Fusains et eaux-fortes/Un feuilleton à faire

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G. Charpentier (p. 95-105).

grâce. Il ne suffit pas de savoir faire des pas, de sauter très haut et d’agiter un foulard pour être danseuse. L’agilité n’est qu’une qualité secondaire.

Dolorès et Camprubi n’ont aucun rapport avec nos danseurs ; c’est une passion, une verve, un entrain dont on n’a pas d’idée ; ils n’ont aucunement l’air de danser pour gagner leurs feux, comme les autres, mais pour leur plaisir et leur satisfaction personnelle ; il n’y a rien de mécanique, rien d’emprunté et qui sente l’école, dans leur manière ; — leur danse est plutôt une danse de tempérament qu’une danse de principes et l’on y sent à chaque geste toute la fougue du sang méridional. — Une pareille danse avec des cheveux blonds serait un lourd contresens.

Comment se fait-il que cette danse si chaude, si impétueuse, aux mouvements si accentués, aux gestes si libres, ne soit nullement indécente, tandis que le moindre écart d’une danseuse française est d’une immodestie si choquante ? C’est que la cachucha est une danse nationale d’un caractère primitif et d’une nudité si naïve qu’elle en devient chaste la volupté est si franche, l’amour si ardent, c’est si bien les provocantes agaceries, la folle pétulance de la jeunesse, qu’on pardonne facilement à la témérité tout andalouse de certaines allures ; c’est un poème charmant écrit avec des ondulations de hanches, des airs penchés, un pied avancé et retiré, joyeusement scandé par le cliquetis des castagnettes et qui en dit plus à lui tout seul que bien des volumes de poésies érotiques.

Il y a une posture d’une grâce ravissante ; c’est l’instant où la danseuse, à demi agenouillée, fièrement cambrés sur les reins, la tête penchée en arrière, ses beaux cheveux noirs, où s’épanouit une large rose, à moitié défaits, les bras étendus et pâmés et n’agitant plus que faiblement les castagnettes, sourit par-dessus l’épaule à son amant qui s’avance vers elle pour lui prendre un baiser. On ne saurait imaginer un groupe d’un plus joli dessin il n’y a rien là de la grâce bête et fade de l’opéracomique. Le cavalier a dans ses mouvements une facilité, une désinvolture alerte et fière il est souple, précis, onduleux et vif comme un jeune jaguar. La femme est jeune, légère, franche dans ses poses dessinant la tournure de ses attitudes avec une netteté admirable, ne plaçant qu’à propos son étincetant sourire, ne soulevant guère au-dessus du genou les plis pailletés de sa basquine et ne se livrant jamais à ces affreux écarts de jambe qui font ressembler une femme à un compas forcé.

Il est singulier qu’on n’ait pas engagé ce joli couple à l’Opéra ; il eût été bien facile de trouver à l’employer. Ces danses nationales, d’un caractère si original, eussent merveilleusement varié le répertoire chorégraphique si monotone de sa nature. Il me semble que l’Opéra devrait attirer à lui tous les plus beaux danseurs et les plus belles danseuses du monde, tout ce qui a une célébrité dans ce genre. Croit-on, par exemple, qu’un rôle de bayadère n’offrirait pas un attrait fort vif, exécuté par une véritable bayadere de Calcutta ou de Masulipatam ? Pourquoi n’a-t-on pas des almées au théâtre de la rue Lepelletier ? Nos relations nouvelles avec l’Orient permettraient de s’en procurer sans beaucoup de frais ni de peine.

M.  Lubbert, ancien directeur de l’Opéra et bon juge en cette matière, qui a voyagé dans les échelles du Levant, affirme que rien n’approche de la perfection de leurs danseuses. Il ne faudrait cependant pas croire d’après ceci que nous voudrions que les rôles chinois fussent remplis par des Chinois exclusivement, et ainsi de suite ; nous admettons trop largement la convention dans l’art pour descendre à de pareilles puérilités ; mais certainement l’art chorégraphique, art muet et positif, se prête plus que tout autre à cette innovation qui ne peut qu’ajouter du piquant au canevas si fatalement ennuyeux des ballets ; le saltarello et la tarentelle dansés par des Romains et des Napolitains, la cachucha, la jota aragonesa, le zapateado par des Espagnols le pas des schalls par des almées et des bayadères offriraient assurément un attrait qu’ils n’ontpas, exécutés par les danseurs ordinaires. En attendant les almées, il aurait fallu garder les Espagnols et en faire venir d’autres de Madrid, où, dit-on, il y en a encore de meilleurs.

(La Charte de 1830, 18 avril 1837.)



UN FEUILLETON A FAIRE













UN FEUILLETON A FAIRE


Aucun artiste n’a certainement les jouissances d’amour-propre de l’acteur. Quand je dis l’acteur, l’épithète de bon est sous-entendue. Sa gloire lui est escomptée sur-le-champ, et il n’a pas besoin d’attendre d’être un buste de marbre pour être triomphalement couronné de lauriers. Les bouquets pleuvent sur lui de l’avant-scène, les mains gantées de blanc des fashionnables et des belles dames ne dedaignent pas de se rapprocher en sa faveur on le fait revenir après la chute du rideau, au grand mécontentement du commissaire de police ; on crie, on trépigne, on hurle, on cogne le plancher avec sa canne, on casse les banquettes on mettrait volontiers le feu au théâtre pour lui exprimer plus chaudement son admiration ; je ne pense pas que l’on en ait jamais fait autant pour M.  de Chateaubriand M. Hugo, M. de Lamartine ou M. Roger de Beauvoir.

