Génie du christianisme/Partie 4/Livre 5/Chapitre IV

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Garnier Frères (p. 477-486).

Chapitre IV - Vie et mœurs des Chevaliers

Les sujets qui parlent le plus à l’imagination ne sont pas les plus faciles à peindre, soit qu’ils aient dans leur ensemble un certain vague plus charmant que les descriptions qu’on en peut faire, soit que l’esprit du lecteur aille toujours au delà de vos tableaux. Le seul mot de chevalerie, le seul nom d’un illustre chevalier, est proprement une merveille, que les détails les plus intéressants ne peuvent surpasser ; tout est là-dedans, depuis les fables de l’Arioste jusqu’aux exploits des véritables paladins, depuis le palais d’Alcine et d’Armide jusqu’aux tourelles de Cœuvre et d’Anet.

Il n’est guère possible de parler, même historiquement, de la chevalerie sans avoir recours aux troubadours qui l’ont chantée, comme on s’appuie de l’autorité d’Homère en ce qui concerne les anciens héros : c’est ce que les critiques les plus sévères ont reconnu. Mais alors on a l’air de ne s’occuper que de fictions. Nous sommes accoutumés à une vérité si stérile, que tout ce qui n’a pas la même sécheresse nous paraît mensonge : comme ces peuples nés dans les glaces du pôle, nous préférons nos tristes déserts à ces champs où

La terra molle e lieta e dilettosa

Simili a se gli abitator produce[1].

L’éducation du chevalier commençait à l’âge de sept ans[2]. Du Guesclin encore enfant s’amusait, dans les avenues du château de son père, à représenter des sièges et des combats avec des petits paysans de son âge. On le voyait courir dans les bois, lutter contre les vents, sauter de larges fossés, escalader les ormes et les chênes, et déjà montrer dans les landes de la Bretagne le héros qui devait sauver la France[3].

Bientôt on passait à l’office de page ou de damoiseau dans le château de quelque baron. C’était là qu’on prenait les premières leçons sur la foi gardée à Dieu et aux dames[4]. Souvent le jeune page y commençait pour la fille du seigneur une de ces durables tendresses que des miracles de vaillance devaient immortaliser. De vastes architectures gothiques, de vieilles forêts, de grands étangs solitaires, nourrissaient, par leur aspect romanesque, ces passions que rien ne pouvait détruire et qui devenaient des espèces de sort et d’enchantement.

Excité par l’amour au courage, le page poursuivait les mâles exercices qui lui ouvraient la route de l’honneur. Sur un coursier indompté il lançait, dans l’épaisseur des bois, les bêtes sauvages, ou, rappelant le faucon du haut des cieux, il forçait le tyran des airs à venir, timide et soumis, se poser sur sa main assurée. Tantôt, comme Achille enfant, il faisait voler des chevaux sur la plaine, s’élançant de l’un à l’autre, d’un saut franchissant leur croupe ou s’asseyant sur leur dos ; tantôt il montait tout armé jusqu’au haut d’une tremblante échelle, et se croyait déjà sur la brèche, criant : Montjoie et Saint-Denis[5] ! Dans la cour de son baron, il recevait les instructions et les exemples propres à former sa vie. Là se rendaient sans cesse des chevaliers connus ou inconnus, qui s’étaient voués à des aventures périlleuses, qui revenaient seuls des royaumes du Cathay, des confins de l’Asie et de tous ces lieux incroyables où ils redressaient les torts et combattaient les infidèles.

" On veoit, dit Froissart parlant de la maison du duc de Foix, on veoit en la salle, en la chambre, en la cour, chevaliers et escuyers d’honneur aller et marcher, et les oyait-on parler d’armes et d’amour : tout honneur étoit là dedans treuvé, toute nouvelle, de quelque pays ne de quelque royaume que ce fust, là dedans on y apprenoit, car de tout pays, pour la vaillance du seigneur, elles y venoient. "

