Gómez Arias/Tome 1/10

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 189-217).

CHAPITRE X.

Où est-elle ?
Je désire voir ma fille ; faites-la venir.
...............
Vous m’avez trompé ; vous n’avez pas surveillé
le joyau de ma vie. Amenez-la-moi ;
qu’elle paraisse devant mes yeux.
Baumont et Fletcher.

Le jour parut, jour de tristesse pour l’infortuné Monteblanco. Assis sur une lourde chaise d’un travail grossier, le vieux Caballero attendait le moment où sa fille chérie viendrait lui demander de ses nouvelles et recevoir sa bénédiction. Il attendit pendant quelque temps sans impatience, mais bientôt, cédant à une inquiétude qui ne lui était pas naturelle, il appela la duègne ; ce fut en vain, il ne reçut point de réponse. La pieuse vieille Dame était profondément occupée à ses oraisons du matin ; son esprit ne songeait point à ce qui se passait dans ce misérable monde. Elle parut enfin, répondant à un troisième appel. Ses yeux étaient demi-fermés, ses lèvres s’agitaient dans la ferveur de sa dévotion, et ses doigts décharnés laissaient tomber un à un, à des intervalles mesurés, les gros grains noirs de son rosaire.

— Le Seigneur soit avec vous ! dit pieusement la duègne.

— Qu’il vous garde en sa sainte grâce, bonne Martha, répondit Don Manuel.

— Et que la sainte Vierge vous pardonne, Señor, pour troubler une humble pécheresse dans les prières qu’elle lui adresse.

— Amen ! répondit Don Manuel. Maintenant, Martha, dites-moi où est ma fille.

Ave Maria, dit la duègne en posant ses doigts sur un nouveau grain.

Monteblanco, qui espérait une réponse tout-à-fait différente, fut cependant assez bon pour faire la réponse obligée à la salutation angélique.

Sancta Maria, murmura-t-il avec un léger mouvement d’impatience, mais en élevant cependant les yeux au ciel. Bientôt la dévotion du vieux Cavalier céda à sa sollicitude paternelle.

— Martha, s’écria-t-il, mettez de côté votre rosaire, et dites-moi, je vous en conjure, si ma fille ne se porte pas bien.

— Sainte Vierge ! répondit la duègne. Qu’est-ce qui vous donne cette idée, Don Manuel ?

— Si elle se porte bien, pourquoi ne l’ai-je pas encore vue ? Où est-elle ?

— Dans son lit. Dieu la bénisse, reprit Martha, qui pensait tout naturellement qu’une jeune fille qui avait passé la nuit entière dans un colloque amoureux, ne pouvait pas se lever de fort bonne heure le jour suivant.

— Dans son lit ! répéta Monteblanco, dans son lit, quelle paresse ! il est sept heures sonnées. Il ajouta d’un air un peu inquiet : — A-t-elle passé une mauvaise nuit ?

— Non pas, que je sache, à moins cependant qu’elle n’ait mis un peu trop de zèle à ses dévotions du soir. Que la bénédiction du Seigneur soit avec elle, car c’est une douce et innocente enfant. Il est vrai qu’elle ne pouvait pas être autrement, après les saints préceptes que moi, misérable pécheresse, ai tâché d’inculquer dans son jeune cœur.

— Martha, Martha ! observa Don Manuel, je n’approuve pas entièrement cet excès de dévotion.

— Ah ! répondit la vieille, c’est exactement ce que je lui dis ; mais elle est si scrupuleuse dans ses exercices de religion !

— Martha, vous modérerez son zèle, et vous lui ferez comprendre qu’elle sera plus agréable aux yeux de Dieu en obéissant aux désirs de son père. Maintenant, ajouta-t-il d’un ton plus familier, allez, et dites-lui de descendre, car j’attends à chaque minute Don Antonio de Leyva.

La Duègne sortit en murmurant un gloria Patri, qui se termina au moment où elle fermait la porte. Elle se hâta de monter à l’appartement de sa pupille, mécontente d’un sommeil qui l’exposait à une réprimande, quelque légère qu’elle fût.

