Gómez Arias/Tome 1/11

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 218-230).

CHAPITRE XI.

Tu puoi pensar, se’l padre adolorato
Riman quand’ accusar sente, la figlia,
Si perchè ode di lei quel, che pensato
Mai non avrebbe, e n’ha gran maraviglia.

Arioste.

Ben se crudel se tu già non ti duoli
Pensando ciò ch’al mio cor s’annunziava ;
E se non piangi, di che pianger suoli ?

Le Dante.

Tandis que le triste Don Manuel était absorbé dans la pensée de son malheur, et tâchait d’abréger les heures, si lentes à son gré, en ordonnant des recherches dans tous les quartiers de la ville où il y avait quelque possibilité que sa fille eût cherché un refuge, il fut surpris de recevoir la visite de Gómez Arias.

— Pardonnez la liberté que je prends, Señor, dit Don Lope avec la plus grande politesse ; mes inquiétudes sur le sort d’un honorable gentilhomme, quoique mon rival, me serviront peut-être d’excuse devant Don Manuel de Monteblanco.

Señor, répondit Don Manuel, votre visite m’honore, et n’a pas besoin d’excuse.

Lorsque le vocabulaire des complimens d’usage fut épuisé, Gómez Arias rappela l’aventure du Zaguan, et avec une apparente inquiétude demanda des nouvelles de Don Rodrigo.

— Je n’en ai aucune, Señor dit Monteblanco ; hélas ! il n’est point étonnant que je ne me sois pas informé des difficultés dans lesquelles il se trouve peut-être, étant plongé moi-même dans la plus profonde affliction.

— Peut-être il serait trop présomptueux à un étranger de vouloir connaître les secrets motifs de votre chagrin ; cependant si, par quelques moyens je pouvais contribuer à les soulager, je me regarderais comme particulièrement honoré de mériter votre confiance. Je m’aperçois du désordre qui règne parmi vos gens, et mon âme est pénétrée de voir un si respectable gentilhomme en proie à d’aussi violentes alarmes. Qu’est-il arrivé, noble Señor ?

— Hélas ! ma fille, ma fille ! s’écria le père désespéré.

— Elle n’est pas malade ?

— Peut-être le préférerais-je, répondit Don Manuel avec émotion.

— Grand Dieu ! dit Gómez Arias en feignant la plus grande surprise. Quoi ! non, ce n’est pas possible, et cependant cela pourrait être.

— Que voulez vous dire ? s’écria Monteblanco, dont la voix décelait l’anxiété. Ses regards s’arrêtèrent fixement sur Don Lope, et son cœur conçut une lueur d’espérance.

— Mon valet, reprit Don Lope, m’a dit qu’une triste nouvelle circulait dans la ville, l’enlèvement, enfin, d’une jeune Dame noble. Je suis complètement étranger dans ces lieux, et je ne ressentis pas assez de curiosité pour prendre de plus amples informations sur cet événement ; je ne me doutais pas, Seigneur, que vous étiez la victime de ce malheur.

— Hélas ! Don Lope, cela n’est que trop vrai !

Gómez Arias s’était si parfaitement pénétré du rôle qu’il devait remplir, qu’il n’éprouva pas le moindre embarras dans cette conversation. Son air d’aisance et la sensibilité qu’il laissait apercevoir, gagnaient peu à peu la confiance du crédule Don Manuel, qui, ressemblant à presque tous les malheureux, trouvait du soulagement à raconter ses peines à un être qui semblait y compatir.

— Je suppose, continua Don Lope, que votre fille a mis quelqu’un dans sa confidence : avez-vous interrogé vos domestiques ? Soyez persuadé, Señor, que ce sont ordinairement les instrumens dont les enfans rebelles font usage pour se soustraire à l’autorité de leurs parens.

— Vous avez raison, Señor, les domestiques sont en général les ennemis jurés de ceux qui leur donnent du pain ; mais, malgré mes dispositions à soupçonner tous les gens qui m’entourent, je ne sais qui je dois croire coupable. Je suis certain cependant que la Duègne a pris une part active dans cette abominable affaire.

— La Duègne ! s’écria Gómez Arias, la Duègne, par mon épée, elle doit être coupable. J’avais presque oublié que vous aviez une Duègne dans votre maison, sans cela j’aurais deviné sur qui vos soupçons devaient s’arrêter. Les Duègnes sont l’âme d’une intrigue, et vous pouvez affirmer en toute sûreté de conscience que la vôtre a non seulement connu, mais facilité la fuite de votre fille.

— Hélàs ! ce n’est que trop vraisemblable, malgré ses assurances solennelles et son horrible hypocrisie.

— Ah ! reprit Don Lope d’un ton satirique, l’adroite Dame connaît probablement toutes les ressources de son métier. Mais j’espère, Señor Don Manuel, qu’elle n’a pu vous en imposer par ses artifices. Il faut vous assurer de cette femme, l’interroger avec une grande sévérité ; peut-être quelques menaces ne seront pas inutiles.

— C’est précisément la méthode que j’ai adoptée, répondit Don Manuel.

— Où est cette astucieuse Duègne maintenant ?

— Probablement à faire ses paquets, pour se rendre dans un couvent.

— Pedro ! dit Don Manuel. Un domestique entra.

— Dites à Martha de venir.

Pedro obéit, et revint bientôt après avec un visage décomposé.

— Eh bien ! que fait cette vieille sorcière ? dit impatiemment son maître.

Señor, Martha s’est enfuie, répondit le domestique.

— Enfuie ! répéta Monteblanco consterné, et pourquoi ne vous êtes-vous pas opposé à son départ ?

