Fusains et eaux-fortes/Vente de la galerie de l’Élysée-Bourbon

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 105-115).

éclate comme une bombe lumineuse d’un feu d’artifice de Ruggier ; cela est étincelant, chatoyant, phosphorescent, mais n’apprend rien, sinon que messieurs du feuilleton sont des personnes d’infiniment d’esprit, vérité qui n’a jamais été révoquée en doute et qui se passerait fort bien de cette preuve.

La manière de juger d’aujourd’hui a beaucoup de rapport avec celle des conseils de guerre : absous ou fusillé impitoyablement, absurde ou sublime, il n’y a pas de milieu ; ces deux mots péremptoires suffisent aux besoins de la critique.

Cela est en vérité un peu bien leste et ressemble trop à la justice turque ; on admet ou l’on rejette en masse, on a des haines et des engouements aveugles. On ne raisonne pas, on n’analyse pas, on s’en rapporte à une impression brute et générale. Plus de ces charmantes causeries de foyer où s’agitaient entre les auteurs et les critiques mille petites questions d’art ; maintenant on s’y promène comme dans un manège et l’on y parle de la Chambre et du cours de la rente.

Autrefois, ce n’était pas ainsi ; on s’intéressait ci une actrice dès son début ; on la suivait dans ses progrès, on s’intéressait à elle comme à une fleur que l’on voit grandir ; on l’applaudissait avec discrétion et mesure, de manière à lui faire sentir où elle avait bien fait, où elle avait failli ; on lui disait : Vous avez atteint au naturel du débit, mais vos poses ont encore de la raideur ; vous mettez votre rouge trop haut ou trop bas ; telle couleur vous sied, telle autre vous va mal ; vous tenez vos coudes trop en dedans et vos pieds trop en dehors. Tout cela contribuait au perfectionnement de l’art, car il y a plus de profit réel à tirer de ces menues observations que de vagues considérations esthétiques qui le plus souvent n’aboutissent à rien et sont tout à fait inapplicables.

Maintenant que Thalie et Melpomene se barbouillent les joues avec du sang de bœuf en guise de fard, et qu’un théâtre a l’air pendant la représentation d’une ménagerie pleine d’animaux hurlants qui attendent qu’on ouvre les grilles pour les lâcher dans le cirque, on ne fait plus attention à ces nuances délicates, à ces intonations pleines de finesse qui faisaient le charme des vieux amateurs ; il faut brailler à tue-tête, rouler de gros yeux, se traîner par terre à quatre pattes en faisant des contorsions horribles pour réveiller un moment un public distrait et blasé par le régime d’alcool littéraire auquel il a été soumis depuis quelques années.

On ne sait pas le moindre gré à une actrice d’être jolie, on ne lui demande que de crier bien fort et cependant, il est plus difficile d’être jolie que d’avoir une grosse voix ; on ne se soucie plus de la beauté des femmes ; l’on aime peu les fleurs et beaucoup le tabac à fumer. Cette question importante de savoir si le nez à la Roxelane est préférable au nez grec, et le talent de Mlle Mars à celui de Mme Dorval, préoccupe beaucoup moins les gens que la loi sur la pêche fluviale, ce qui est profondément déplorable et prouve que la société chancelle sur sa base. L’indifférence en fait de jeunesse et de beauté est allée si loin à l’endroit des comédiennes, que toutes les actrices en réputation sont pour le moins quadragénaires.