— Oh ! la jeune paresseuse, dit-elle. Dios me perdone. Qu’est-ce que cela veut dire ? n’êtes-vous pas honteuse d’être encore au lit à l’heure qu’il est, et d’être cause qu’une vieille chrétienne comme moi soit dérangée de ses prières ? Tout cela vient de votre rendez-vous nocturne ; il faut que je mette un terme à cela ; de pareils rendez-vous font peut-être beaucoup de bien au cœur, mais ne sont point favorables à la santé ni à la paix de l’âme : levez-vous, levez-vous, Perezosa, paresseuse, et n’exposez plus une Duègne complaisante aux reproches de votre père. Levez-vous à l’instant, Don Manuel vous attend !

Ne recevant point de réponse, elle crut qu’on la comprenait ? La Duègne était passablement sourde, et pensant que Theodora se servait des excuses qu’on peut naturellement employer dans une semblable circonstance, elle continua, sans s’inquiéter de la justesse de ces excuses :

— Non, non, dit-elle, n’essayez pas de m’apaiser, car vous avez de grands torts envers moi. Je suis trop bonne de cacher vos faiblesses avec le voile de la charité chrétienne. Sainte Vierge ! je frémis, lorsque je songe à quels périlleux hasards ma réputation est journellement exposée, par la sensibilité de mon cœur ! Que dites-vous ? — Eh ? — Quoi ? — Vous gardez le silence : eh ! mon enfant, c’est ce que vous pouvez faire de plus sage ; je suis bien aise de vous voir si humble, car l’humilité comme la charité couvre une multitude de fautes.

La bonne Duègne continua pendant quelque temps, sans courir le risque que son éloquence fût interrompue ; à la fin, surprise d’un tel excès de contrition de la part de Theodora, elle s’impatienta, ouvrit les fenêtres, jeta de côté les couvertures du lit de la jeune fille, et sa consternation fut extrême lorsqu’elle s’aperçut que l’objet de ses recherches avait disparu. L’étonnement de la vieille Dame se peignit fortement sur son visage ridé, et l’affreuse vérité vint tout-à-coup éclairer son esprit. La colère de Monteblanco, la tache qui allait souiller sa chère réputation se présentèrent en même temps à sa pensée. Elle fit entendre un cri discordant, qui participait du gémissement et de l’effroi, et qu’elle exhalait dans l’intention d’exprimer d’un seul coup son émotion, sa colère et sa douleur. Puis elle s’occupa dévotement à invoquer la protection de tous les saints du calendrier. Mais les saints, bien que puissans, ne sont point ceux qu’il faut consulter pour retrouver les jeunes filles errantes ; et la Duègne parut placer plus de confiance dans ses propres secours que dans leur assistance. Elle commença une scrupuleuse recherche dans tous les coins de la chambre, sous le lit, etc., et quittant l’appartement de Theodora, elle parcourut toute la maison.

Étonnés de l’activité de la Duègne, et désirant en connaître la cause, les domestiques entourèrent Martha ; mais à toutes leurs demandes elle ne répondit que par des exclamations et des interjections et par un murmure guttural, qui leur fit supposer que la vieille Dame avait entièrement perdu l’esprit.

Le jardin ne fut pas oublié, mais, hélas ! toutes les recherches furent vaines, et les alarmes de Martha devinrent de plus en plus violentes.

Il s’écoula quelque temps avant qu’elle se décidât à prendre un parti, calculant s’il ne serait pas plus prudent d’éviter l’orage par une fuite précipitée, ou de s’exposer hardiment à la colère de son maître. La fuite est la méthode généralement adoptée dans de semblables occasions ; mais ne serait-ce pas s’avouer tacitement coupable, et sa précieuse réputation en recevrait un choc dont elle pourrait difficilement se remettre. Au contraire, en bravant la colère du père irrité, elle pourrait nier effrontément avoir eu connaissance de cette malheureuse affaire, et appeler tous les saints du Ciel en témoignage de son innocence, tant elle était convaincue qu’ils n’avaient pas l’intention de la démentir.

En adoptant ce dernier parti, elle quitta le jardin, appelant sur son visage sec et ridé toute l’expression de surprise et de chagrin qu’elle put rassembler en aussi peu de temps.

