Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/06

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Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 74-82).


VI


Gérard revint donc à Paris, la ville de son bonheur —  et de son martyre. Il avait dit adieu pour toujours à ses rêves d’enfance et de jeunesse. Son premier soin, en revenant dans cette ville maudite et adorée, son Calvaire et son Paradis, avait été de reprendre sa place accoutumée au théâtre où jouait sa Reine de Saba ; non pas pour être vu d’elle, mais pour la voir. Cependant, comme cette contemplation l’incendiait au lieu de l’éteindre, il résolut de s’éloigner de nouveau. Le soir même de son retour de Loisy, pendant le quatrième acte, où elle ne paraissait pas, il allait acheter un bouquet chez madame Prévost, y insérait une lettre fort tendre signée un inconnu, et repartait pour l’Allemagne.

Qu’allait-il y faire ? « Essayer de remettre de l’ordre dans ses sentiments. » Sylvie lui échappait par sa faute ; mais il l’avait revue un jour, et cela avait suffi pour relever son âme : il la plaçait désormais « comme une statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard l’avait arrêté au bord de l’abîme. » Du moins il le croyait.

Des mois se passèrent sans amener de changement dans la santé de son cœur — toujours aussi malade. Il revint à Paris comme il en était parti, et s’assit, résigné, à la place d’où il avait tant de fois contemplé et admiré son idole. Il fit davantage : il consentit à passer « par tous les cercles de ces lieux d’épreuves qu’on appelle théâtres. » Il mangea du tambour et but de la cymbale, comme dit la phrase dénuée de sens apparent des initiés d’Éleusis. « Elle signifiait sans doute qu’il faut au besoin passer les bornes du non-sens et de l’absurdité. »

Ce qu’il ne nous dit pas, ce qu’il croit devoir nous céler, par un sentiment d’exquise délicatesse que tous ses biographes n’ont pas eu, nous n’avons pas le droit de chercher à le deviner. Ses livres sont là qui nous mettent au courant de l’état de son âme : c’est à nous de comprendre — sans dépasser les limites de l’autorisé.

Ce que nous pouvons affirmer — d’après lui — c’est qu’il souffrit : on retrouve à chaque page la trace de ce tourment incessant.

Gérard l’a dit lui-même à propos de la passion de Restif de la Bretonne pour la belle mademoiselle Guéant, actrice de la Comédie Française : « Rien n’est plus dangereux pour les gens d’un naturel rêveur qu’un amour sérieux pour une personne de théâtre ; c’est un mensonge perpétuel, c’est le rêve d’un malade, c’est l’illusion d’un fou. La vie s’attache tout entière à une chimère irréalisable qu’on serait heureux de conserver à l’état de désir et d’aspiration, mais qui s’évanouit dès que l’on veut toucher l’idole. »

La Reine de Saba ne vivait pas dans un empyrée tellement inaccessible qu’il ne fût pas permis à un humble mortel d’y parvenir, naturellement ou par effraction. Il faut croire qu’il était parvenu, sinon à se faire comprendre, du moins à se faire entendre, puisqu’on lui avait répondu : « Vous êtes bien fou ; mais revenez me voir… Je n’ai jamais pu trouver quelqu’un qui sût m’aimer. »

Phrase sincère au moment où elle était prononcée, mais hypocrite comme toutes les paroles des femmes jeunes, belles, en renom, qui se sentent adorées d’un troupeau d’inconnus, quand elles ne sont pas déjà idolatrées d’un escadron volant d’amoureux. Le récit même de Gérard nous le prouve :

« Deux mois plus tard, je reçus une lettre pleine d’effusion. Je courus chez elle. Quelqu’un me donna dans l’intervalle un détail précieux. Le beau jeune homme que j’avais rencontré une nuit au cercle[1] venait de prendre un engagement dans les spahis.

