Fusains et eaux-fortes/Un buste de Victor Hugo

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G. Charpentier (p. 3-5).

UN BUSTE


DE


VICTOR HUGO




De tous les portraits de Victor Hugo que l’on a faits jusqu’à présent, aucun ne reproduit les traits et la physionomie de ce Gengiskan de la pensée ; on connaît la lithographie de Devéria, belle comme une œuvre d’art et d’une grande tournure ; mais je ne crois pas que le caractère de la tête soit bien saisi, surtout moralement ; on dirait presque un Byron, un Shelley, ou quelque autre de l’école satanique ; il y a de l’orage sur le front, de l’amertume dans ce sourcil contracté ; le nez est loin d’être exact, il vise à l’aquilin ; la bouche et le menton manquent un peu de ces méplats fortement accusés, de ces contours fouillés si puissamment, qu’on remarque dans Victor Hugo et qui donnent quelque chose de grand et ferme à son profil. David, dans ses bas-reliefs pour le tombeau du général Foy, n’a guère été plus heureux ; il a cru qu’il suffisait d’exagérer certains détails pour arriver au but ; ce n’est plus un portrait, c’est ce qu’on appelle en argot d’atelier une charge. D’ailleurs, le haut de la figure est tellement déprimé (à l’opposé du portrait de Goethe, où le front surplombe), qu’anatomiquement parlant, un personnage constitué ainsi ne pourrait vivre.

Voici un nouvel essai de M. Jehan Duseigneur, auteur de Roland furieux, d’un Napoléon refusé et qui, certes, valait mieux que celui de Seurre, ridiculement étayé d’un aigle ou d’une bûche, je ne sais trop lequel ; voyons s’il a mieux réussi.

Son buste est d’une belle proportion, un tiers plus grand que nature ; le masque a de la bonhomie et du repos ; on voit bien là l’homme qui a confiance en sa force et qui poursuit majestueusement sa haute mission, l’homme dont la devise littéraire est hierro, et qui n’en est pas moins doux à l’usage et simple dans sa vie ordinaire, comme s’il n’était pas lui. M. Duseigneur a très heureusement, selon nous, fondu le poète avec l’homme, chose que l’on néglige trop souvent dans les portraits de célébrités à qui l’on donne presque toujours un air de dithyrambe et de smorfia méditative, on ne peut plus ridicule chez nous, où le poète est citoyen, comme dit Sainte-Beuve.

Le front, un des plus beaux laboratoires à pensées qui soient au monde contemporain, est étudié avec scrupule, modelé avec finesse. Le travail est souple et moelleux ; cela singe la chair autant qu’il l’est donné à l’argile ; les lèvres sont d’un sentiment délicat et vrai ; elles respirent bien, et dans le globe vide de l’œil, M. Duseigneur, différent en cela des sculpteurs grecs, nous a fait deviner, avec tout l’art imaginable, cette prunelle d’aigle et ce regard large que la peinture est seule en possession de rendre. Seulement, et peut-être est-ce une observation minutieuse, les sourcils sont un peu trop saillants et coupent la ligne frontale un peu trop brusquement. Ce buste nous paraît destiné à un grand succès, surtout à l’étranger où les intelligences plus artistes sont en avant de nous dans l’admiration du plus grand poète que nous ayons. Nous ne doutons pas que tous les religieux de ce beau talent ne s’empressent d’orner leurs bibliothèques de ce portrait, dont le moulage a été confié à l’un de nos habiles, M. Lambert Misson, rue Mazarine.


(Le Mercure du xixe siècle, 8 octobre 1831.)