Gómez Arias/Tome 1/06

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 88-129).

CHAPITRE VI.

Ma chi’l vede e non l’ama ?
Ardilo umano cor, nobil fierezza,
Sublime ingegno. — Ah ! perche tal ti fero
Natura e il cielo ?

alfieri.

Sa touchante beauté, est celle de la fleur demi
close ; elle en a la délicatesse et le modeste
éclat ; sa fraîcheur égale celle de la nature
au premier printemps du monde.
rowe.

Don Lope Gómez Arias ne connaissait aucun frein qui pût maîtriser sa volonté ; il plaçait une confiance illimitée dans les ressources de son esprit supérieur et dans ses avantages physiques. La nature avait pris plaisir en effet à l’accabler de ses dons les plus précieux. Au courage le plus intrépide, à une résolution prompte, il joignait une intelligence éclairée et les talens les plus brillans. Mais malheureusement il était dépourvu de ces qualités du cœur qui donnent le plus de prix à ces avantages.

Son courage téméraire et sa supériorité l’avaient rendu un objet de crainte, non seulement aux ennemis de sa patrie, mais à ses rivaux en ambition et en amour. Les hommes l’enviaient et ne l’aimaient pas, les femmes éprouvaient pour lui de tout autres sentimens ; elles ne pouvaient découvrir les vices de son cœur à travers l’enveloppe charmante qui le couvrait. Un grand nombre avait été victime de ses grâces séduisantes, de ses tendres discours ; devait-on les blâmer ? peut-être on ne devait que les plaindre, car il possédait tous les secrets qui touchent le cœur innocent d’une jeune fille et séduisent la vanité d’une femme. Outre sa valeur et la fermeté de son esprit, qualités d’autant plus admirées du beau sexe, qu’elles sont rarement son partage, Gómez Arias avait des manières engageantes et adroites, mais sans" aucun mélange de servilité ; il semblait plutôt commander l’attention que la rechercher ; il régnait sur ses traits une grande expression de fierté, mais elle était tempérée par la plus exacte politesse.

Gómez Arias était parfaitement beau, d’une taille haute, majestueuse et d’une admirable proportion. Il y avait dans les regards expressifs de ses grands yeux noirs, une intelligence supérieure, et dans le sourire qui errait souvent sur ses lèvres, au moins autant de malice que de gaieté. Ses traits réguliers, quoiqu’un peu forts, étaient ombragés par une profusion de boucles noires et brillantes, par d’épaisses moustaches et par la pera[1] qui était placée entre sa lèvre inférieure et son menton.

Tel était le principal héros de cette histoire. En dépit de toutes les ressources de son imagination, Gómez Arias s’était lancé dans une route tortueuse dont il ne savait plus comment sortir. Il venait de recevoir une lettre de Don Alonzo de Aguilar, le père de sa belle fiancée, annonçant le rétablissement de son rival, et l’appelant en toute hâte à Grenade. Mais Gómez Arias n’éprouvait aucun désir de revoir cette ville. Cependant Grenade était à cette époque une ville intéressante et bien préférable à Cadix. La beauté de Leonor n’avait point de rivale à la cour. C’était une grande séduction pour Don Lope ; elle était riche, du plus haut rang ; c’était une plus grande séduction encore ; et en considérant l’influence que son père, le célèbre Aguilar, avait sur l’esprit de la Reine, un tel mariage assurerait une brillante carrière, et cependant notre héros ne désirait pas retourner à Grenade. La jeune et belle Theodora de Monteblanco était l’idole qui régnait alors sur son cœur. Elle semblait avoir fixé ce cœur volage ; et dans ce moment Don Lope ressentait vivement tous les inconvéniens d’une vie enchaînée par le mariage. Cependant un homme de son caractère devait essayer de concilier en même temps et ses devoirs et ses inclinations. Gómez Arias resta pendant quelque temps dans un état d’irrésolution. Ses engagemens avec Leonor, engagemens sacrés, et les brillans rêves de son ambition, ne pouvaient chasser entièrement l’image de Theodora ; car dans cette jeune et charmante fille, il trouvait tous les avantages de son ancienne maîtresse, sans retrouver en elle ses défauts.