Dans ce moment, Monteblanco, fatigué d’envoyer message sur message, résolut d’aller s’informer par lui-même quelle était la cause de l’absence prolongée de la Duègne.

— Martha ! Martha ! cria-t-il aussitôt qu’il l’aperçut ; au nom du diable, qu’est-ce que cela signifie ?

— Silence, Don Manuel, répondit la Duègne du ton le plus solennel ; silence, vénérable Señor ; car il est bien sûr que c’est le diable qui s’est mêlé de tout ceci.

— Quoi ! reprit Don Manuel étonné, expliquez-vous et promptement.

— Sainte Vierge ! dit la vieille Dame, faut-il qu’une telle chose soit arrivée de mon temps !

— Au nom de Dieu, alors, Martha, dites-moi, quel malheur est arrivé ?

— Oh ! murmura la vieille, s’efforçant d’attirer dans ses yeux décrépits quelques larmes rebelles ; ne me faites point de questions, car la honte et la douleur étoufferaient ma réponse.

— Que toutes les malédictions du Ciel vous étouffent ; femme, qu’avez-vous fait de ma fille ? parlez, parlez ; ou, par saint Jacques de Compostelle, je pulvérise votre vieille carcasse, et je la réduis en poussière avant que vous ayez le temps de dire votre Credo.

La Duègne n’avait jamais vu son maître dans une aussi terrible colère, et elle se repentit presque de n’avoir pas suivi la première impulsion qui la portait à la fuite. Elle maudit intérieurement cette faiblesse pour le soin de sa réputation, qui avait exposé la partie matérielle de sa personne dans un si éminent péril. Une vigoureuse défense était maintenant la seule alternative qui lui restât.

— Ce que j’ai fait de votre fille ! s’écria-t-elle avec un regard qu’elle avait l’intention de rendre aussi indigné que surpris. Que le Seigneur vous pardonne ! que puis-je avoir fait de votre fille ?

— Où est-elle alors ?

Il régna un moment de silence.

— Où est-elle ? demanda de nouveau le malheureux père, dont l’émotion redoublait à chaque instant.

— Hélas ! je l’ignore, elle s’est sauvée, suivant toute apparence : que la lumière du Ciel et son Ange gardien conduisent ses pas.

— Elle s’est sauvée, ma Theodora s’est sauvée ! s’écria don Manuel dans la plus profonde affliction.

— Il me semble que cela doit être ainsi, ajouta la Duègne avec assurance, puisqu’on ne peut la trouver nulle part. Le père désolé parut atterré comme par la foudre ; il frappa son front vénérable, et arracha sa barbe grise, dans l’agonie de son désespoir ; puis il exprima les plus amers reproches contre l’ingratitude de sa fille, et maudit le jour où elle avait reçu la naissance.

Tandis qu’il donnait carrière à sa douleur et à son ressentiment, la Duègne se signait avec son ardeur si active, que le mouvement rapide et répété de sa main attira enfin l’attention de Don Manuel.

— Vile hypocrite, s’écria-t-il en lui lançant un regard furieux ; vieille sorcière ! voilà donc comment tu as répondu à la confiance que j’avais en toi ! J’ai nourri un serpent dans ma maison, j’ai enfermé un loup dévorant dans la bergerie ! Maudite vieille ! tu as été complice de l’enlèvement de ma fille.

— Sainte Vierge de la Conception, dit Martha offensée ; faut-il que des titres aussi infâmes me soient donnés après soixante ans d’une rigide pénitence ! Que le Seigneur vous pardonne comme je le fais, señor !

— Tu me pardonnes ! toi, agent du démon, dit Don Manuel d’une voix de tonnerre, et stupéfait d’une pareille assurance ; tu me pardonnes !

— Je suis un agent du démon, moi, dont une tante mourut en odeur de sainteté dans le couvent de Sainte-Claire ; moi, qui suis cousine au second degré de Fray Domingo, un des plus religieux comme un des plus célèbres prédicateurs de notre temps.

— Que les malédictions du ciel tombent sur toi, sur lui, et sur toute ta race.

