Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/10

La bibliothèque libre.
Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 133-141).


X


Gérard de Nerval ne se trompait pas en prétendant que le hasard avait joué un grand rôle dans sa vie : le hasard avait présidé à sa naissance et devait présider à sa mort.

Quelques jours après cette double rencontre, le mercredi 24 janvier 1855, Gérard de Nerval écrivait à un de ses amis : « Viens me reconnaître au poste du Châtelet. » L’ami y alla, le réclama et le fit sortir.

Gérard devait avoir bien froid : on était au mois de janvier, la Seine charriait, et il n’avait pas de manteau, il raconta a son ami que, la veille, il était entré dans un cabaret des Halles, chez Baratte ou chez Bordier, pour y attendre le jour et achever le roman qu’il avait donné à la Revue de Paris, Aurélie ou le Rêve et la Vie ; une rixe était survenue entre ses voisins de salle, des bohémiens de la pire espèce ; on avait été chercher la garde, et, comme il faisait trop froid et trop nuit, le caporal, pour n’avoir pas à séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui lui aurait demandé du temps, avait trouvé plus court d’emmener tout le monde coucher au violon. Parmi tout ce monde, il y avait des enfants et Gérard — un autre enfant, plus innocent encore que ceux qu’on avait arrêtés cette nuit-là. Il s’était résigné d’autant plus facilement que, comme Montauciel, il savait ce que c’est que de vivre en prison. On lui avait crié de temps en temps, ainsi qu’aux autres : « Ne dormez pas, car on vous trouverait au matin morts de froid… » Il n’avait pas dormi, n’en ayant pas envie d’ailleurs, et avait passé une partie de cette longue nuit à jouer avec les enfants, ses compagnons, pour se réchauffer, — ce qui ne l’empêchait pas, tout en racontant cela, de grelotter et de claquer des dents.

Gérard n’avait pas d’argent : il emprunta cinq francs à son ami qui, après avoir insisté inutilement pour lui faire accepter une somme plus sérieuse, l’emmena déjeuner avec lui dans un restaurant de la rue des Prouvaires. Au début du repas, Gérard, regaillardi par la chaleur de la salle et par celle du bourgogne, semblait être mentis compos ; mais peu à peu, à mesure que sa mémoire dégelait, il se rappelait, et son visage s’assombrissait. Ce qui le préoccupait surtout, c’était son roman commencé, qu’il ne savait comment terminer.

« — Je suis désolé, disait-il ; me voilà aventuré dans une idée où je me perds ; je passe des heures entières à me retrouver… Croyez-vous que c’est à peine si je peux écrire vingt lignes par jour, tant les ténèbres m’envahissent !… »

Son ami le rassura de son mieux, comme il devait le faire, et le plus délicatement possible ; mais Gérard secouait toujours tristement la tête d’un air de doute qui prouvait qu’il en savait plus long sur l’état de son âme que ne le supposaient ceux qui le voyaient le plus fréquemment.

Il avait besoin de se retrouver seul — pour se chercher. Il remercia son ami, après l’avoir accompagné jusqu’à l’extrémité du passage Véro-Dodal, et entra dans le café qui donne sur ce passage et sur la rue Croix-des-Petits-Champs, en face de la rue Montesquieu ; il avait, disait-il, à lire les journaux et à écrire quelques feuillets d’Aurélie. Son ami le quitta, non sans avoir insisté de nouveau pour lui faire accepter un peu plus d’argent qu’il ne lui en avait demandé, — et toujours aussi inutilement. Cinq francs, pour un poëte qui connaît les ressources de Paris, c’est l’existence de trois ou quatre jours, — à moins qu’il ne les laisse tomber dans le chapeau d’un mendiant ou dans la main d’un brocanteur.

Moins de quarante-huit heures après, à l’aube du vendredi 26 janvier, et sans qu’on sût quel emploi il avait pu faire de son temps, à partir du moment où son ami l’avait quitté, on le retrouvait au fond d’une ruelle infâme, pendu à une grille sinistre, la tête dans l’ombre et les pieds dans la boue…

Cette rue, c’était la rue de la Vieille-Lanterne, que l’Édilité avait condamnée depuis longtemps à disparaître, et où n’allait pas tarder à s’abattre la pioche des démolisseurs.