Au sortir de page on devenait écuyer, et la religion présidait toujours à ces changements. De puissants parrains ou de belles marraines promettaient à l’autel pour le héros futur religion, fidélité et amour. Le service de l’écuyer consistait, en paix, à trancher à table, à servir lui-même les viandes, comme les guerriers d’Homère, à donner à laver aux convives. Les plus grands seigneurs ne rougissaient point de remplir ces offices. " A une table devant le roi, dit le sire de Joinville, mangeoit le roi de Navarre, qui moult estoit paré et aourné de drap d’or, en cotte et mantel, la ceinture, le fermail et chapel d’or fin, devant lequel je tranchoys. "

L’écuyer suivait le chevalier à la guerre, portait sa lance et son heaume élevé sur le pommeau de la selle, et conduisait ses chevaux en les tenant par la droite. " Quand il entra dans la forest, il rencontra quatre escuyers qui menoient quatre blancs dextriers en dextre. " Son devoir, dans les duels et batailles, était de fournir des armes à son chevalier, de le relever quand il était abattu, de lui donner un cheval frais, de parer les coups qu’on lui portait, mais sans pouvoir combattre lui-même.

Enfin, lorsqu’il ne manquait plus rien aux qualités du poursuivant d’armes, il était admis aux honneurs de la chevalerie. Les lices d’un tournoi, un champ de bataille, le fossé d’un château, la brèche d’une tour, étaient souvent le théâtre honorable où se conférait l’ordre des vaillants et des preux. Dans le tumulte d’une mêlée, de braves écuyers tombaient aux genoux du roi ou du général, qui les créait chevaliers en leur frappant sur l’épaule trois coups du plat de son épée. Lorsque Bayard eut conféré la chevalerie à François Ier : " Tu es bien heureuse, dit-il en s’adressant à son épée, d’avoir aujourd’hui, à un si beau et si puissant roi, donné l’ordre de la chevalerie ; certes, ma bonne épée, vous serez comme reliques gardée, et sur toute autre honorée. " Et puis, ajoute l’historien, fit deux saults ; et après remit au fourreau son espée.

A peine le nouveau chevalier jouissait-il de toutes ses armes, qu’il brûlait de se distinguer par quelques faits éclatants. Il allait par monts et par vaux, cherchant périls et aventures ; il traversait d’antiques forêts, de vastes bruyères, de profondes solitudes. Vers le soir il s’approchait d’un château dont il apercevait les tours solitaires ; il espérait achever dans ce lieu quelque terrible fait d’armes. Déjà il baissait sa visière et se recommandait à la dame de ses pensées, lorsque le son et un cor se faisait entendre. Sur les faîtes du château s’élevait un heaume, enseigne éclatante de la demeure d’un chevalier hospitalier. Les ponts-levis s’abaissaient, et l’aventureux voyageur entrait dans ce manoir écarté. S’il voulait rester inconnu, il couvrait son écu d’une housse, ou d’un voile vert, ou d’une guimpe plus fine que fleur de lys. Les dames et les damoiselles s’empressaient de le désarmer, de lui donner de riches habits, de lui servir des vins précieux dans des vases de cristal. Quelquefois il trouvait son hôte dans la joie : " Le seigneur Amanieu des Escas, au sortir de table, étant l’hiver auprès d’un bon feu, dans la salle bien jonchée ou tapissée de nattes, ayant autour de lui ses écuyers, s’entretenoit avec eux d’armes et d’amour, car tout dans sa maison, jusqu’aux derniers varlets, se mêlait d’aimer[6]. "

Ces fêtes de châteaux avaient toujours quelque chose d’énigmatique : c’était le festin de la licorne, le vœu du paon ou du faisan. On y voyait des convives non moins mystérieux, les chevaliers du Cygne, de l’Ecu-Blanc, de la Lance-d’Or, du Silence ; guerriers qui n’étaient connus que par les devises de leurs boucliers et par les pénitences auxquelles ils s’étaient soumis[7].

Des troubadours, ornés de plumes de paon, entraient dans la salle vers la fin de la fête, et chantaient des lays d’amour :

Armes, amours, déduit, joie et plaisance,

Espoir, désir, souvenir, hardement,

Jeunesse, aussi manière et contenance,

Humble regard, trait amoureusement,

Gents corps, jolis, parez très-richement,

Avisez bien ceste saison nouvelle ;

Le jour de may, cette grand’feste et belle,

Qui par le roy se fait à Sainct-Denys ;

A bien jouter gardez vostre querelle,

Et vous serez honorez et chéris.