« L’été suivant, il y avait des courses à Chantilly. La troupe du théâtre où jouait Aurélie[2] donnait là une représentation. Une fois dans le pays, la troupe était pour trois jours aux ordres du régisseur. — Je m’étais fait l’ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame, et dont le dernier succès avait été le rôle d’amoureux dans la pièce imitée de Schiller, où mon binocle me l’avait montré si ridé. De près, il paraissait plus jeune, et, resté maigre, il produisait encore de l’effet dans les provinces. Il avait du feu. J’accompagnais la troupe en qualité de seigneur poëte ; je persuadai au régisseur d’aller donner des représentations à Senlis et à Dammartin. Il penchait d’abord pour Compiègne ; mais Amélie fut de mon avis. Le lendemain, pendant que l’on allait traiter avec les propriétaires des salles et les autorités, je louai des chevaux, et nous prîmes la route des étangs de Commelle pour aller déjeuner au château de la reine Blanche. Aurélie, en amazone, avec ses cheveux blonds flottants, traversait la forêt comme une reine d’autrefois, et les paysans s’arrêtaient éblouis. — Madame de F… était la seule qu’ils eussent vue si imposante et si gracieuse dans ses saluts. — Après le déjeuner, nous descendîmes dans des villages rappelant ceux de la Suisse, où l’eau de la Nonnette fait mouvoir des scieries. Ces aspects chers à mes souvenirs l’intéressaient sans l’arrêter. J’avais projeté de conduire Aurélie au château, près d’Orry, sur la même place verte où pour la première fois j’avais vu Adrienne. — Nulle émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle. Elle m’écoutait sérieusement et me dit : — Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : La comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénoûment vous échappe, Allez, je ne vous crois plus !

« Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j’avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses, ce n’étaient donc pas l’amour ? Mais où donc est-il ?

« Aurélie joua le soir à Senlis. Je crus m’apercevoir qu’elle avait un faible pour le régisseur, — le jeune premier ridé. Cet homme était d’un caractère excellent et lui avait rendu des services. Elle me dit un jour : Celui que j’aime, le voilà[3] !… »

  1. « Un de mes amis me dit : — Voici longtemps que je ie rencontre dans le mime théâtre, et chaque fois que j’y vais. Pour laquelle y viens-tu ?

    « Pour laquelle ? Il ne me semblait pas que l’on pût aller là pour une autre. Cependant j’avouai un nom. — Eh bien ! dit mon ami avec indulgence, tu vois là-bas l’homme heureux qui vient de la reconduire et qui, fidèle aux lois de notre cercle, n’ira peut-être la retrouver qu’après la nuit.

    « Sans trop d’émotion, je tournai les yeux vers le personnage indiqué. C’était un jeune homme correctement vêtu, d’une figure pâle et nerveuse, ayant des manières convenables et des yeux empreints de mélancolie et de douceur. Il jetait de l’or sur une table de whist et le perdait avec indifférence. — Que m’importe, dis-je, lui ou tout autre ? Il fallait qu’il y en eût un, et celui-là me paraît digne d’avoir été choisi. — Et toit — Moi ? c’est une image que je poursuis, rien de plus. »

    (Les Filles du feu, édition Michel Lévy. p. 114.)

  2. Lisez un autre nom. — celui que Gérard ne prononce jamais. Aurélie, c’est Adrienne, et Adrienne, c’est l’aimable femme dont quelques vieux habitués du théâtre Feydeau ont seuls aujourd’hui conservé le souvenir. (A. D.)
  3. Marguerite, dite Jenny Colon, était née à Boulogne-sur-Mer, le 5 novembre 1808, d’une famille de comédiens obscurs dont elle devait illustrer le nom. En 1822, à quatorze ans, elle avait débuté au théâtre Feydeau dans un opéra comique de Dalayrac, les Deux petits Savoyards, et son succès avait été aussi complet que celui de Léontine Fay plus tard. Le public aime les prodiges. En 1823, elle avait débuté au Vaudeville par un rôle plus sérieux, dans une pièce de Paul de Kock, la Laitière de Montfermeil, et avait obtenu le même succès. Le public parisien l’avait décidément adoptée. Le 27 octobre 1828, elle avait débuté aux Variétés dans la Semaine des Amours de Dumanoir, puis avait couru la province, et, finalement, était revenue à son berceau, l’Opéra-Comique, où elle était rentrée par le rôle de Sarah, dans la pièce de Grisar. Le grand opéra la tentait : elle avait été s’y essayer à Bruxelles, où elle avait joué le rôle de Marguerite des Huguenots, le 6 juin 1841. C’était la dernière fois qu’elle devait paraître sur un théâtre. Épuisée, malade, elle s’en venait mourir à Paris, un an après, le 5 juin 1842. En 1824, au printemps de sa vie et de ses succès, elle avait épousé Lafont, acteur du Vaudeville, devant le forgeron de Gretna-Green, — un jardinier plutôt qu’un forgeron, puisque ses chaînes sont des chaînes de fleurs que le temps flétrit et que brise la loi. Plus tard, mieux avisée, elle avait eu « un faible » pour un artiste de son théâtre et avait consenti à devenir sa femme. Mais, contraste singulier et bien fait pour réjouir le moraliste et le philosophe, c’était précisément le mariage qui devait être le plus caché qui avait été le plus su, et celui qui devait être le plus su qui avait été le plus caché… (A. D.)