Peu de personnes aujourd’hui, j’en suis sûr, se rappellent, la place du Châtelet et ses alentours avant l’établissement du square Saint-Jacques-la-Boucherie et l’érection des deux théâtres-casernes qui en font aujourd’hui le principal ornement. Il suffit de fermer les yeux et de les rouvrir en dedans pour revoir nettement, comme un décor de drame, cette place et ses rues adjacentes. À gauche, où se trouve aujourd’hui le théâtre du Cirque, était le restaurant du Veau-qui-tette, où venaient déjeuner les huissiers et les commissaires-priseurs des ventes qui se faisaient alors sur la place même, à peu près à l’endroit où l’on a construit depuis un Hôtel pour ces Messieurs. À droite débouchaient trois ou quatre rues, la Rue de la Vieille-Place-aux-Veaux, la Rue de la Joaillerie, la Rue du Pied-de-Bœuf, ou plutôt la Rue de la Tuerie ; puis derrière ces rues malsaines, malpropres, sombres, un lacis d’autres rues plus sombres encore, plus fétides, plus lépreuses, dignes enfin de la Vallée de misère à laquelle elles appartenaient autrefois, au temps où la place du Châlelet était l’Apport-Paris : la rue Saint-Jacques-la-Boucherie, la rue Saint-Jérôme, la rue Planche-Mibray, la rue de la Vieille-Tannerie, la rue de la Vannerie, la rue de la Vieille-Lanterne

Ah ! cette dernière surtout était la plus sinistre parmi les plus sinistres, la plus hideuse parmi les plus hideuses. Au xiiie siècle, c’était la rue de l’Escorcherie, plus tard la rue des Lessives ; et, au xixe siècle comme au xiiie elle ressemblait plus à un égoût qu’à une voie publique. De fait, on y passait peu, excepté la nuit, à cause des maisons borgnes qu’elle recelait et des abris que les rôdeurs trouvaient dans son voisinage, après leurs coups de main. Son sol, sans cesse détrempé par les pluies et par l’eau des ruisseaux, formait une boue noire qui se figeait de temps en temps, comme une rouille honteuse, entre les joints de ses rares pavés, à moitié déchaussés. À l’extrémité de cette ruelle galeuse, vers la rue de la Tuerie, était un escalier brisé, par lequel on remontait des ténèbres vers la lumière, de la fange vers la propreté, et le long duquel un corbeau péripatéticien sautillait gravement pendant la journée. Au pied de l’escalier, une grille, à hauteur d’homme ; en face, une écurie où couchaient des vagabonds ; à quelques pas, un garni suspect ; puis rien que « les maisons muettes et des murs suant la misère et l’abjection…

C’était là, dans cette rue tarée, à cette grille, devant ce bouge, que Gérard de Nerval, qui avait toutes les délicatesses, était venu mourir, le matin du 26 janvier 1855, — et de quelle mort ! C’était là, pendu avec un cordon de tablier dont les deux bouts se rejoignaient sur sa poitrine, et les pieds presque touchant terre, qu’un des hôtes du garni, en sortant pour se rendre au travail, l’avait trouvé, lui, l’amant de la Reine de Saba ! C’était à n’y pas croire, et cependant cela était ainsi : Gérard de Nerval s’était pendu, ou on l’avait pendu.

Les voisins et les commères du quartier s’étaient rassemblés en grande hâte autour du suicidé, qui leur offrait ainsi un spectacle gratuit, émouvant ; mais aucun d’eux n’avait songé au plus pressé, c’est-à-dire à couper le fil qui retenait Gérard à cette odieuse grille, à ces misérables barreaux. On n’osait pas ! Il fallait pour cela un commissaire de police ! Superstition stupide ! pusillanimité cruelle !

Gérard n’était pas mort encore, pourtant. Il agitait la main droite, faiblement, comme pour demander qu’on fît cesser son agonie, soit en la précipitant, soit en la combattant par le moyen indiqué par le bon sens le plus vulgaire. Mais ce signe d’angoisse, cet appel muet, nul ne le comprenait, nul n’était en état de le deviner, parmi ces dignes hôtes d’une ruelle du moyen âge.

Quand on se décida à aller chercher un médecin et quelques hommes de garde au poste du Châtelet, il était trop tard. Le médecin fit une saignée, le sang coula, on pouvait espérer encore ; mais c’était fini, bien fini, le quart d’heure qu’on avait perdu à délibérer avait suffi : Gérard de Nerval avait vécu.