les individus et les dirigent matériellement et spirituellement, toutefois à la condition de n’exiger de lui que les sacrifices possibles à sa nature. Partie du jardin Édénique, l’humanité veut y retourner.

Quel est l’instinct le plus vif de l’homme ? Celui de la liberté. Pourquoi désire-t-il être libre ? Pour chercher le bonheur. Qu’est-ce que le bonheur ? C’est le bien-être intellectuel et physique acquis sans faire tort à personne. Or, aucun état social ne permet cette recherche comme la République telle que nous l’entendons, c’est-à-dire opulente, splendide, spirituelle et polie ; nous ne concevons pas la République chagrine, misérable, inculte et brutale. Nous comprenons l’idéal en plus, mais non l’idéal en moins. Qu’on rêve de rendre les pauvres riches, cela est naturel ; mais rendre les riches pauvres n’est pas dans la logique du désir, émission ascensionnelle de l’âme vers la félicité ; en un mot, pour atteindre le niveau, nous aimerions mieux, au besoin, hausser les petits que décapiter les grands. La médiocrité ne saurait être un but, et nous repoussons de toutes nos forces l’égalité des envieux. On a supprimé les titres de noblesse ; nous aurions préféré qu’on déclarât gentilshommes tous les citoyens français. En effet, n’est-il pas noble dans le plus beau sens du mot celui qui n’obéit qu’à la loi et n’a d’autre servitude que la servitude du devoir ? Le titre de citoyen romain était supérieur jadis à celui de roi ; qu’il en soit ainsi du titre de citoyen français.

L’égalité mal comprise est la source de toutes les dissensions. La société, en bonne mère, ne doit avoir de préférence pour aucun de ses enfants, mais elle ne peut pas faire qu’ils soient pareils. Dans une course, pour nous servir d’une comparaison grossièrement intelligible, on place pour le départ les chevaux sur la même ligne mais au bout de quelques secondes les distances s’établissent et les concurrents se classent suivant leur force. Autrefois, certaines races pouvaient seules descendre dans la lice, ou obtenaient une avance considérable, tandis que d’autres couraient, une entrave au pied. En République point de faveur au départ, mais, une fois lancé, chacun galope avec ses jambes.

Comme l’entendent certains théoriciens, l’égalité est contraire à la conformation de la planète que notre race peuple ; le milieu moral répète le milieu physique. Écrasez les montagnes, remplissez les vallées, faites la plaine partout, et le globe périra. Les eaux privées de leurs pentes s’extravaseront au hasard ou tariront, n’étant plus assemblées par les cimes ; des vents furieux balayeront cette boule dénudée et rendue inhabitable. Le monde social est exactement construit de même ; tout s’y étage d’après des lois que rien ne peut faire dévier. L’égalité absolue y serait aussi absurde que dans le monde matériel. Les idées, les richesses prennent leurs cours suivant les différences des niveaux et se distribuent d’elles-mêmes. Maintenant, doit-on guillotiner la montagne, cette aristocrate involontaire, sous prétexte qu’elle opprime la vallée ou qu’elle choque l’orgueil de la plaine ? Ceci, bien entendu, n’empêche pas de combler les fondrières, de rectifier le cours des torrents, de dessécher les marais pestilentiels, au propre et au figuré ; mais tout ce qu’on tentera contre la constitution planétaire, physique et morale du monde où nous vivons ne peut qu’amener d’affreuses et déplorables catastrophes.

Il y aura toujours parmi les hommes une aristocratie que nulle république ne supprimera, celle des poètes ; par poète nous n’entendons pas seulement ceux qui assemblent des rimes, mais nous ramenons ce nom à son beau sens grec — ceux qui font ou qui créent. — Le conquérant, l’artiste, le législateur, le savant sont des poètes, lorsqu’ils ont trouvé une idée, une forme, une vérité, un fait ; autour de ces centres lumineux le reste de l’humanité s’équilibre et gravite avec le même plaisir impérieux que le satellite autour de sa planète.

Pour nous, l’égalité n’existe donc qu’à l’état abstractif et politique ; chercher à l’étendre au delà, c’est méconnaître les lois de la nature, les mathématiques générales et les volontés de Dieu, ce grand harmoniste qui produit l’unité avec la diversité.

Abaisser les barrières, ouvrir les portes, rompre les entraves, offrir à tous les mêmes facilités et le même entraînement, voilà ce que doit et peut la République. Là s’arrête l’action gouvernementale ; l’action sociale bien dirigée aplanit encore quelques obstacles, mais il faut ensuite admettre l’action individuelle. La valeur de chacun fait le reste. Cette valeur, qui, prise isolément, peut paraître injustement distribuée, contribue, dans le balancement général, à la grande unité.

En République, la politesse là plus exquise doit régner, contrairement à l’idée de certains démocrates qui s’imaginent que l’absence de formes, le tutoiement et autres grossièretés sont des signes d’indépendance ; il faut saluer dans chacun la possibilité de tout. Citoyen ne doit pas plus se dire que marquis, c’est une affectation inverse. Monsieur, veut dire : « Mon ancien, » manque de justesse, dit par quelqu’un de jeune. Les Espagnols, ce peuple monarchique, ont un beau mot que les républicains devraient bien adopter ; ils s’appellent entre eux hombre (homme).