Nous avons la perception si lente pour la beauté des femmes, que nous commençons à nous apercevoir qu’elles sont jolies lorsqu’elles commencent à grisonner. Pour réaliser ce feuilleton rêvé par nous, il faudrait qu’un homme de cœur, de style et d’esprit, comme on dit à présent, se donnât la peine de suivre exactement le jeu de quelques acteurs, Frédérick, Bocage, Bouffé, Mlle Georges, Mlle Mars, Mme Dorval, par exemple, dans tous leurs rôles importants, et en fît une critique détaillée scène par scène, couplet par couplet, vers par vers, mot par mot. Je voudrais que le moindre geste fût noté scrupuleusement, que l’on rendit compte d’une inflexion de sourcil, d’une tenue de voix et de ces mille détails dont après tout se compose la physionomie d’un rôle et qui font la différence du grand acteur à l’acteur médiocre. Je sais que cela pourra paraître minutieux à quelques feuilletonistes tranchants et superlatifs ; mais toute autre critique est illusoire et ne profite à personne qu’à celui qui la fait. Par une description animée et vivante, il faudrait faire paraître l’acteur aux yeux du lecteur, avec ses poses, ses gestes, ses manières de se draper, de marcher, de s’asseoir, son timbre de voix, son sourire, ses tics, ses grimaces et toutes ses habitudes théâtrales ; les feuilletons sur un acteur devraient être en quelque sorte une suite de dessins avec des explications et des notes, où l’on verrait clairement tous les aspects et tous les profils d’un rôle ; il serait bon aussi d’examiner sévèrement le costume, la tenue et la figure des acteurs. La figure d’un acteur doit être critiquée comme une peinture, car c’en est une, et l’on peut, en toute sûreté de conscience, railler une actrice de paraître laide et vieille dans les rôles d’ingénue comme si elle avait commis une faute de mémoire ou de prononciation, et ce n’est point le cas de tomber dans les attendrissements que font naître naturellement le grand âge et les défectuosités physiques.

Un feuilleton ainsi fait serait assurément quelque chose d’utile à l’art, aux acteurs et au public ; mais qui aura le courage, la patience et le talent de le faire ? Après la mort de l’acteur, ceux qui ne l’auraient pas vu iraient consulter ce duplicata fidèle, comme on va voir à la Bibliothèque royale l’œuvre gravée d’un peintre dont on ne connaît pas les tableaux.

(La Charte de 1830, 27 avril 1837.)


VENTE DE LA GALERIE

DE L’ÉLYSÉE-BOURBON












VENTE DE LA GALERIE

DE L’ÉLYSÉE-BOURBON


C’est une triste chose qu’une vente, surtout la vente d’une collection d’objets d’art. Les ventes de maisons et de terres n’ont pas ce côté douloureux ; il n’y a là dedans que des valeurs échangées, voilà tout ; mais une galerie de tableaux, une bibliothèque, une collection rare et précieuse, lentement formée, augmentée avec peine et recherches, sacrifices d’argent et de temps, quelque chose qui a été l’occupation d’une vie, l’amour, la passion, la manie et l’orgueil d’un homme, cela est lugubre à voir vendre comme les robes et les joyaux d’une maîtresse morte.

De plus, il est toujours à regretter que l’on éparpille et que l’on morcèle les grandes galeries. Beaucoup de tableaux admirables s’en vont, qui en Russie, qui en Hollande, qui en Angleterre ; bien peu, il faut le dire à notre honte, demeurent en France, et les étrangers ne se montrent que trop ardents à nous enlever nos richesses. Quand même nous soutiendrions mieux la concurrence, ce serait toujours un malheur pour les arts que les œuvres des maîtres fussent disséminées dans des collections particulières où l’on ne peut les voir que par hasard ou faveur spéciale.

Il est à regretter que les gens chargés de pousser les enchères pour le compte du musée n’eussent pas à leur disposition un plus large budget et n’aient pas pu l’aire de plus nombreuses acquisitions ; au reste, les moindres tableaux étaient disputés avec un acharnement sans pareil, et il y a telle toile que l’on a littéralement couverte de pièces d’or et de billets de banque. Nous avouons, pour notre part, que beaucoup de ces prix nous ont paru exorbitants, surtout pour plusieurs ouvrages dont le fini minutieux et l’extrême léché font le principal et même l’unique mérite.