Le principe du métier des armes chevaleresques était

" Grand bruit au champ, et grand’joie au logis. "

Bruits es chans, et joie à l’ostel.

Mais le chevalier arrivé au château n’y trouvait pas toujours des fêtes ; c’était quelquefois l’habitation d’une piteuse dame qui gémissait dans les fers d’un jaloux : Le biau sire, noble, coutois et preux, à qui l’on avait refusé l’entrée du manoir, passait la nuit au pied d’une tour d’où il entendait les soupirs de quelque Gabrielle qui appelait en vain le malheureux Couci. Le chevalier, aussi tendre que brave, jurait, par sa durandal et son aquilain, sa fidèle épée et son coursier rapide, de défier en combat singulier le félon qui tourmentait la beauté contre toute loi d’honneur et de chevalerie.

S’il était reçu dans ces sombres forteresses, c’était alors qu’il avait besoin de tout son grand cœur. Des varlets silencieux, aux regards farouches, l’introduisaient, par de longues galeries à peine éclairées, dans la chambre solitaire qu’on lui destinait. C’était quelque donjon qui gardait le souvenir d’une fameuse histoire ; on l’appelait la chambre du roi Richard, ou de la dame des Sept Tours. Le plafond en était marqueté de vieilles armoiries peintes, et les murs couverts de tapisseries à grands personnages, qui semblaient suivre des yeux le chevalier, et qui servaient à cacher des portes secrètes. Vers minuit, on entendait un bruit léger, les tapisseries s’agitaient, la lampe du paladin s’éteignait, un cercueil s’élevait auprès de sa couche.

La lance et la masse d’armes étant inutiles contre les morts, le chevalier avait recours à des vœux de pèlerinage. Délivré par la faveur divine, il ne manquait point d’aller consulter l’ermite du rocher, qui lui disait : " Si tu avais autant de possessions comme en avait le roi Alexandre, et de sens comme le sage Salomon, et de chevalerie comme le preux Hector de Troie ; seul orgueil, s’il régnait en toi, détruirait tout[8]. "

Le bon chevalier comprenait par ces paroles que les visions qu’il avait eues n’étaient que la punition de ses fautes, et il travaillait à se rendre sans peur et sans reproche.

Ainsi chevauchant, il mettait à fin par cent coups de lance toutes ces aventures chantées par nos poètes et recordées dans nos chroniques. Il délivrait des princesses retenues dans des grottes, punissait des mécréants, secourait les orphelins et les veuves, et se défendait à la fois de la perfidie des nains et de la force des géants. Conservateur des mœurs comme protecteur des faibles, quand il passait devant le château d’une dame de mauvaise renommée, il faisait aux portes une note d’infamie[9]. Si, au contraire, la dame de céans avait bonne grâce et vertu, il lui criait : " Ma bonne amie, ou ma bonne dame, ou demoiselle, je prie à Dieu que en ce bien et en cet honneur il vous veuille maintenir au nombre des bonnes, car bien devez être louée et honorée. "

L’honneur de ces chevaliers allait quelquefois jusqu’à cet excès de vertu qu’on admire et qu’on déteste dans les premiers Romains. Quand la reine Marguerite, femme de saint Louis, apprit à Damiette, où elle était près d’accoucher, la défaite de l’armée chrétienne et la prise du roi son époux, " elle fit vuidier hors toute sa chambre, dit Joinville, fors le chevalier (un chevalier âgé de quatre-vingts ans), et s’agenouilla devant li, et li requist un don : et le chevalier li otria par son serment : elle li dit : Je vous demande, fist-elle, par la foy que vous m’avez baillée, que se les Sarrazins prennent ceste ville, que vous me copez la teste avant qu’ils me preignent. Et le chevalier respondit : Soiés certeinne que je le ferai volontiers, car je l’avoie jà bien enpensé que vous occiroie avant qu’ils vous eussent prins[10]. "

Les entreprises solitaires servaient au chevalier comme d’échelons pour arriver au plus haut degré de gloire. Averti par les ménestriers des tournois qui se préparaient au gentil pays de France, il se rendait aussitôt au rendez-vous des braves. Déjà les lices sont préparées ; déjà les dames, placées sur des échafauds élevés en forme de tours, cherchent des yeux les guerriers parés de leurs couleurs. Des troubadours vont chantant :

Servants d’amour, regardez doulcement

Aux eschafaux, anges de paradis,

Lors jousterez fort et joyeusement,

Et vous serez honorez et chéris.