Les bonnes manières, l’élégance et l’art s’accordent très bien avec la liberté. L’absence d’une cour a-t-elle pour résultat de supprimer le luxe, l’éclat, la beauté ? De ce qu’il n’y a plus de rois, nous n’inférons pas qu’il n’y aura plus de palais. Outre les grands édifices publics nécessités par la nouvelle vie sociale, tels que les chambres pour les Parlements, les forums pour les délibérations politiques et les élections, les habitations des hauts fonctionnaires, le peuple, devenu souverain, exigera pour tous les endroits où il se réunit une splendeur que nous appellerons encore royale eh attendant que nationale ait pris le même sens. Nous croyons fermement que les artistes trouveront d’aussi nobles formes pour ces Versailles populaires qu’ils en ont inventé autrefois pour les fantaisies de Louis XIV.

Nous n’adoptons nullement pour idéal de la cité de l’avenir le symbole de la ruche. Nous espérons n’être pas réduits à la cellule uniformément hexagone de l’abeille nous comptons bien qu’il y aura beaucoup d’hôtels sculptés et dorés sous la jeune République. Ce seront les chaumières qu’on abattra, et non les châteaux.

Ces châteaux, se les transmettra-t-on par voie d’hérédité ? Pourquoi pas ? L’homme possède imprescriptiblement deux choses : son âme et son corps, c’est-à-dire son intelligence et sa force ; de l’union de ces deux puissances dirigées par la volonté il résulte le travail qui produit tout ; un propriétaire n’est qu’un travailleur capitalisé toute propriété est le produit d’un travail, soit récent, soit ancien. Nous admettons même, contre l’opinion de certains théoriciens modernes, que la conquête et la spéculation ont pu créer la propriété. La conquête, c’est la victoire, c’est la récompense d’efforts militaires ; la spéculation, c’est souvent l’idée et parfois le bonheur, puissance distributive et mystérieuse dont on ne saurait nier le bon droit. L’héritage, « cette main tendue par le père à l’enfant à travers le mur du tombeau relie les générations entre elles et établit le beau dogme de la réversibilité. D’ailleurs, n’héritons-nous pas collectivement des races antérieures ? Cette civilisation dont nous jouissons n’est-elle pas le produit des efforts et des travaux de nos ancêtres ? Cette terre fertile que nous foulons, ils l’ont défrichée. Le travail crée des valeurs qui n’existaient pas, sans rien prendre aux paresseux ni aux pauvres. Jamais les riches n’ont ruiné personne ils ne sont que des pompes aspirantes et foulantes qui renvoient en pluie l’or qu’ils attirent pour prévenir l’accaparement, la nature prévoyante donne au père avare un enfant prodigue, et tout se balance.

Le meilleur moyen pour que les pauvres piétons du trottoir aillent un jour en voiture, c’est qu’il y ait sur la chaussée beaucoup de calèches, de berlines, de coupés et de phaétons. À force de faire des carrosses pour les autres on finit par en garder un pour soi dans un avenir qui pourrait être fort prochain ; personne ne marchera. Le transport en commun réalise déjà ce progrès sous de petites proportions.

L’humanité s’émancipe peu à peu. Aux esclaves ont succédé les serfs, aux serfs les ouvriers ou les prolétaires, comme on les appelle aujourd’hui. L’amélioration est sensible, mais bientôt l’ouvrier sera affranchi lui-même. L’esclave obéissait à son possesseur, qui avait sur lui droit de vie et de mort, le serf à son seigneur d’après certaines conditions ; l’ouvrier n’obéit qu’au travail ; mais voici qu’un esclave nouveau va le remplacer près de ce dur maître ; un esclave qui peut haleter, suer et geindre, marteler jour et nuit dans la flamme sans qu’on ait pitié de lui. Ces bras de fer remplaceront les frêles bras de l’homme. Les machines feront désormais toutes les besognes pénibles, ennuyeuses et répugnantes. L’homme s’occupera seulement de ce qui exige de la pensée, du sentiment ou du caprice, de tout ce qui doit recevoir, sous la magnétisation immédiate de la main, l’impression directe du cerveau. L’art se généralisera à un point qu’on ne peut concevoir et donnera son empreinte à une foule de produits.

Le républicain, grâce à ses ilotes de vapeur, aura le temps de cultiver son champ et son esprit. Tout ce qui ne sera pas artiste sera agriculteur. La terre ne demande pas mieux que de nourrir ses enfants. Ceux qui voudront se reposer auront la permission de le faire, c’est bien le moins ; sous un régime de liberté, personne n’est oisif ; consommer, c’est travailler ; penser, c’est agir.

Nous la voulons fermement cette belle république athénienne, pleine de lumière et de bourdonnements joyeux, chantée par le poète, sculptée par le statuaire, colorée par le peintre, employant pour le bonheur de ses fils toutes les ressources des sciences et des arts, offrant à tous les pieds ses escaliers de marbre blanc et découpant, sur un ciel d’un bleu tranquille, les frontons de ses palais et de ses temples.

(Le Journal, 28 juillet 1848.)