— Ne jurez pas, interrompit Martha, oh ! ne jurez pas, vous m’effrayez, je vais m’évanouir.

— Sors d’ici, abominable furie, continua Don Manuel.

San Pedro y San Pablo ! cria la Duègne.

— Infernale mégère ! reprit Monteblanco.

San Fosse bendito ! répondit Martha.

— Démon incarné.

Animas benditas !

Cette litanie extraordinaire fut interrompue par l’arrivée de Don Antonio de Leyva. Il ne fut pas peu surpris de la scène qui se présenta à ses yeux, et demeura quelque temps sans pouvoir obtenir une explication. Quand il fut informé du malheur qui venait d’avoir lieu, son étonnement égala sa douleur.

— Hélas ! dit-il, j’aurais dû supposer, d’après ma première entrevue avec Theodora, que ses affections étaient fixées sur un autre objet.

— Oh ! non, non, répondit vivement Don Manuel, vous vous trompez sûrement, elle ne peut avoir de l’amour pour personne. Comment aurait-elle un attachement sans que je m’en fusse aperçu ?

— Allons, dit Don Antonio en soupirant, c’est pour éviter de devenir ma femme qu’elle a quitté la maison paternelle.

Jesus Maria, répondit la Duègne, ne dites pas cela, Don Antonio ; comment un Cavalier aussi accompli que vous n’aurait-il pas pu lui plaire ?

— Bonne Dame, reprit Don Antonio, il ne serait pas difficile de deviner pourquoi je n’ai pas pu lui plaire, et je vois que je suis principalement à blâmer dans cette malheureuse circonstance.

— Non, non, s’écria Monteblanco en montrant Martha ; la personne qu’il faut blâmer ici, est cette détestable furie. Voyez comme elle fait le signe de la croix, et roule ses yeux, pour essayer de nous en imposer ; mais ce n’est plus en son pouvoir, j’ai été trop long-temps la dupe de sa piété affectée, de son apparente austérité de manières ; mes yeux se sont enfin ouverts à la vérité, je vois cette misérable créature sous ses véritables couleurs.

— Quelle raison pouvez-vous donner de l’étrange résolution de Theodora, à moins qu’elle n’ait été guidée par la haine qu’elle a pour moi et l’amour qu’elle ressent pour un autre ?

— Hélas ! je ne sais que penser, répondit Don Manuel ; mon esprit est accablé, et mes conjectures peuvent être fausses. Peut-être ai-je mis trop de promptitude dans ma manière d’agir avec elle, et j’ai influencé, sans le savoir, sa détermination. Mais je ne désespère point encore : elle peut être rappelée à son devoir ; sinon, le bonheur de ma vieillesse est détruit, et je n’aurai plus qu’à souhaiter d’être compté parmi les morts.

Monteblanco, de cette manière, trouva le moyen de ne point accuser sa fille du crime dont peut-être intérieurement il la croyait coupable, et d’avouer au jeune de Leyva que ses soupçons sur l’aversion de Theodora pour le mariage projeté n’étaient peut-être pas sans fondement.

Il lui était impossible de renoncer à l’union d’Antonio et de sa fille ; ce jeune homme, dans son opinion, possédait toutes les qualités qui sont capables de mériter l’affection d’une femme. Il résolut donc, prudemment de laisser à sa fille, si elle revenait dans la maison paternelle, tout le temps nécessaire pour réfléchir à un mariage si convenable, espérant qu’elle serait à la fin vaincue par la constance et les qualités sans nombre du jeune Don Antonio.

Rempli de cette pensée, il accepta les services de son ami, et ils concertèrent ensemble les moyens qu’il fallait employer pour rendre leurs recherches fructueuses.

— Don Manuel, s’écria Don Antonio de Leyva, malgré l’assurance que vous me donnez et votre bonté à mon égard, je ne puis m’empêcher de croire que je suis la première cause de la disparition de Theodora. Cette considération, et le tendre sentiment que votre fille est si capable d’inspirer et que je ressens pour elle, me donnent un des principaux rôles dans cette scène tragique. C’est donc avec toute la sincérité de mon cœur que j’offre mon assistance. Essayons d’abord de ramener la charmante fugitive sous le toit abandonné, puis promettez-moi de ne forcer en aucune manière ses inclinations.