Tout à coup un cri s’élève : " Honneur aux fils des preux ! " Les fanfares sonnent, les barrières s’abaissent. Cent chevaliers s’élancent des deux extrémités de la lice, et se rencontrent au milieu. Les lances volent en éclats ; front contre front, les chevaux se heurtent et tombent. Heureux le héros qui, ménageant ses coups et ne frappant, en loyal chevalier, que de la ceinture à l’épaule, a renversé sans le blesser son adversaire ! Tous les cœurs sont à lui, toutes les dames veulent lui envoyer de nouvelles faveurs pour orner ses armes. Cependant des hérauts crient au chevalier : Souviens-toi de qui tu es fils, et ne forligne pas ! Joutes, castilles, pas d’armes, combats à la foule, font tour à tour briller la vaillance, la force et l’adresse des combattants. Mille cris mêlés au fracas des armes montent jusqu’aux cieux. Chaque dame encourage son chevalier, et lui jette un bracelet, une boucle de cheveux, une écharpe. Un Sargine jusque alors éloigné du champ de la gloire, mais transformé en héros par l’amour, un brave inconnu qui a combattu sans armes et sans vêtements, et qu’on distingue à sa camise sanglante[11], sont proclamés vainqueurs de la joute ; ils reçoivent un baiser de leur dame, et l’on crie : " L’amour des dames, la mort des héraux[12], louenge et priz aux chevaliers. "

C’était dans ces fêtes qu’on voyait briller la vaillance ou la courtoisie de La Trémouille, de Boucicault, de Bayard, de qui les hauts faits ont rendu probables les exploits des Perceforest, des Lancelot et des Gandifer. Il en coûtait cher aux chevaliers étrangers pour oser s’attaquer aux chevaliers de France. Pendant les guerres du règne de Charles VI Sampi et Boucicault soutinrent seuls les défis que les vainqueurs leur portaient de toutes parts ; et, joignant la générosité à la valeur, ils rendaient les chevaux et les armes aux téméraires qui les avaient appelés en champ clos.

Le roi voulait empêcher ses chevaliers de relever le gant et de ressentir ces insultes particulières. Mais ils lui dirent : " Sire, l’honneur de la France est si naturellement cher à ses enfants que si le diable lui-même sortait de l’enfer pour un défi de valeur, il se trouverait des gens pour le combattre. "

" Et en ce temps aussi, dit un historien, estoient chevaliers d’Espagne et de Portugal, dont trois de Portugal, bien renommés de chevalerie, prindrent, par je ne sais quelle folle entreprinse, champ de bataillé encontre trois chevaliers de France ; mais, en bonne vérité de Dieu, ils ne mirent pas tant de temps à aller de la porte Saint-Martin à la porte Saint-Antoine à cheval que les Portugallois ne fussent déconfits par les trois Français[13]. "

Les seuls champions qui pussent tenir devant les chevaliers de France étaient les chevaliers d’Angleterre. Et ils avaient de plus pour eux la fortune, car nous nous déchirions alors de nos propres mains. La bataille de Poitiers, si funeste à la France, fut encore honorable à la chevalerie. Le prince Noir, qui ne voulut jamais, par respect, s’asseoir à la table du roi Jean, son prisonnier, lui dit : " Il m’est advis que avez grand raison de vous eliesser, combien que la journée ne soit tournée à votre gré ; car vous avez aujourd’huy conquis le haut nom de prouësse, et avez passé aujourd’huy tous les mieux faisants de votre costé : je ne le die mie, cher sire, pour vous louer, car tous ceux de nostre patrie qui ont veu les uns et les autres se sont par pleine conscience à ce accordez, et vous en donnent le prix et chapelet. "