Theodora était âgée de dix-sept ans, son visage ravissant et les formes voluptueuses de sa taille avaient acquis toute leur perfection, tandis qu’elle conservait encore toute l’innocence, toute l’ingénuité qu’on possède à son âge, lorsque le cœur est pur et que le monde n’a point habitué à feindre. Son visage était d’une éclatante blancheur ; il ne s’y mêlait une couleur plus vive que lorsque sa sensibilité ou une émotion momentanée couvrait ses joues d’un brillant incarnat. Il y avait une harmonie si parfaite dans tous les gracieux contours de sa personne, que sans l’expression mélancolique de ses grands yeux noirs ombragés de cils soyeux, et sans la profusion de boucles flottantes dont son cou et ses épaules étaient couverts, on l’eût prise pour un des chefs-d’œuvre de ces anciens maîtres, qui, avec l’albâtre le plus pur, imitaient les plus beaux ouvrages de la nature.

Theodora aimait Gómez Arias de tout l’enthousiasme d’une jeune fille dont l’imagination est exaltée et dont le cœur palpite pour la première fois. Elle ressentait la passion la plus vive ; il lui eût été impossible de le cacher à l’objet de son adoration, mais elle ne forma jamais le dessein de lui en faire un mystère. Elle aimait avec toute la naïve simplicité d’un cœur incapable de tromper. Ignorant la prudence que l’école du monde enseigne, inhabile dans cette coquetterie dont les femmes font usage pour augmenter la puissance de leurs charmes et fixer la tendresse des hommes, elle avait soumis son âme entière à son amant, et dans sa touchante confiance elle ne doutait pas qu’elle ne fût payée de retour.

Ce dévouement flattait la vanité de Gómez Arias. Il admirait la candeur angélique de cette jeune fille, qui plaçait toute sa félicité dans son amour, sans y admettre la moindre crainte, le moindre calcul, la moindre précaution. Ce caractère que la nature seule avait formé, séduisait son imagination ; il ne l’avait point encore rencontré parmi ses anciennes maîtresses, et il payait cette douce confiance par la plus tendre admiration.

Gómez Arias caressait ces charmantes rêveries, quand Roque, son valet, arriva soudainement de l’air d’un homme qui vient annoncer quelque nouvelle.

— Eh bien, s’écria Don Lope, que veut dire ceci, pourquoi entrez-vous sans être appelé ? Avez-vous toujours la sage intention de quitter mon service ? Et vous soumettez-vous aux conditions ?

— Non Señor, répondit Roque, d’un air d’importance ; je viens apporter de nouvelles preuves du zèle que je mets à vous servir.

— Sur mon honneur, vous avez une grande complaisance. Vous avez vu la duègne, je suppose ?

— Oui, Señor, et j’ai encore vu une autre personne.

— Parlez-moi d’abord de la duègne.

— Nous irons cette nuit. Son maître vient de sortir avec un ami qui arrive de Grenade, je les ai vus moi-même quitter la maison.

Gómez Arias ne perdit point de temps à se préparer à cette entrevue ; et comme la nuit approchait, il ceignit son épée, et jetant négligemment un manteau autour de lui, il sortit accompagné seulement de son valet pour se rendre à cette expédition nocturne.

— Êtes-vous sûr, bon Roque, dit-il, que vous avez vu le vieux gentilhomme sortir de sa maison ?

— Tout-à-fait sûr, Don Lope, mes yeux me trompent rarement ; en vérité je n’ai aucun reproche à leur faire. Il n’y en eut jamais deux plus capables d’inspirer de la confiance, lorqu’ils distinguent de loin et à la clarté de la lune, un père, un frère, ou quelque autre trouble-fête de ce genre. On dit qu’Argus avait cent yeux, et cependant il fut trouvé en faute, tandis que moi qui n’en ai que deux…

— Ils sont quelquefois aussi négligens, interrompit Don Lope.

— Rarement, reprit Roque ; et malheureusement lorsqu’ils me trompent, j’en gémis bien cruellement : je suis un homme d’une grande délicatesse.

— Argus, observa son maître, fut puni de sa négligence, et il est juste que tu éprouves le même traitement dans les mêmes circonstances.

— Comment donc ! répliqua Roque, il fut changé en paon. Je ne sais trop en quel animal je serais changé, puisque ce genre de transformation est la peine qui attend les sentinelles coupables ; je pense que la forme d’un jackal me conviendrait le mieux, car, comme lui, je dirige le lion vers sa proie. Mais maintenant, señor, laissons de côté la plaisanterie, j’ai quelque chose de sérieux à vous apprendre ; savez-vous qui j’ai vu causer avec Don Manuel de Monteblanco quand il sortait de sa maison ?