— Je suivrai, répondit Don Manuel, des avis dictés par l’affection et par la prudence. Theodora, ajouta-t-il après un moment de silence, ne peut pas avoir quitté la ville, et nous la trouverons sans doute dans quelque couvent ou dans la maison d’un de nos parens. Cependant, pour ne manquer à aucune des précautions nécessaires, je vais envoyer à Grenade et dans les villes environnantes.

En disant ces mots, Monteblanco sortit avec son jeune ami ; en passant, devant la Duègne, il lança sur elle un regard courroucé et lui dit : — Tremblez, misérable pécheresse que vous êtes !

— Trembler ! répondit la vieille Dame avec toute la dignité qu’elle put prendre. L’innocence n’a point sujet de trembler ; je vais quitter un lieu où ma vertu et mon honneur ne sont point appréciés ce qu’ils valent.

— Quand vous quitterez ma maison, répondit Don Manuel, ce sera pour être renfermée dans un cloître, y faire pénitence de vos fautes, et profiter, si vous voulez, du digne exemple de cette tante qui mourut en odeur de sainteté.

Martha, lorsqu’elle se trouva seule, commença à réfléchir sérieusement à tous les inconvéniens de sa situation. La menace d’être enfermée dans un couvent résonnait encore à ses oreilles. Elle pensait qu’il serait beaucoup plus avantageux à la société de lui consacrer pendant quelque temps encore ses précieux services, que d’y mettre subitement un terme en renfermant les ressources de son esprit dans les limites d’une vie contemplative.

— Oh ! ce mauvais sujet de Gómez Arias ! s’écria-t-elle dans sa perplexité.

— Que voulez-vous à Gómez Arias ? répondit une voix bien connue.

La duègne se détourna et vit devant ses yeux l’homme qu’elle venait de nommer.

— Que la Vierge me protège ! c’est bien lui, dit-elle. Qui vous amène ici, Señor ? Où est ma jeune maîtresse ?

— Où elle est ? répondit Gómez Arias avec une feinte surprise.

— Vos ruses sont inutiles avec moi ; je sais que Theodora, la pauvre innocente, s’est enfuie avec vous. Elle vous aime, c’est malheureusement trop vrai ; et quand une femme aime réellement, il serait impossible de compter les folies qu’elle est capable de faire.

— Eh bien ! reprit Don Lope, supposons qu’elle se soit confiée à ma protection, elle a suivi l’impulsion d’un innocent amour ; certainement il n’y a point de mal à cela.

— Vous me pardonnerez, Don Lope observa la Duègne ; il y en a, non pas à vous aimer peut-être, mais il est d’une injustice criante, d’une impardonnable cruauté, de me laisser supporter la colère de son père sans…

— Sans en être récompensée, reprit Don Lope en l’interrompant.

Válgame San Juan ! Vous interprétez étrangement mes paroles. Je ne suis point une mercenaire ; Dieu sait que mes seules inquiétudes sont pour ma sûreté, d’après les menaces que j’ai reçues.

— Quelles sont ces menaces ? demanda Gómez Arias.

— Rien moins qu’un couvent !

— Un couvent ! répéta Don Lope en souriant ; un couvent pour une Dame aussi pieuse ne doit point être un objet de terreur.

— Certainement je suis pieuse, reprit la Duègne, et cependant je ne sens aucune inclination à être renfermée entre quatre murailles. Quel mérite y aurait-il dans le sacrifice d’une pauvre vieille décrépite comme moi ? Non, c’est l’offrande volontaire d’un jeune cœur, d’une riche et belle vierge, qui plaît à la Divinité.

— Prudente Martha, reprit gaiement Gómez Arias, j’admire et j’applaudis votre discrétion. Une si digne et si serviable matrone ne doit point être perdue pour le monde. Non, vous êtes née pour la consolation des amoureux Chevaliers et des tendres Damoiselles. Il serait impardonnable de permettre votre réclusion tant que vous pourrez offrir vos services aux amans. Non, non ! Dieu préserve que vous soyez renfermée dans un cloître.

