Gómez Arias/Tome 1/05

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 70-87).

CHAPITRE V.

sterling. C’est vrai, c’est vrai ; et puisque
vous changez une fille pour en prendre une
autre, c’est seulement comme si vous faisiez
un échange de marchandises, vous savez.
sir john. C’est cela, en effet.
sterling. Eh mais ! je l’avais oublié ; nous
comptons ici sans notre hôte.
Le Mariage clandestin.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Gómez Arias, tandis qu’il observait Roque, son valet et son confident, s’approchant avec une expression de gravité qui ne lui était pas ordinaire, et qu’on distinguait bien rarement sur les traits joyeux du bouffon.

— Que désirez-vous ?

— Je désire quitter votre service, señor.

— Quitter mon service ! en vérité, Roque, vous ne pouvez être mécontent d’un maître aussi indulgent que je le suis.

— Oui, monsieur, répondit Roque, je suis mécontent, et de plus voilà trois ans que je le suis, si je puis parler franchement.

— Jusqu’ici vous ne m’aviez pas encore demandé la permission d’être impertinent. Mais enfin de quoi vous plaignez-vous ?

— D’abord vous n’êtes pas riche, c’est un grand tort.

— Que puis-je y faire ?

— Vous auriez pu une fois remédier à ce mal, mais l’occasion est passée. En second lieu, vous jouez.

— Voilà le diable qui prêche la morale, dit Gómez Arias en riant. Eh bien, consciencieux Roque, qu’avez-vous à prouver contre cet amusement ?

— Rien du tout, contre l’amusement lui-même ; je ne parle que des conséquences. Si vous gagnez, vous jouissez très tranquillement du fruit de vos succès ; si vous perdez, c’est tout le contraire, vous me faites partager votre mécontentement et m’accablez de votre mauvaise humeur, dont vous êtes, toujours fort généreux. Jouez de franc jeu si vous voulez absolument jouer, et faites-moi partager les résultats du gain, comme vous me faites partager les résultats de la perte.

— Tu es une plaisante espèce de fou, dit Gómez Arias en tournant dans ses doigts ses moustaches noires comme le jais, et se regardant complaisamment dans un miroir.

— Je vous remercie, seigneur, reprit le valet en s’inclinant profondément ; mais ayez la bonté de considérer que la bonne opinion que vous avez de mes talens, n’est malheureusement pas une assez grande compensation pour les privations et les périls nombreux auxquels il faut se soumettre à votre service. Pour continuer la liste de vos…

— De mes torts ! dit Gómez Arias en l’interrompant.

— Je dis seulement de mes plaintes, reprit le valet. Ce que je déteste le plus, après votre amour du jeu, c’est votre profession militaire et la réputation que vous avez acquise par votre bravoure.

— Bonté, du ciel ! s’écria Gómez Arias, tu te plains de la qualité qui convient le mieux à un gentilhomme.

— Mais moi, je ne suis point un gentilhomme, observa Roque, et je ne sais trop pourquoi je serais exposé aux mêmes dangers que les héros, sans espérer obtenir jamais la même considération qu’eux.

— Je mets ma gloire à être un soldat, s’écria Gómez Arias, et un noble enthousiasme se manifesta sur son visage mâle et dans toute sa contenance. Oui, j’ai vaincu bien des ennemis de ma patrie ; et, avant de mourir, j’espère encore essayer la bonté de la lame de mon épée contre ces rebelles maudits, les Maures des Alpujarras.

— Tout cela, est bien beau, certainement, reprit Roque, mais je ne crois pas que votre pays vous ait autant d’obligations que vous vous l’imaginez.

— Quoi ! dit Gómez Arias, d’un air mécontent.

— Calmez-vous, Don Lope, je n’ai point l’intention de vous offenser. Vous avez rendu sans aucun doute de grands services à l’Espagne, en la débarrassant d’un bon nombre d’infidèles ; mais réfléchissez, Señor, que votre épée n’a pas été moins fatale au sang chrétien. Dans les batailles, vous pourfendez les infidèles pour le repos de votre âme, mais dans les intervalles de paix, pour vous tenir en haleine, je suppose, vous n’avez pas moins de bonne volonté pour envoyer dans l’autre monde les plus braves sujets de Sa Majesté. Mettons tout cela dans la balance, et calculons si votre pays ne souffre pas d’avantage de vos duels pendant la paix, qu’il ne gagne par votre courage pendant la guerre. Mais voici la plus terrible de vos peccadilles, — de mes sujets de plaintes, veux-je dire.

— Qu’est-ce que c’est, je vous prie ?

— Votre goût invincible pour l’intrigue, et ce qui le suit ordinairement, l’inconstance.

— L’inconstance ! répéta Gómez Arias, comment cela serait-il autrement ? L’insistance est l’âme de l’amour.