— Non, et cela m’est fort indifférent.

— En vérité, il est fort heureux que cela vous soit indifférent, car il se trouve que c’est votre rival, Don Rodrigo de Cespedes.

— Bien, Roque, s’écria Gómez Arias d’un ton de plaisanterie ; voilà une preuve convaincante que vos yeux si vantés se trompent quelquefois.

— Je l’ai cru d’abord moi-même et aussitôt je fis le signe de la croix ; mais je m’aperçus bientôt que le diable n’était pour rien là-dedans, et que ce n’était point une illusion. Il serait réellement curieux que ce Don Rodrigo eût une intention semblable à la vôtre. On pourrait croire alors que cet homme est né tout exprès pour traverser vos desseins.

— Eh bien ! reprit Don Lope, avec un sourire, il semblerait aussi que je suis né pour châtier son insolence.

Roque fit à cela une folle réponse, car, en sa qualité de gracioso[2], il usait fréquemment du privilège de dire tout ce qui lui passait par la tête, sans considérer s’il avait tort ou raison.

Ils hâtèrent leur course vers la maison de Monteblanco ; déjà ils approchent, et la lune qui jette ses rayons à travers la plus proche reja[3] montre aux yeux la forme d’une femme. Don Lope avance ; et ses regards pénétrans découvrent, malgré l’obscurité, la figure de Theodora. Ses traits sont embellis par le plus doux sourire, et toute sa personne dévoile par une touchante émotion l’anxiété de son âme. Le marteau de la porte est doucement agité, et ce son peu harmonieux fait tressaillir de joie le cœur de l’amant impatient, comme celui d’une musique céleste. Enfin la porte s’ouvre, et une matrone charitable, dont la jeunesse a fui depuis long-temps, souhaite la bienvenue au cavalier. Don Lope répond d’un air aimable à ses avances, un sourire de gratitude erre sur ses lèvres, il serre la main de la duègne.

La fidèle Martha montre dans sa toilette et dans ses manières tous les signes extérieurs de son état. Une imperturbable gravité règne sur ses traits durs, qui ne connurent jamais ce que c’était qu’un sourire, et dont l’expression prédominante est un mélange de sévérité religieuse et d’orgueil, mal déguisé sous le voile de l’humilité. Martha était loin de pratiquer les austérités rigides que toute sa contenance semblait indiquer ; mais son extérieur tendait à le prouver, de la même manière qu’un homme qui manque de cœur affecte le courage afin de mieux cacher sa lâcheté.

Martha portait un ample habit de laine noire, attaché autour de sa taille avec la ceinture d’un religieux, à laquelle était suspendu un rosaire composé d’énormes grains noirs. Sa tête était couverte d’un bonnet de la toile la plus blanche, et avec la rigueur de la plus exacte modestie ; son cou, jusqu’aux limites de son menton, était caché sous un mouchoir de la même étoffe.

Gómez Arias s’élança dans l’intérieur de la maison et fut bientôt aux pieds de sa maîtresse. Theodora est heureuse comme dans un Élysée d’amour. Mille tendres émotions agitent son sein, où la flamme brûle sous la neige la plus pure. En contemplant Gómez Arias, ses yeux humides dévoilent toute sa tendresse ; elle est tremblante, mais c’est de la plus délicieuse émotion. Le sourire de ses lèvres entr’ouvertes répond aux regards passionnés de son amant, et les couleurs brillantes qui viennent animer ses joues peignent les transports ravissans d’un véritable amour dans l’âge heureux de la première innocence. Don Lope prend la main qu’elle lui offre et la presse contre son cœur, tandis que ses yeux ravis contemplent l’objet charmant qui lui a donné toutes ses affections ; il s’enivre en respirant son haleine embaumée ; il entoure de ses bras caressans sa taille légère. Theodora incline doucement sa tête sur celle de son amant, et tous les deux semblent enlacés des belles et longues tresses de ses cheveux. Dans les regards enflammés de Don Lope, Theodora puise à longs traits un délicieux et mortel poison ; une larme brûlante s’échappe de ses yeux et tombe sur la main de son amant ; un profond soupir s’exhale de son sein ; leurs visages se joignent, et leurs lèvres se touchent. Heureux ! mille fois heureux ces momens, où l’amour accorde ses premières faveurs ; faveurs si douces, si précieuses, et trop souvent, hélas ! si chèrement achetées ! Les deux amans parlaient peu ; lorsque le cœur est plein, il existe un silence éloquent, bien supérieur au froid arrangement des mots. Gómez Arias oubliait ses rêves ambitieux dans la réalité de son bonheur présent. Il était aimé, passionnément aimé, par celle qui était le plus parfait modèle de l’innocence et de la beauté ; on lui donnait plus d’amour qu’il ne croyait le cœur d’une femme capable d’en contenir. L’espérance se montrait sous ses couleurs les plus brillantes, et l’imagination de Don Lope anticipait avec transport toutes les délices dont l’homme peut jouir ; il était parfaitement heureux, car l’espoir du bonheur est peut-être plus enivrant encore que la réalité. C’est ainsi que la rose, lorsqu’elle n’est pas entièrement épanouie, est plus douce à la vue qu’au moment où elle déploie tous ses charmes, car l’heure de la maturité est le signal du déclin. Cependant nous poursuivons avec avidité les fleurs brillantes du plaisir ; nous les saisissons avec ardeur, et elles se fanent dans nos mains.