Mais s’il a cette douce satisfaction, d’être applaudi tout vif et de toucher la renommée du doigt, il a aussi ce malheur de ne rien laisser de lui et d’être oublié ou contesté après sa mort ; la chose a déjà lieu pour Talma, qui est à peine encore refroidi dans son suaire drapé à l’antique nous autres, jeunes gens, qui ne l’avons guère vu que le jour de la Saint-Charlemagne, lorsque nous faisions notre cinquième ou notre sixième, nous sourions d’un air incrédule aux miracles qu’en racontent les hommes de l’Empire, et nous serions presque tentés de répondre que le bonnet de coton de Frédérick est plus drôle que la napoléonienne perruque de Sylla.

C’est ce qui fait que le comédien, plus que le poète, plus que le compositeur, plus que le peintre, a besoin du critique ; sans critique, le comédien n’existe pour ainsi dire pas. Le poète imprimé est comme Dieu ; il est divisible à l’infini et reste toujours un.

Tous en ont une part, et tous l’ont tout entier.

De cinq petites raies barbouillées de croches et de noires vont jaillir au premier coup d’archet les plus suaves harmonies. La toile survit au peintre, et l’on ne s’aperçoit que Raphaël est mort que parce qu’il ne fait plus de tableaux. Sa pensée existe tout entière, et il nous sourit aussi doucement par les tendres lèvres de ses madones que s’il vivait encore, le divin jeune homme ! Il n’en est pas ainsi du comédien.

Le comédien est en même temps le peintre et la toile, sa figure est le champ où il dessine. Il réalise sa création sur lui-même ; ses couleurs ne sont que du fard, il esquisse avec un geste et n’a, au lieu d’une touche qui reste, qu’une intonation qui s’en va. Aussi Hamlet, Oreste, Othello descendent avec lui dans la tombe. Il n’y a point, hélas de galerie où l’on puisse aller admirer son œuvre après sa mort.

La parole est ailée, le geste ne laisse pas de trace. Comment conserver à la postérité ce froncement de sourcils tout à fait olympien, qui faisait trembler jusqu’aux moucheurs de chandelles et aux banquettes elles-mêmes ; dans quel esprit-de-vin confire ce son de voix si majestueusement caverneux ? Il faudrait pour cela avoir la recette des mots de gueule gelés dont parle maître François Rabelais, et je pense qu’elle est aussi positivement perdue que la recette de l’eau de Jouvence.

Il y a sans doute je ne sais où, quelque part, très haut et très loin, une région vague, un lieu de refuge quelconque où va ce qui ne laisse ni corps ni fantôme, ce qui n’est rien, ayant été, comme le son, comme le geste, comme la beauté des femmes qui sont devenues laides, et les bonnes intentions qui n’ont pas été remplies.

Un feuilleton bien fait pourrait être cet endroitlà pour les fugitives et impalpables inspirations de l’artiste dramatique. Ces fleurs idéales, au parfum enivrant, aux couleurs éclatantes ces pauvres anémones de la poésie qui naissent d’un souffle et meurent d’un souffle entre les planches de la scène sans avoir jamais vu d’autre soleil que le lustre, devraient y laisser leur délicate empreinte, comme ces plantes que les faiseurs d’herbiers compriment entre deux feuilles de papier blanc pour en obtenir un duplicata exact ; — le parfum n’y est plus, il est vrai, mais le port, l’attitude, la forme des pétales et des pistils s’y trouvent fidèlement reproduits, et il est aisé de reconnaître sur ce spectre de neur ce qu’elle a été, fraîche, épanouie.

Malheureusement, les feuilletons sont mal faits. Qu’est-ce, en effet, qu’un feuilleton ? Une espèce de tréteau hebdomadaire où l’auteur vient parader et danser sur la phrase avec ou sans balancier. Les critiques ne sont plus vraiment que les graciosos et les clowns du journalisme ; ils marchent sur les mains, font la roue et le saut du tremplin, portent des échelles sur les dents et n’ont guère d’autre défaut que celui-ci, assez peu important pour des critiques, c’est à savoir qu’ils ne sont pas des critiques du tout.

Leurs feuilletons sont très charmants et du meilleur air les paillettes et les pierreries fausses ou vraies y sont jetées en profusion ; chaque note y éclate comme une bombe lumineuse d’un feu d’artifice de Ruggier ; cela est étincelant, chatoyant, phosphorescent, mais n’apprend rien, sinon que messieurs du feuilleton sont des personnes d’infiniment d’esprit, vérité qui n’a jamais été révoquée en doute et qui se passerait fort bien de cette preuve.

La manière de juger d’aujourd’hui a beaucoup de rapport avec celle des conseils de guerre : absous ou fusillé impitoyablement, absurde ou sublime, il n’y a pas de milieu ; ces deux mots péremptoires suffisent aux besoins de la critique.

Cela est en vérité un peu bien leste et ressemble trop à la justice turque ; on admet ou l’on rejette en masse, on a des haines et des engouements aveugles. On ne raisonne pas, on n’analyse pas, on s’en rapporte à une impression brute et générale. Plus de ces charmantes causeries de foyer où s’agitaient entre les auteurs et les critiques mille petites questions d’art ; maintenant on s’y promène comme dans un manège et l’on y parle de la Chambre et du cours de la rente.

Autrefois, ce n’était pas ainsi ; on s’intéressait ci une actrice dès son début ; on la suivait dans ses progrès, on s’intéressait à elle comme à une fleur que l’on voit grandir ; on l’applaudissait avec discrétion et mesure, de manière à lui faire sentir où elle avait bien fait, où elle avait failli ; on lui disait : Vous avez atteint au naturel du débit, mais vos poses ont