— Je n’essaierai pas de discuter ce point avec un si grand adepte ; mes remontrances sont limitées aux résultats seuls, et je puis assurer avec vérité que ma vie, en temps de paix, est, s’il est possible, plus misérable que pendant la guerre ; car ce n’est pas en portant des lettres d’amour, en corrompant des domestiques, en faisant partie des sérénades, en surveillant les mouvements des vénérables pères, des moroses duègnes, des frères ombrageux, que je pourrais goûter un moment de repos.

— Cela est vrai, dit Don Lope, ma vie est uniquement dévouée à la guerre et à l’amour.

— Je pense plutôt que c’est une guerre continuelle, reprit le valet ; elle peut être fort de votre goût, Señor, mais, moi, qui n’ai pas le tempérament si amoureux, ni les inclinations aussi guerrières, le jeu ne m’en plaît pas autant. Au lieu de passer les nuits tranquillement dans le lit, comme tout bon chrétien doit faire, nous les employons à parcourir les rues silencieuses, à mettre en réquisition tous les signaux de l’amour, à chanter de langoureuses romances, accompagnées par les tendres cadences de la mélancolique guitare. Je supporterais encore tout cela avec résignation, sans les suites désagréables qui terminent ordinairement nos louables occupations. Il arrive souvent lorsque vous êtes mourant d’amour, et moi de crainte et d’appréhension, que nous rencontrons des individus qui malheureusement ne sont pas des amateurs aussi décidés de la musique. Quelque frère mal disposé, ou quelque amant maltraité de la beauté que nous courtisons, arrive presque toujours pour interrompre notre harmonie ; alors la discorde commence, les épées sont tirées, les femmes crient, les Alguazils tombent sur nous, et la bataille continue jusqu’à ce qu’un des galanes[1] soit mort ou blessé, ou lorsque les Alguazils deviennent assez nombreux pour rendre la retraite prudente. Par un hasard malencontreux, il arrive presque toujours que je suis pris au collet par le frère ou les Alguazils en question, et, sans plus de cérémonie, mais pour récompenser le mérite et encourager un valet à servir aussi fidèlement son maître, je reçois quelques centaines de coups libéralement administrés sur mes misérables épaules. Lorsqu’ils ont meurtri tous les os de mon corps, ils me permettent poliment de me retirer, me disant, pour me consoler, de remercier mon étoile, et m’assurant qu’une autre fois je n’en serai pas quitte à si bon marché. Avec cette charmante perspective, je me traîne au logis comme je le puis ; alors mon maître, humain et reconnaissant, sympathisant aux souffrances que j’ai endurées pour son compte, me dit, d’une voix en colère :

— Roque, où avez-vous été perdre votre temps ? Il m’appelle le plus négligent des coquins, et me donne d’autres noms également honorables ; et, après avoir écouté le récit de ma tragique aventure, il me dit avec sang-froid, et il pense qu’il le dit avec justice : — Vous n’avez que ce que vous méritez ; c’est votre propre faute : pourquoi n’êtes-vous pas une meilleure sentinelle ?

— Roque, dit Gómez Arias, vous m’avez déjà raconté souvent l’histoire de vos malheurs, et je ne vois pas par quelle nécessité vous la répétez aujourd’hui.

— Je vous demande pardon, Don Lope Gómez Arias, répondit le valet d’un ton plaisamment solennel, mais j’ai fermement résolu de quitter sérieusement votre service, car je m’aperçois que vous allez vous lancer dans de nouvelles difficultés, et je ne me sens aucun goût de courir encore les aventures. Dernièrement vous avez disparu tout d’un coup pour quelque expédition mystérieuse, et je suis sûr que vous avez été à Grenade pour être un des champions du tournoi, malgré tout le péril que vous couriez dans cette hasardeuse entreprise ; car si vous aviez été découvert…

— N’en parlez plus, Roque, ce danger est passé.

— Très bien, Señor ; mais il y en a mille autres qui ne le sont pas. Voudriez-vous être assez bon pour répondre à quelques questions ?

Gómez Arias, pour s’éviter des mots superflus, fit un signe de tête.

— Combien y a-t-il de temps que nous avons quitté Grenade ? demanda le valet.

— Deux mois environ, répondit son maître.

— Nous quittâmes cette ville en conséquence de la blessure mortelle infligée par vous à Don Rodrigo de Cespedes, votre rival près de Leonor de Aguilar.

— C’est vrai.

— Nous cherchâmes un refuge à Cadix, pour y rester cachés et laisser passer la tempête.

— C’est encore vrai.

— Et maintenant vous employez tous vos talens à surprendre les affections d’une jeune fille innocente, qui ne vous connaît pas davantage qu’elle ne connaît notre saint père le Pape.