Le temps s’écoulait, les amans restaient plongés dans la délicieuse rêverie de l’amour et dans l’échange mutuel de tendres soupirs et d’éloquens regards, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et Roque entra avec un air d’effroi. Le fidèle Argus venait annoncer l’approche de Monteblanco et de Don Rodrigo. Gómez Arias connaissant la poltronnerie de son valet, ne crut pas d’abord le danger aussi imminent. Mais la duègne, qui venait d’être désagréablement troublée dans ses dévotions, arriva pour confirmer la fatale nouvelle.

Quoique ces cruelles interruptions ne fussent point une circonstance nouvelle dans les annales de l’amour, et quoique Gómez Arias fût familiarisé avec le danger, cependant lorsqu’il remarqua la contenance de la duègne, le fidèle thermomètre de l’intrigue, il s’aperçut que l’orage serait d’une nature alarmante. Des rides plus profondes sillonnaient son triste visage, son œil était hagard, et son rosaire s’agitait dans sa main tremblante.

— Sainte Vierge ! je suis perdue ! s’écria, la dame effrayée. Ah ! Don Lope, la faute en est à mon cœur compatissant et à ma complaisance ; voilà ma réputation souillée d’une tache que toute l’eau bénite d’Espagne ne serait pas capable d’effacer !

— Mais assurément, observa Gómez Arias, le danger ne peut être assez pressant pour que je n’aie pas le temps de m’échapper ?

— Vous échapper ! répondit la duègne, ils sont dans ce moment sur l’escalier.

— Misérable ! s’écria Don Lope en se tournant vers son valet, c’est ainsi que vous veillez à la sûreté de votre maître.

Roque, très prudemment, s’éloigna du contact de la main qui était déjà levée, et comme pour détourner l’explosion, bégaya quelques excuses. Le visage de Theodora se couvrit tout-à-coup d’une pâleur mortelle, et la jeune fille timide joignit ses mains dans l’attitude du désespoir. Sa situation critique et les alarmes de la duègne ébranlèrent d’abord Gómez Arias, mais, avec cette fermeté que le danger inspire aux âmes comme la sienne, il maîtrisa son émotion, et trouva dans l’instant un stratagème pour empêcher la découverte de son secret.

— Si Don Rodrigo suit Monteblanco, dit-il, nous sommes sauvés, et n’avons rien à craindre.

— Rien à craindre ! répéta Roque ; je crois au contraire que le danger redouble lorsqu’un homme a deux ennemis à affronter au lieu d’un.

— Silence ! s’écria Gómez Arias. Martha, rassurez-vous, affectez de ne pas me connaître ; faites un libre usage de l’organe dont la nature vous a si libéralement douée, et n’épargnez point les reproches et les injures. Theodora, reprenez courage ; et vous, Roque, gardez le silence.

La porte s’ouvrit. Monteblanco et Don Rodrigo entrèrent, mais ils s’arrêtèrent stupéfaits dans un muet étonnement, en apercevant le groupe qui se présentait devant eux. La duègne avait appelé à son secours le courage du désespoir, et accablait Gómez Arias d’un torrent d’injures. : Theodora s’était éloignée de la lumière pour cacher son émotion à son père, dont la vue affaiblie par l’âge ne put distinguer ses traits, Roque avait pris un air impertinent et effronté, et son maître s’appuyait contre une muraille avec l’apparence du plus grand sang-froid. Don Manuel et son ami, incapables de parler pendant quelques momens, regardaient fixement les étrangers ; enfin Don Rodrigo rompit le silence avec une exclamation de surprise.