— Sous le respect que je vous dois, Señor, répondit le domestique effrayé, nous pensions tous qu’elle était tranquillement dans sa chambre à faire ses paquets ; elle s’est échappée, et Dieu seul sait comment ; par la cheminée sans doute, ou par le trou de la serrure, comme une sorcière qu’elle est, Jesus me valga !

— C’est une sorcière, j’en suis convaincu, et vous êtes tous ses familiers, s’écria Don Manuel avec emportement ; mais vous vous repentirez du moment où elle a échappé à votre vigilance.

Gómez Arias, qui avait gardé le silence pendant ce dialogue, remarqua qu’il était inutile de chercher plus loin des preuves du crime de la Duègne, sa fuite le rendait évident.

— Oui, répondit Don Manuel, mais cette circonstance me procure une bien faible consolation. Il ne me reste plus aucun moyen de connaître la vérité, puisque la principale complice est disparue.

Le vieillard malheureux donna de nouveau carrière à sa cuisante douleur. Sa fierté était amèrement blessée ; il était un de ces vieux Espagnols qui prennent un triste plaisir à se venger sur l’objet de leur colère, quand ils sont privés de toute autre satisfaction. Mais cette consolation même ne lui était pas laissée, et l’idée qu’il avait été si complètement trompé par une vieille femme ajoutait encore à l’amertume de ses pensées.

Gómez Arias mit en usage, pour calmer Don Manuel, toutes les maximes, toutes les consolations employées dans de semblables circonstances, maximes fort sages sans doute, mais qui ordinairement n’atteignent pas leur but.

— Il faudrait, dit Gómez Arias, suivre cette intrigue depuis son commencement, afin d’en découvrir les auteurs. Nous connaissons maintenant l’agent de cette ténébreuse entreprise, mais il faut chercher quel est le premier coupable. Il est connu que lorsque une jeune fille quitte la maison paternelle, c’est en général pour suivre un amant. Don Manuel, quel est l’homme sur lequel vous pouvez arrêter vos soupçons avec le plus de probabilité ?

Monteblanco réfléchit un instant, et dit : — En vérité, Don Lope, s’il existe un tel homme, je puis vous assurer que je ne le connais pas.

— Comment ! n’êtes-vous pas même capable de hasarder une conjecture ?

— Non, cela me serait impossible, répondit tristement Don Manuel.

— Cela est surprenant ; comment, dans le cercle de vos connaissances, il n’y a pas un Cavalier qui vînt ici plus souvent que les autres ?

Don Manuel réfléchit encore, secoua la tête, et répondit que non.

— Je ne voudrais pas, continua Gómez Arias, accuser un innocent. Cependant que doit-on penser de la visite de Don Rodrigo de Cespedes ? Il y avait quelque chose d’extraordinaire dans son expédition chevaleresque contre moi.

Gómez Arias réussit promptement à exciter les soupçons de Don Manuel. Un homme qui vient d’être offensé est plus facile à tromper que tout autre ; de même un homme qui vient de perdre sa bourse accuserait volontiers d’être un voleur le premier individu qui se présenterait devant lui.

— Je dois ajouter, reprit Gómez Arias, qu’il fut aisé de remarquer les alarmes qui se peignirent sur le visage de la jeune Dame lorsque notre querelle eut lieu. Son anxiété, en apportant la lumière, le cri déchirant qu’elle fit entendre en imaginant que mon adversaire était tombé ; tous ces symptômes doivent vous éclairer, Don Manuel ; ils ont pu échapper à votre observation dans le moment de la colère et du désespoir, mais un examen plus calme les présentera peut-être à vos yeux comme une certitude. Cependant je n’ai pas l’intention de vous animer contre Don Rodrigo, ma seule intention est de vous éclairer.

Par ces moyens subtils, Gómez Arias confirma les soupçons de Monteblanco ; après quelques instans de cette insidieuse conversation, Don Manuel était presque convaincu de la trahison de son ami. Il aurait pu bien facilement démentir cette imputation, s’il s’était donné la peine d’y réfléchir froidement ; mais, dans des circonstances semblables, les meilleures raisons sont celles qu’on laisse le plus ordinairement de côté.

C’est ainsi que Don Manuel essayait de se tromper lui-même, sans daigner réfléchir sur le caractère d’un homme qui n’avait pas la moindre connaissance

(le texte qui suit ne fait pas partie de l’ouvrage original et a été traduit à partir de la version anglaise accessible grâce au projet Gutenberg)


de l’incident, et dont l’intégrité en l’occurence pouvait encore moins être mise en cause pour avoir utilisé une vieille mule plutôt que son magnifique cheval personnel afin de tirer profit de l’échange.

Monteblanco, après un moment de réflexion, saisissant soudainement la main de Gómez Arias — « Je vous dois beaucoup, Don Lope, dit-il, et je vous prie de croire en la sincérité de ma reconnaissance. »

— Non honorable Monsieur, répondit Gómez Arias, vous vous méprenez — vous ne me devez rien — vous ne me devez aucune faveur, et j’affirme solennellement ne pas avoir droit à vos remerciements. »

À partir de ce moment des échanges plus cordiaux s’établirent entre les deux cavaliers ; ils s’offrirent mutuellement leurs services, et Don Lope très prudemment fournissait à son nouvel ami des indications susceptibles de faire avorter la poursuite et la capture du fugitif. Peu de temps après, il prit congé du cavalier désemparé, même gêné dans sa façon d’exprimer sa reconnaissance, et dont les espoirs commençaient à prendre une tournure plus lumineuse.