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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 4-2

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 28-29).


Scène II.


MARC, GABRIELLE.
MARC, botté et le fouet en main.

Me voici de retour, signora, un peu fatigué ; mais je n’ai pas voulu prendre un instant de repos que je ne vous eusse rendu un compte exact de mon message.

GABRIELLE.
Eh bien, mon vieux ami, comment as-tu laissé mon grand-père ?
MARC.

Un peu mieux que je ne l’avais trouvé ; mais bien malade encore, et n’ayant pas, je pense, trois mois à vivre.

GABRIELLE.

A-t-il été bien irrité que je n’allasse point moi-même m’informer de ses nouvelles ?

MARC.

Un peu. Je lui ai dit, ainsi que cela était convenu, que votre seigneurie s’était démis la cheville à la chasse, et qu’elle était retenue sur son lit avec grand regret…

GABRIELLE.

Et il a demandé sans doute où j’étais ?

MARC.

Sans doute, et j’ai répondu que vous étiez toujours à Cosenza. Sur quoi il a répliqué : « Il est à Cosenza cette année comme il était l’année dernière à Palerme, et il était alors à Palerme comme il était l’année précédente à Gênes. » J’ai fait une figure très-étonnée, et, comme il me croit parfaitement bête (c’est son expression), il a été complètement dupe de ma bonne foi. « Comment, m’a-t-il dit, ne sais-tu pas où il va depuis trois ans ? — Votre altesse sait bien, ai-je répondu, que je garde pendant ce temps le palais que monseigneur Gabriel occupe à Florence. Aux environs de la Saint-Hubert, sa seigneurie part pour la chasse avec quelques amis, tantôt les uns, tantôt les autres, et elle n’emmène que ses piqueurs et son page. Je voudrais bien l’accompagner, mais elle me dit comme cela : «Tu es trop vieux pour courir le cerf, mon pauvre Marc ; tu n’es plus bon qu’à garder la maison. » Et la vérité est… » Alors monseigneur m’a interrompu…« Moi, j’ai ouï dire qu’il n’emmenait aucun de ses domestiques, et qu’il partait toujours seul. Et l’on a remarqué qu’Astolphe Bramante quittait toujours Florence vers le même temps. » Quand j’ai vu le prince si bien informé, j’ai failli me déconcerter ; mais il me croit si simple, qu’il n’y a pas pris garde, et il a dit en se tournant vers M. l’abbé Chiavari, votre précepteur : « L’abbé, tout cela ne m’effraie guère. Il est bien évident qu’il y a de l’amour sous jeu : mais ils sont plus embarrassés pour sortir d’affaire que je ne le suis de les voir embarqués dans cette sotte intrigue. »

GABRIELLE.

Et l’abbé, qu’a-t-il répondu ?

MARC.

Il a baissé les yeux en soupirant, et il a dit : La femme

GABRIELLE.

Eh bien ?

MARC.

Sera toujours femme ! Son altesse jouait avec votre petit chien, et semblait rire dans sa barbe blanche, ce qui m’a un peu effrayé ; car, lorsque le prince rumine quelque chose de sinistre, il a coutume de sourire et de faire crier ce pauvre Mosca en lui tirant les oreilles.

GABRIELLE.

Et que t’a-t-il chargé de me dire ?

MARC.

Il a parlé assez durement…

GABRIELLE.

Redis-le-moi sans rien adoucir.

MARC.

« Tu diras à ton seigneur Gabriel que, quelque plaisir qu’il prenne à la chasse, ou quelque entorse qu’il ait au pied, il ait à venir prendre mes ordres avant huit jours. Il a peu de temps à perdre, s’il veut me retrouver vivant, et s’il veut que je lui fasse conférer légalement son titre et son héritage, qui, après ma mort, pourraient fort bien lui être contestés avec succès. »

GABRIELLE.

Que voulait-il dire ? Pense-t-il qu’Astolphe veuille faire du scandale pour rentrer dans ses droits ?

MARC.

Il pense que le seigneur Astolphe a fortement la chose en tête ; et si j’osais dire à votre seigneurie ce que j’en pense, moi aussi…

GABRIELLE.

Tu n’en penses rien, Marc.

MARC.

Monseigneur veut me fermer la bouche. Il n’en est pas moins de mon devoir de dire ce que je sais. Le seigneur Astolphe a fait venir l’été dernier à Florence la nourrice de votre seigneurie, et lui a offert de l’argent si elle voulait témoigner en justice de ce qu’elle sait et comment les choses se sont passées à la naissance de votre seigneurie…

GABRIELLE.

On t’a trompé, Marc ; cela n’est pas.

MARC.

La nourrice me l’a dit elle-même ces jours-ci au château de Bramante, et m’a montré une belle bourse, bien ronde, que le seigneur Astolphe lui a donnée pour se taire du moins sur sa proposition ; car elle lui a nié obstinément qu’elle eût nourri un enfant du sexe féminin.

GABRIELLE.

La trahison de cette femme est au plus offrant ; car elle a été raconter cela à mon grand-père, sans aucun doute ?

MARC.

Je le crains.

GABRIELLE.

Qu’importe ? Astolphe a fait sans doute cette démarche pour éprouver la fidélité de mes gens.

MARC.

Quelle que soit l’intention du seigneur Astolphe, je crois qu’il serait temps que votre seigneurie obéît aux intentions de son grand-père ; d’autant plus qu’au moment où je quittai le château l’abbé s’est approché de moi furtivement et m’a glissé ceci à l’oreille : « Dis à Gabriel, de la part d’un véritable ami, qu’il ne fasse pas d’imprudence ; qu’il vienne trouver son grand-père, et lui obéisse ou feigne de lui obéir aveuglément ; ou que, s’il ne se rend point à son ordre, il se cache si bien, qu’il soit à l’abri d’une embûche. Il doit savoir que le cas est grave, que l’honneur de la famille serait compromis par la moindre démarche hasardée, et que dans un cas semblable le prince est capable de tout. » Voilà, mot pour mot, ce que m’a dit votre précepteur ; et il vous est sincèrement dévoué, monseigneur.

GABRIELLE.

Je le crois. Je ne négligerai pas cet avertissement. Maintenant, va te reposer, mon bon Marc ; tu en as bien besoin.

MARC.

Il est vrai ! Peut-être que, quand je me serai reposé, je retrouverai dans ma mémoire encore quelque chose, quelque parole qui ne me revient pas dans ce moment-ci.

(Il se retire. Gabrielle le rappelle.)
GABRIELLE.

Écoute, Marc : si mon mari t’interroge, aie bien soin de ne pas lui parler de la nourrice…

MARC.

Oh ! je n’ai garde, monseigneur !

GABRIELLE.

Perds donc l’habitude de m’appeler ainsi ! Quand nous sommes ici et que je porte ces vêtements de femme, tout ce qui rappelle mon autre sexe irrite Astolphe au dernier point.

MARC.

Eh ! mon Dieu, je ne le sais que trop ! Mais comment faire ? Aussitôt que je prends l’habitude d’appeler votre seigneurie madame, voilà que nous partons pour Florence et qu’elle reprend ses habits d’homme. Alors j’ai toujours le madame sur les lèvres, et je ne commence à reprendre l’habitude du monseigneur que lorsque votre seigneurie reprend sa robe et ses cornettes.

(Il sort.)