— Don Lope Gómez Arias ! s’écria le chevalier.

— Don Lope Gómez Arias ! répéta Monteblanco. C’est votre rival qui est ici. Qu’est-ce que tout cela signifie, Martha ?

— Votre Seigneurie peut le demander à ce gentilhomme lui-même, répondit la duègne ; je ne le connais pas, mais c’est le plus hardi et le plus impertinent des hommes (Martha faisait usage avec plaisir du privilége que lui avait accordé Don Lope), le moins cérémonieux, la plus mauvaise tête, et le cavalier le plus suffisant que j’aie jamais rencontré. Sainte Vierge ! quel trouble il cause dans cette maison ! Et voilà son impudent, son coquin de valet, qui est la première cause de tout ce bruit, et j’espère que votre Seigneurie lui donnera de bonnes raisons de se repentir de son insolence.

— Me repentir de mon insolence répondit Roque, maudite bruja[4] ! il serait plus méritoire de couper ta langue calomniatrice.

Ici la duègne continua à lâcher une seconde bordée de mots, sans donner aucune explication positive, comme c’est ordinairement l’usage lorsqu’on veut gagner du temps et recouvrer sa présence d’esprit.

— Paix, femme, interrompit Gómez Arias dans le milieu de sa harangue. Ce trouble, comme vous l’appelez, est votre propre ouvrage ; si vous vous étiez conduite avec plus de politesse envers un étranger, vous auriez évité l’impertinence de mon valet à votre égard, impertinence pour laquelle il sera certainement puni en temps et lieu. À ces mots, Gómez Arias jeta un regard courroucé sur Roque, qui pensait bien qu’il serait le seul puni des folies de son maître, et que la non-réussite de cette aventure retomberait infailliblement sur sa tête. Il essayait de deviner quelle était la nature de l’impertinence qu’il avait commise envers la dame dont il avait reçu de si grossières épithètes.

Pendant tout ce temps, le patient Don Manuel attendait une explication, et plus la duègne parlait, plus il trouvait impossible de comprendre ce qu’elle voulait dire.

Enfin Gómez Arias, après avoir essayé vainement plusieurs fois d’arrêter la langue de Martha, saisit le premier moment où elle reprit haleine, et dit en s’adressant à Don Manuel : — Vous devez désirer sans aucun doute de connaître l’objet de ma visite.

— Visite ! s’écria la duègne, il s’est introduit de force, c’est un droit qu’il a acquis par la violence. Dieu me bénisse, une visite ! Vous appelez cela une visite !

— Silence, Martha, silence, laissez parler ce gentilhomme, cria Don Manuel un peu rassuré, et craignant intérieurement le talent de la duègne pour les explications.

— Don Manuel, reprit Gómez Arias, je suis extrêmement mortifié de la confusion que je viens de causer dans la maison d’un aussi respectable Chevalier ; mais je ne mérite réellement pas autant de blâme que cette bonne femme voudrait bien le faire croire.

— Bonne femme ! répéta la duègne. Jesus me valga ! devais-je vivre assez long-temps pour être appelée ainsi ! Soi christiana vieja[5], et d’une bonne famille, je puis le dire. Il n’y a point de sang juif dans mes veines. Bonne femme, grand Dieu ! mon cher maître, dois-je être appelée bonne femme ?

Don Manuel avait l’air sérieux, non pas peut-être parcequ’il lui semblait difficile de résoudre la question qui venait de lui être adressée, mais parce qu’il jugeait qu’il n’apprendrait rien sur ce qu’il désirait savoir, tant que la duègne aurait le libre usage de la parole ; pour apaiser sa colère, le bon cavalier l’assura que sous aucun rapport elle ne méritait le titre qui lui avait été donné.

L’ordre étant rétabli, Gómez Arias continua : — La cause de mon séjour ici est très simple, dit-il, la voici. Informé par mon valet que Don Rodrigo cherchait à savoir où j’étais, voulant reconnaître cette faveur, je pensai que mon honneur était engagé à faciliter cette rencontre le plus promptement possible. J’arrivai à cette maison d’où mon valet avait vu sortir Don Rodrigo ; mais avant que je pusse expliquer l’affaire qui m’y amenait, cette Dame si sévère m’assaillit d’injures. Mon domestique, soit par zèle pour moi, soit, plutôt pour satisfaire un goût particulier, répondit sur le même ton, et peut-être même y mit-il trop d’aigreur.