Le chevalier de Ribaumont, dans une action qui se passait aux portes de Calais, abattit deux fois à ses genoux Edouard III, roi d’Angleterre ; mais le monarque, se relevant toujours, força enfin Ribaumont à lui rendre son épée. Les Anglais, étant demeurés vainqueurs, rentrèrent dans la ville avec leurs prisonniers. Edouard, accompagné du prince de Galles, donna un grand repas aux chevaliers français, et, s’approchant de Ribaumont, il lui dit : " Vous êtes le chevalier au monde que je visse oncques plus vaillamment assaillir ses ennemis. Adonc print le roi son chapelet qu’il portoit sur son chef (qui étoit bon et riche) et le mit sur le chef de monseigneur Eustache, et dit :

" Monseigneur Eustache, je vous donne ce chapelet pour le mieux combattant de la journée. Je sais que vous êtes gay et amoureux, et que volontiers vous trouverez entre dames et demoiselles : si, dites partout où vous irez que je le vous ai donné. Si, vous quitte votre prison, et vous en pouvez partir demain s’il vous plaist[14]. "

Jeanne d’Arc ranima l’esprit de la chevalerie en France ; on prétend que son bras était armé de la fameuse joyeuse de Charlemagne, qu’elle avait retrouvée dans l’église Sainte-Catherine-de-Fierbois, en Touraine.

Si donc nous fûmes quelquefois abandonnés de la fortune, le courage ne nous manqua jamais. Henri IV à la bataille d’Ivry criait à ses gens qui pliaient : " Tournez la tête, si ce n’est pour combattre, du moins pour me voir mourir. " Nos guerriers ont toujours pu dire dans leur défaite ce mot, qui fut inspiré par le génie de la nation au dernier chevalier français à Pavie : " Tout est perdu, fors l’honneur. "

Tant de vertus et de vaillance méritaient bien d’être honorées. Si le héros recevait la mort dans les champs de la patrie, la chevalerie en deuil lui faisait d’illustres funérailles ; s’il succombait au contraire dans les entreprises lointaines, s’il ne lui restait aucun frère d’armes, aucun écuyer pour prendre soin de sa sépulture, le ciel lui envoyait pour l’ensevelir quelqu’un de ces solitaires qui habitaient alors dans les déserts, et qui

….. Su’I Libano spesso, e su’I Carmelo

In aerea magion fan dimoranza.

C’est ce qui a fourni au Tasse son épisode de Suénon : tous les jours un solitaire de la Thébaïde ou un ermite du Liban recueillait les cendres de quelque chevalier massacré par les infidèles ; le chantre de Solyme ne fait que prêter à la vérité le langage des Muses.

" Soudain de ce beau globe, ou de ce soleil de la nuit, je vis descendre un rayon qui, s’allongeant comme un trait d’or, vint toucher le corps du héros. (…)

" Le guerrier n’était point prosterné dans la poudre, mais, de même qu’autrefois tous ses désirs tendaient aux régions étoilées, son visage était tourné vers le ciel, comme le lieu de son unique espérance. Sa main droite était fermée, son bras raccourci ; il serrait le fer, dans l’attitude d’un homme qui va frapper ; son autre main, d’une manière humble et pieuse, reposait sur sa poitrine et semblait demander pardon à Dieu. (…)

" Bientôt un nouveau miracle vint attirer mes regards. Dans l’endroit où mon maître gisait étendu s’élève tout à coup un grand sépulcre, qui, sortant du sein de la terre, embrasse le corps du jeune prince, et se referme sur lui… Une courte inscription rappelle au voyageur le nom et les vertus du héros. Je ne pouvais arracher mes yeux de ce monument, et je contemplais tour à tour et les caractères et le marbre funèbre.