— Que Dieu vous bénisse, Señor, répondit Martha avec humilité ; mais vous donnez trop de louanges à mes faibles talens.

— Par mon épée, cette modestie vous sied à merveille. Mais ne perdons pas de temps. Assistez aux vêpres cette après-midi, et vous trouverez mon prudent valet qui vous fera part de mes intentions, vous aidera à vous échapper, et vous remettra les moyens de passer votre précieuse vie dans quelque ville lointaine d’Espagne, où vous n’aurez plus à craindre la solitude d’un cloître.

— Je suivrai vos ordres, généreux Don Lope, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance.

— Arrêtez, ajouta Gómez Arias avec une gravité affectée ; il y a une objection à cet arrangement.

Virgen de las Angustias ! quelle est-elle, Señor ? demanda la Duègne alarmée.

— C’est, répondit Gómez Arias, que tous serez obligée de sacrifier un tant soit peu cette réputation si chère et sans tache, en prenant un pareil parti.

— Hélas, Señor, répondit la vieille Dame, cela n’est que trop vrai. Je la conserverais entière avec bien de la joie, mais de faibles mortels ne sont pas obligés d’entreprendre plus que leurs forces ne le comportent.

— En effet, reprit Gómez Arias, votre argument, vénérable Martha, est tout-à-fait plausible, et très consolant par-dessus le marché.

En ce moment, un léger bruit se fit entendre. La Duègne tressaillit. — C’est mon maître et Don Antonio, s’écria-t-elle. Sauvez-vous, sauvez-vous, Don Lope, il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.

— Ne craignez rien, respectable Martha ; je ne suis point un jeune étudiant, ni un novice maladroit en matière d’amour ; je pars, mais je reviendrai lorsqu’il en sera temps.

— Vous reviendrez ! répéta Martha, et pourquoi, grand Dieu ?

— Pour protéger votre réputation attaquée, dit Gómez Arias en riant. Elle me paraît d’une si tendre composition, qu’elle court le risque d’être mise en pièces, si l’on n’y porte promptement remède. Outre cela, je dois aussi mettre la mienne en sûreté, si cela est nécessaire : un bon pilote au milieu du calme doit se préparer contre la tempête.

— Que Notre-Dame répande toutes ses bénédictions sur votre tête, répondit Martha, car vous êtes un prudent Cavalier.

— N’oubliez pas d’assister aux vêpres.

— Ah ! bon Señor, ma dévotion n’a pas besoin de stimulant.

Gómez Arias sortit à temps pour ne point rencontrer Don Manuel et son ami ; ces deux gentilshommes s’étaient occupés à causer sur les moyens les plus efficaces pour assurer le succès de leurs recherches. Don Manuel paraissait plus tranquille, car il plaçait une grande confiance dans le zèle et l’habileté de son allié. L’espérance nous éclaire de ses rayons trompeurs, même jusque sur les bords de la tombe, et le poids qui oppressait le cœur du malheureux père semblait se soulever par degrés.

Don Antonio le quitta après les assurances réitérées de son affection aussi bien que de son dévouement.

Monteblanco, livré à lui-même, sentit sa colère renaître à la vue de la Duègne. Il renouvela toutes les menaces qu’il lui avait faites.

— Don Manuel, répondit-elle d’un ton solennel, je suis innocente, innocente comme l’enfant qui n’est point encore né ; cependant, s’il plaît au ciel que je sois renfermée dans un cloître, que la volonté du Seigneur soit faite. Un couvent ne m’inspire point de craintes ; hélas ! une humble pécheresse comme moi ne peut désirer un meilleur asile. Mais, Señor, songez cependant qu’il est cruel d’embrasser un état qui ne peut plaire que lorsqu’il est choisi par inclination ; accordez-moi seulement quelques heures pour m’occuper de mes affaires du monde, et je serai prête à obéir à vos ordres.

En prononçant ces mots, le tartufe femelle se retira dans son appartement, et prépara tout ce qui était nécessaire pour son départ secret.