— Trop d’aigreur ! pensa Roque ; voilà une plaisante accusation, moi qui n’ai pas ouvert la bouche.

— J’essayais de m’expliquer, continua Gómez Arias, dans l’espoir d’être plus civilement reçu, quand cette jeune Dame entra dans l’appartement (Don Lope montra Theodora) ; j’allais m’adresser à elle, lorsque heureusement l’objet de mes recherches se présenta lui-même ; circonstance qui me procure le plus grand plaisir, et je suis persuadé que Don Rodrigo désire aussi vivement que moi renouveler l’échange des gages de notre mutuelle amitié.

— Señor Don Lope Gómez Arias, répondît Don Rodrigo, blessé du ton de légèreté qu’affectait son rival, je me félicite aussi de cette rencontre inattendue, et quoique la politesse railleuse de Don Lope indique assez la confiance qu’il place dans le hasard qui l’a toujours protégé, cependant il me trouvera à chaque rencontre de plus en plus porté à renouveler l’échange des gages de cette amitié à laquelle il vient de faire allusion.

— Señor Don Rodrigo de Cespedes, reprit Gómez Arias, je ne puis qu’admirer la louable ambition qui sert de stimulant à vos actions et à votre noble hardiesse ; un individu aussi indigne que je le suis, ne peut reconnaître avec une gratitude suffisante l’honneur que vous voulez bien lui accorder.

Ces mots et le sourire sardonique qui les accompagna, exaspérèrent Don Rodrigo à un tel degré, que, se tournant vers son rival sans se donner la peine de lui répondre, il lui montra la porte en lui enjoignant de le suivre. Gómez Arias se rendait à ses volontés, lorsque Monteblanco s’avança vers eux en s’écriant :

— Arrêtez, Caballeros, arrêtez ; vous êtes dans ma maison, et quoique je sois loin de vouloir détourner deux gentilshommes d’une affaire d’honneur, ne souffrez pas qu’on dise que ma demeure a été le théâtre d’une scène sanglante.

Válgame Dios ! s’écria Roque, Don Manuel parle comme un oracle. Non pas que je pense moi-même que cette heure de ténèbres est faite pour décider de si importantes matières ; le grand jour est certainement préférable à la lueur vacillante de la lune et des étoiles pour des affaires de cette sorte.

Theodora se sentait mourir d’émotion et de crainte ; mais l’imminence du danger lui inspirait une espèce de tranquillité qui tenait du désespoir. Elle savait que son entremise augmenterait encore les difficultés de sa position, sans prévenir l’accomplissement de leurs desseins. Elle plaçait une grande confiance dans le courage de son amant et dans son adresse supérieure à manier les armes ; elle possédait aussi cette hauteur d’âme qui frémirait d’une apparence de lâcheté dans l’objet de son admiration.

Les remontrances de Monteblanco furent vaines ; Don Rodrigo se précipita vers la porte avec furie, et Gómez Arias le suivit avec le sang-froid d’une personne habituée à de pareilles scènes.

— Suivez-moi ! criait Don Rodrigo en s’élançant au bas des escaliers.

— Arrêtez, Don Rodrigo, dit Gómez Arias avec ironie ; pas tant de précipitation, ou vous pourrez tomber avant que votre heure ne soit venue.

Ce sarcasme détruisit le peu d’empire que Don Rodrigo conservait sur lui-même. Ses yeux lancèrent des flammes, tout son corps trembla, et, incapable de se contenir plus long-temps, il tira son épée, et choisit le Zaguan[6] pour le champ de bataille.

— Défendez-vous, Don Lope ! s’écria-t-il avec rage.

— Pensez à vous, beau sire ! répondit Don Lope en saisissant son épée et se mettant avec calme en position de se défendre.

Don Rodrigo, avec l’impétuosité de la colère, s’élança sur son antagoniste, et l’assaillit avec tout le courage et toute l’adresse d’un homme expérimenté dans l’art de l’escrime. Les coups succédaient aux coups avec une mortelle rapidité ; mais l’œil actif de Gómez Arias veillait, et son bras écartait leur approche avec une dextérité consommée. Don Rodrigo semblait animé par l’esprit d’un démon, et pendant quelques minutes il épuisa ses forces dans des attaques inutiles, diminuant d’autant plus ses moyens de résistance. Il régnait trop d’animosité de part et d’autre pour que ce combat pût durer long-temps ; quelques minutes de plus, et il serait devenu fatal à un des deux champions (car c’était alors le tour de Don Lope de presser son adversaire affaibli) ; mais Roque, dans le zèle de cette conscience timorée qu’on lui connaît, éteignit très adroitement la lumière qui éclairait le Zaguan, comme le moyen le plus efficace de suspendre les hostilités.