— Eh bien !

— Je ne suppose pas que vous ayez l’intention d’épouser ces deux dames.

— Non certainement.

— Alors, je suis embarrassé de décider comment vous pourrez concilier ces deux intrigues. Mais enfin, comme je prévois que tout cela ne se passera pas tranquillement, vous m’excuserez si je trouve prudent de me retirer avant que le danger ne soit plus grand. Si vos deux maîtresses, si une au moins, était d’un sang plébéien, peut-être surmonterais-je mes craintes ; mais il n’en est rien ; il s’agit de deux femmes de bonne maison.

Roque continuait son sermon éloquent et moral, lorsque Gómez Arias fit un tour dans l’appartement, prit une canne, et marchant droit à son valet, en conservant le plus grand sang-froid : — Roque, lui dit-il, vous devez convenir que je vous ai donné une grande preuve de patience ; mais j’ai assez de vos discours pour ce matin, et je vous prie d’y mettre un terme, à moins que vous ne désiriez que j’y réponde par un argument sans réplique.

En prononçant ces mots, Gómez Arias jeta sur Roque un regard expressif, et secoua la canne qu’il tenait à la main ; Roque se retira, car il savait que son maître ne manquait jamais à sa parole dans les occasions de cette nature.

— Quant à votre intention de quitter mon service, ajouta Don Lope, je n’ai qu’une objection à vous faire, c’est que vous ne me quitterez pas sans me laisser vos deux oreilles, qui en savent trop long sur mon compte pour que je les laisse ainsi en liberté ; d’ailleurs, mon cher Roque, j’ai conçu un tel goût pour votre personne que je ne pourrais réellement me décider à vous quitter sans que vous me laissiez un souvenir de cette espèce. Maintenant, ajouta Gómez Arias d’un ton sévère, sortez et ne vous occupez plus de mes affaires.

Roque fit un humble salut et se retira. Dans cette circonstance et dans beaucoup d’autres, Gómez Arias fit usage de cette puissance invincible qu’ont les esprits forts sur ceux qui leur sont inférieurs. Le valet avait souvent pris la résolution de quitter son maître, car le pauvre Roque craignait les coups et les autres faveurs de ce genre qui lui étaient souvent administrées, grâce aux qualités aimables de son maître et à son goût pour les intrigues d’amour. Il avait de plus une idée très exacte de la justice, et se révoltait d’être obligé d’accepter des récompenses qui étaient dues entièrement à son supérieur. Il est juste d’ajouter qu’il ne se soumettait à cette obligation que lorsqu’il y était absolument forcé.

Roque, néanmoins, avait une conscience, une de ces consciences prudentes qu’on doit bénir comme un don précieux. Il n’était certainement pas assez déraisonnable pour exiger qu’un jeune gentilhomme menât la vie paisible d’un moine ; il ne trouvait pas non plus étonnant que son maître eût quelques intrigues ; mais il fallait, selon lui, que les intrigues fussent renfermées dans les limites de la plus grande prudence. Si Gómez Arias avait borné ses galanteries à séduire des filles de fermiers, à déshonorer des femmes de marchands, Roque, eût entièrement approuvé sa conduite, d’autant mieux que dans ce cas son maître eût seulement soutenu une espèce de droit héréditaire attaché aux gens d’une classe élevée. Mais tromper deux dames de haute naissance, c’était réellement une faute trop forte pour pouvoir être tolérée par la conscience timorée du prudent serviteur.

Roque n’avait certainement rien à dire contre le courage de son maître ; il ne se plaignait que de son excès ; car cette surabondance de bravoure, jointe aux dispositions amoureuses de Don Lope, était constamment en opposition avec les principes de Roque, par les difficultés qu’elles élevaient à l’accomplissement de cette loi naturelle qui donne l’instinct de sa propre conservation.

C’est un fait avéré, que Roque ne chercha jamais volontairement l’occasion d’enfreindre un si recommandable précepte ; il était heureusement doué d’une qualité nécessaire à son observance, qualité que les individus qui n’en ont point été favorisés appelleraient poltronnerie.

Ce n’est pas tout encore ; le valet, dont le tour d’esprit n’était nullement romantique, n’éprouvait aucun goût pour les scènes embellies par la clarté des étoiles et pour les aventures nocturnes ; il avait assez peu d’élévation d’âme pour préférer le grossier plaisir d’un paisible sommeil, à la mélancolique beauté d’une lune argentée.

Toutes ces considérations agissaient puissamment sur l’esprit de Roque, et plusieurs fois il avait formé le projet de quitter son maître ; mais tel était le pouvoir que Gómez Arias exerçait sur lui, que les desseins du pauvre valet étaient renversés toutes les fois qu’il essayait de les mettre en pratique.


  1. Galans.Trad.