" Ici, dit le vieillard, le corps de ton général reposera auprès de ses fidèles amis, tandis que leurs âmes généreuses jouiront, en s’aimant dans les cieux, d’une gloire et d’un bonheur éternel[15]. "

Mais le chevalier qui avait formé dans sa jeunesse ces liens héroïques qui ne se brisaient pas même avec la vie n’avait point à craindre de mourir seul dans les déserts : au défaut des miracles du ciel, ceux de l’amitié le suivaient. Constamment accompagné de son frère d’armes, il trouvait en lui des mains guerrières pour creuser sa tombe et un bras pour le venger. Ces unions étaient confirmées par les plus redoutables serments : quelquefois les deux amis se faisaient tirer du sang, et le mêlaient dans la même coupe ; ils portaient pour gage de leur foi mutuelle ou un cœur d’or, ou une chaîne, ou un anneau. L’amour pourtant, si cher aux chevaliers, n’avait dans ces occasions que le second droit sur leurs âmes, et l’on secourait son ami de préférence à sa maîtresse.

Une chose néanmoins pouvait dissoudre ces nœuds, c’était l’inimitié des patries. Deux frères d’armes de diverses nations cessaient d’être unis dès que leurs pays ne l’étaient plus. Hue de Carvalay, chevalier anglais, avait été l’ami de Bertrand Du Guesclin : lorsque le prince Noir eut déclaré la guerre au roi Henri de Castille, Hue fut obligé de se séparer de Bertrand ; il vint lui faire ses adieux, et lui dit :

" Gentil sire, il nous convient despartir. Nous avons été ensemble en bonne compagnie, et avons toujours eu du vostre à nostre (de l’argent en commun), si pense bien que j’ai plus receu que vous : et pour ce vous prie que nous en comptions ensemble…- Si, dit Bertrand, ce n’est qu’un sermon, je n’ai point pensé à ce compte… il n’y a que du bien à faire : raison donne que vous suiviez votre maître. Ainsi le doit faire tout preudhomme : bonne amour fust l’amour de nous, et aussi en sera la despartie, dont me poise qu’il convient qu’elle soit. Lors le baisa Bertrand et tous ses compagnons aussi : moult fut piteuse la despartie[16]. " Ce désintéressement des chevaliers, cette élévation d’âme, qui mérita à quelques-uns le glorieux surnom de sans reproche, couronnera le tableau de leurs vertus chrétiennes. Ce même Du Guesclin, la fleur et l’honneur de la chevalerie, étant prisonnier du prince Noir, égala la magnanimité de Porus entre les mains d’Alexandre. Le prince l’ayant rendu maître de sa rançon, Bertrand la porta à une somme excessive. " Où prendrez-vous tout cet or ? dit le héros anglais, étonné. Chez mes amis, repartit le fier connétable : il n’y a pas de fileresse en France qui ne filât sa quenouille pour me tirer de vos mains. "

La reine d’Angleterre, touchée des vertus de Du Guesclin, fut la première à donner une grosse somme pour hâter la liberté du plus redoutable ennemi de sa patrie. " Ah ! madame ! s’écria le chevalier breton en se jetant à ses pieds, j’avois cru jusque ici estre le plus laid homme de France, mais je commence à n’avoir pas si mauvaise opinion de moi, puisque les dames me font de tels présents. "

  1. Tass., cant. I, ott. 62. (N.d.A.)
  2. Sainte-Palaye, t. I, Ire part. (N.d.A.)
  3. Vie de Duguesclin. (N.d.A.)
  4. Sainte-Palaye, t. I, p. II. (N.d.A.)
  5. Sainte-Palaye, t. I, part. 7. (N.d.A.)
  6. Sainte-Palaye. (N.d.A.)
  7. Hist. du maréchal de Boucicault. (N.d.A.)
  8. Sainte-Palaye. (N.d.A.)
  9. Du Cange, Gloss. (N.d.A.)
  10. Joinville, édit. de Capperonnier, p. 84. (N.d.A.)
  11. Sainte-Palaye, Histoire des trois chevaliers de la Chanise. (N.d.A.)
  12. Héros. (N.d.A.)
  13. Journal de Paris, sous Charles VI et VII. (N.d.A.)
  14. Froissart. (N.d.A.)
  15. Ger. Lib., Cant. VIII. (N.d.A.)
  16. Vie de Bertrand Du Guesclin. (N.d.A.)