Le lieu du combat fut plongé tout-à-coup dans les plus profondes ténèbres, et Don Rodrigo, craignant d’être trompé dans sa vengeance, appela Gómez Arias.

— Je suis ici, répliqua Don Lope ; je suis ici, Don Rodrigo ; la lumière est superflue, nous n’en avons pas besoin : une mutuelle sympathie nous attirera l’un vers l’autre et dirigera nos armes.

Les épées se rencontrèrent de nouveau, et de vifs et passagers jets de lumière, semblables à la flamme fugitive qui, dans les pays méridionaux brille quelquefois dans l’air, présentèrent pour un instant à la vue la contenance terrible des combattans. Tout-à-coup un gémissement profond se fait entendre, un corps tombe lourdement sur la terre, et un cri d’horreur s’échappe de la bouche des gens de Don Manuel, qui s’étaient précipités à l’entrée du Zaguan.

— Il est mort, se dit Don Rodrigo à lui-même, et songeant à sa sûreté, il disparut avec la rapidité du vent.

— Apportez des torches, cria Monteblanco, et procurons au Caballero qui est tombé tous les secours qui sont en notre pouvoir.

L’état dans lequel était Théodora ne peut être décrit. Elle ignorait encore quelle avait été la victime, son âme était remplie d’une épouvantable crainte, dont la réalité aurait empoisonné toute son existence ; cette incertitude affreuse ne dura heureusement qu’un instant. Theodora elle-même, dans son horrible anxiété, fut la première à apporter une torche, qui peut-être devait éclairer le froid cadavre de celui dans lequel elle avait mis tout son espoir de bonheur. Ce moment fut horrible, mais la torche répandant une vive clarté autour du Zaguan, lui montra Gómez Arias calme et dans toute l’apparence d’une parfaite santé. Un faible cri s’échappa du sein de sa maîtresse, et tous les sentimens affreux que l’incertitude et la frayeur y avaient répandus donnèrent place aux soupirs et aux larmes. Son émotion fut à peine aperçue par son père, trop occupé à rechercher quel était le cavalier blessé.

— Don Rodrigo est la victime, s’écria tristement le vieux gentilhomme en jetant ses regards autour de lui ; car dans le même instant il aperçut un corps humain couché dans la partie la plus sombre du Zaguan.

— Il fait un mouvement, s’écria Martha en faisant le signe de la croix.

— Il existe encore, reprit Don Manuel ; secourons promptement l’infortuné jeune homme ; cherchez où est sa blessure.

— Non, répondit la Duègne, pensons plutôt au salut de son âme, agissons comme de vrais et de charitables chrétiens ; courez, Cacho, courez et amenez fray Bernardo, ou fray Benito, n’importe ; tout religieux conviendra dans un pareil moment.

Monteblanco se précipitait vers Don Rodrigo afin de le secourir, lorsque le corps étendu par terre fit un bond soudain et se trouva tout-à-coup sur ses jambes ; tous les spectateurs étonnés reconnurent Roque, le valet de Gómez Arias.

— Qu’est-ce que cela signifie ? où est Don Rodrigo ? demanda Monteblanco.

— Mais, répondit Roque, sans se déconcerter, il est peut-être à cinquante lieues, si l’on peut en juger par la vitesse avec laquelle il a pris la fuite.

— Il n’est donc pas mort ?

— Il me semble que non.

— D’où vient le gémissement que nous avons entendu ?

De este humilde pecador[7].

— Jésus Maria, s’écria la Duègne, comment ce judio[8] ose-t-il ainsi jeter une noble famille dans la consternation ?

— En vérité, Señora, reprit le valet, je crois au contraire que, sans moi, cette noble famille aurait été jetée dans une consternation bien plus réelle.

— Roque, dit Gómez Arias, vous n’êtes pas blessé, à ce que je vois ?

— Non, Dieu merci ! répliqua Roque.

— Alors vous êtes un coquin.

— Un coquin, parceque je ne suis pas blessé ! voilà une singulière conséquence.