La perle, le joyau de cette galerie était assurément le tableau duTraité de Munster, de Terburg, si admirablement gravé par Suyderhofts. Nos faiseurs de peinture officielle, nos grands entrepreneurs d’histoire auraient bon besoin d’aller souvent regarder la toile du bon Terburg ; ils verraient quel parti un homme de talent peut tirer du sujet le plus ingrat, quelles admirables ressources a trouvées sur sa palette le brave peintre de genre flamand, qui ne peignait d’ordinaire que de belles dames en robes de satin, assises devant des tables couvertes de tapis de Turquie rendus point à point. Comme il a su être fin, naturel, précieux d’exécution, bien dessiné, bien coloré, plein de style et de caractère, tout en restant dans les plus strictes conditions de son programme MM. Court, Vinchon et autres chargés habituellement de ces sortes de besognes, puisque le Terburg n’a pu être acheté par le musée, feront bien d’aller visiter, à son défaut, un certain tableau, attribué par les uns au Titien, par les autres au Bonifacio, et qui représente la première session du concile de Trente. Pour être juste cependant avec tout le monde, nous conviendrons que MM. les députés n’ont pas d’aussi beaux costumes et des têtes aussi bien caractérisées que les diplomates du traité de Munster et les évêques du concile.

Cette longue suite de têtes presque toutes sur la même ligne offrait cependant d’énormes difficultés à vaincre ; Terburg, sans faire d’inutiles efforts pour dramatiser une scène essentiellement grave et paisible, et tout en acceptant cette donnée monotone et symétrique, a imprimé tant de réalité et de vie à chacune des figures qui composent cet interminable chapelet, que l’œil n’est pas affecté de cette disposition qui serait désagréable avec une exécution moins parfaite.

Quelles belles têtes ! Nez d’aigle, regards d’aigle, bouches pincées et serrées, pleines de secrets qu’elles ne diront pas ; fronts un peu dégarnis de cheveux, accrochant la lumière sur leurs protubérances intelligentes ; physionomies narquoises et futées ; faux airs de bonhomie, gravité légèrement gourmée, gestes rares, maintien officiel, vêtement sobre et discret de couleur, comme il convient à des diplomates ; que tout cela est miraculeusement compris et rendu ! — Comment donc Terburg, le peintre des petits pages et des maîtres de musique, a-t-il pu pénétrer si facilement dans les secrets de la chancellerie et entrer si avant dans l’intimité de tous ces personnages graves et mystérieux qui passent une moitié de leur vie à en cacher l’autre, et auprès de qui Harpocrate lui-même, le dieu silencieux qui cachette sa bouche avec son doigt, est un bavard effréné et un faiseur de commérages ? Il a copié tout simplement et fait des portraits c’est ainsi que procèdent les grands artistes ; leur puissante intuition de la forme qui enveloppe toute pensée les rend, à leur insu, les plus fins analystes qui soient. Une petite ride près de la bouche, une imperceptible patte d’oie au coin de l’œil, la brisure d’une ligne, une inflexion dans l’arc d’un sourcil, un coup d’ongle soucieux sur la peau lisse d’un front, le méplat brillanté et le croquant d’un cartilage, une place dans la joue plus ou moins veinée et frappée de rouge ; tous ces détails, insignifiants en apparence, rendus avec l’austère et profonde vérité des maîtres, en disent plus sur l’âme et la pensée d’un homme que vingt pages de métaphysique quintessenciée ; aussi Terburg, pour donner à ses révélations toute l’authenticité possible, s’est-il placé lui-même dans un coin du tableau, observant et regardant toute cette scène avec l’œil chercheur et curieux de l’artiste en présence de son modèle.

Il y avait aussi un bien beau tableau de Jean Steen, le peintre de la jovialité, un grand artiste, un grand ivrogne, les Noces de Cana, quelque chose d’aussi chaud que la Kermesse de Rubens. Avec quelle ardeur tout ce monde se pousse et se culbute pour arriver au merveilleux breuvage ! Quelle joie bienheureuse Quelle hilarité délirante ! Que tous ces cuistres et ces manants, ces grosses commères à gorge rebondie sont contents d’être au monde et de vivre, et comme ils ne changeraient pas leur peau contre une autre, même avec du retour ! Voilà qui console de la maigreur d’Holbein, de Quintin Metsys et d’Albert Dürer. Ces gaillards ont mangé et bu pour toutes les figures décharnées de l’école gothique.

L’Adrien Ostade était aussi d’une grande beauté, c’est-à-dire d’une grande laideur ; ce qui me charme dans les Flamands, c’est le plaisir qu’ils semblent éprouver à être horriblement laids ; ils ont l’air d’être aussi fiers de leurs abominables trognes que