— Votre entremise est une impertinence, continua Don Lope, et vous en serez puni.

— Ce que vous appelez une impertinente entremise est une chose fort heureuse ; car j’ai prévenu l’effusion inutile d’un sang noble et chrétien, et j’ai séparé deux combattans acharnés, mieux qu’une bande d’Alguazils n’aurait pu le faire ; j’obtiendrai probablement pour récompense des menaces et des injures. Mon maître est désolé parceque j’ai plus de zèle pour sa sûreté qu’il n’en a lui-même, et il se désespère parceque le sanguinaire Don Rodrigo ne lui a point passé son épée à travers le corps.

— Silence ! dit Gómez Arias en colère. Puis il continua d’un ton plus doux : Je suis réellement affligé pour Don Rodrigo. Rempli d’inquiétudes sur ma mort supposée, je ne m’étonnerais pas qu’il ne redoutât la demeure des hommes, et qu’il n’eût été chercher un refuge au milieu des Alpujarras,

— C’est fort charitable à vous, señor, dit Roque, de montrer tant de sollicitude sur le sort de Don Rodrigo. En vérité, je ne comprends rien à l’humeur des gentilshommes. Il n’y a qu’un instant vous en vouliez à sa vie, et maintenant vous redoutez pour votre adversaire les inconvéniens d’une nuit passée au milieu des Alpujarras.

Monteblanco se félicitait intérieurement de la manière heureuse dont s’était terminée une aventure qui menaçait d’avoir de si sérieux résultats ; il s’inquiétait un peu, il est vrai, de l’embarras, du péril où se trouvait Don Rodrigo, mais il pensait très judicieusement qu’il valait mieux que son pauvre ami passât une nuit dans les montagnes, que de se trouver exposé lui-même à toutes les conséquences qui auraient résulté de la mort d’un des deux champions, puisque le champ de l’action était son propre Zaguan ; il eût été forcé de jouer un rôle dans ce drame, ce dont il aimait mieux être dispensé, celui d’expliquer l’affaire aux officiers de la justice. Cette considération le porta intérieurement à approuver le stratagème de Roque, quoiqu’il ne voulût en aucune manière témoigner hautement son approbation, pensant très sagement que la conduite des inférieurs et des valets ne doit jamais être louée, même lorsqu’elle peut rendre service.

Agissant d’après ces principes charitables, il n’essaya point d’arrêter les menaces et les injures dont le malencontreux valet était assailli de toutes parts. Le pauvre Roque eut une nouvelle occasion de se convaincre combien un homme gagne peu à suivre l’impulsion d’un bon cœur, et de quelle singulière manière les grands reconnaissent un service, même lorsque intérieurement ils en sont satisfaits.

— Sors d’ici, impudent ! s’écria Don Manuel. Ton effronterie mérite une punition exemplaire.

En disant ces mots, il prit la main de sa fille, et, faisant un léger salut à Gómez Arias, il allait se retirer, lorsque Don Lope s’avança vers lui.

— Arrêtez, Don Manuel, dit-il, je ne puis quitter votre maison sans vous exprimer mes regrets du trouble que j’y ai causé. Je vous offre mes excuses comme chevalier, comme homme d’honneur, et je suis convaincu que Don Manuel de Monteblanco les acceptera. C’est mon valet qui est la première cause de tout le mal, et il n’échappera point à la punition qu’il mérite.

Don Manuel parut satisfait des excuses de Gómez Arias ; et, le saluant de nouveau, mais moins légèrement que la première fois, il quitta le Zaguan accompagné par sa charmante fille, qui venait de comprendre l’éloquent adieu exprimé dans les regards de son amant, et qui renfermait dans son sein tout le bonheur qu’elle en avait éprouvé.

Pendant ce temps, Don Lope, satisfait de lui-même, appela fièrement son valet ; le fidèle serviteur suivit son maître, et Don Lope oubliant sa prétendue colère dès qu’elle n’eut plus de témoins, rentra dans ses appartemens, où il put réfléchir à loisir sur les évènemens de la soirée, et former des plans pour le succès de ses projets ultérieurs.



  1. Pera : On appelle en France ce signe militaire, une royale. Trad.
  2. Bouffon.
  3. Reja, jalousie.
  4. Vieille.
  5. Je suis une vieille chrétienne.
  6. Le porche.
  7. D’un pauvre pécheur tel que moi.
  8. Juif.