Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène P3

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 3-6).


Scène III.


LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL.


(Gabriel en habit de chasse à la mode du temps, cheveux longs, bouclés, en désordre, le fouet à la main. Il se jette sur une chaise, essouflé, et s’essuie le front.)
GABRIEL.

Ouf ! je n’en puis plus.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous êtes pâle, en effet, monsieur. Auriez-vous éprouvé quelque accident ?

GABRIEL.

Non, mais mon cheval a failli me renverser. Trois fois il s’est dérobé au milieu de la course. C’est une chose étrange et qui ne m’est pas encore arrivée depuis que je le monte. Mon écuyer dit que c’est d’un mauvais présage. À mon sens, cela présage que mon cheval devient ombrageux.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous semblez ému… Vous dites que vous avez failli être renversé ?

GABRIEL.

Oui, en vérité. J’ai failli l’être à la troisième fois, et à ce moment j’ai été effrayé.

LE PRÉCEPTEUR.

Effrayé ? vous, si bon cavalier ?

GABRIEL.

Eh bien, j’ai eu peur, si vous l’aimez mieux.

LE PRÉCEPTEUR.

Parlez moins haut, monsieur, l’on pourrait vous entendre.

GABRIEL.

Eh ! que m’importe ? Ai-je coutume d’observer mes paroles et de déguiser ma pensée ? Quelle honte y a-t-il ?

LE PRÉCEPTEUR.

Un homme ne doit jamais avoir peur.

GABRIEL.

Autant voudrait dire, mon cher abbé, qu’un homme ne doit jamais avoir froid, ou ne doit jamais être malade. Je crois seulement qu’un homme ne doit jamais laisser voir à son ennemi qu’il a peur.

LE PRÉCEPTEUR.

Il y a dans l’homme une disposition naturelle à affronter le danger, et c’est ce qui le distingue de la femme très-particulièrement.

GABRIEL.

La femme ! la femme, je ne sais à quel propos vous me parlez toujours de la femme. Quant à moi, je ne sens pas que mon âme ait un sexe, comme vous tâchez souvent de me le démontrer. Je ne sens en moi une faculté absolue pour quoi que ce soit : par exemple, je ne me sens pas brave d’une manière absolue, ni poltron non plus d’une manière absolue. Il y a des jours où, sous l’ardent soleil de midi, quand mon front est en feu, quand mon cheval est enivré, comme moi, de la course, je franchirais, seulement pour me divertir, les plus affreux précipices de nos montagnes. Il est des soirs où le bruit d’une croisée agitée par la brise me fait frissonner, et où je ne passerais pas sans lumière le seuil de la chapelle pour toutes les gloires du monde. Croyez-moi, nous sommes tous sous l’impression du moment, et l’homme qui se vanterait devant moi de n’avoir jamais eu peur me semblerait un grand fanfaron, de même qu’une femme pourrait dire devant moi qu’elle a des jours de courage sans que j’en fusse étonné. Quand je n’étais encore qu’un enfant, je m’exposais souvent au danger plus volontiers qu’aujourd’hui : c’est que je n’avais pas conscience du danger.

LE PRÉCEPTEUR.

Mon cher Gabriel, vous êtes très-ergoteur aujourd’hui… Mais laissons cela. J’ai à vous entretenir…

GABRIEL.

Non, non ! je veux achever mon ergotage et vous prendre par vos propres arguments… Je sais bien pourquoi vous voulez détourner la conversation…

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne vous comprends pas.

GABRIEL.

Oui-da ! vous souvenez-vous de ce ruisseau que vous ne vouliez pas passer parce que le pont de branches entrelacées ne tenait presque plus à rien ? et moi j’étais au milieu, pourtant ! Vous ne voulûtes pas quitter la rive, et à votre prière je revins sur mes pas. Vous aviez donc peur ?

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne me rappelle pas cela.

GABRIEL.

Oh ! que si !

LE PRÉCEPTEUR.

J’avais peur pour vous, sans doute.

GABRIEL.

Non, puisque j’étais déjà à moitié passé. Il y avait autant de danger pour moi à revenir qu’à continuer.

LE PRÉCEPTEUR.

Et vous en voulez conclure…

GABRIEL.

Que, puisque moi, enfant de dix ans, n’ayant pas conscience du danger, j’étais plus téméraire que vous, homme sage et prévoyant, il en résulte que la bravoure absolue n’est pas le partage exclusif de l’homme, mais plutôt celui de l’enfant, et, qui sait ? peut-être aussi celui de la femme.

LE PRÉCEPTEUR.

Où avez-vous pris toutes ces idées ? Jamais je ne vous ai vu si raisonneur.

GABRIEL.

Oh ! bien, oui ! je ne vous dis pas tout ce qui me passe par la tête.

LE PRÉCEPTEUR, inquiet.

Quoi donc, par exemple ?

GABRIEL.

Bah ! je ne sais quoi ! Je me sens aujourd’hui dans une disposition singulière. J’ai envie de me moquer de tout.

LE PRÉCEPTEUR.

Et qui vous a mis ainsi en gaieté ?

GABRIEL.

Au contraire, je suis triste ! Tenez, j’ai fait un rêve bizarre qui m’a préoccupé et comme poursuivi tout le jour.

LE PRÉCEPTEUR.

Quel enfantillage ! et ce rêve…

GABRIEL.

J’ai rêvé que j’étais femme.

LE PRÉCEPTEUR.

En vérité, cela est étrange… Et d’où vous est venue cette imagination ?

GABRIEL.

D’où viennent les rêves ? Ce serait à vous de me l’expliquer, mon cher professeur.

LE PRÉCEPTEUR.

Et ce rêve vous était sans doute désagréable ?

GABRIEL.

Pas le moins du monde ; car, dans mon rêve, je n’étais pas un habitant de cette terre. J’avais des ailes, et je m’élevais à travers les mondes, vers je ne sais quel monde idéal. Des voix sublimes chantaient autour de moi ; je ne voyais personne ; mais des nuages légers et brillants, qui passaient dans l’éther, reflétaient ma figure, et j’étais une jeune fille vêtue d’une longue robe flottante et couronnée de fleurs.

LE PRÉCEPTEUR.

Alors vous étiez un ange, et non pas une femme.

GABRIEL.

J’étais une femme ; car tout à coup mes ailes se sont engourdies, l’éther s’est fermé sur ma tête, comme une voûte de cristal impénétrable, et je suis tombé, tombé… et j’avais au cou une lourde chaîne dont le poids m’entraînait vers l’abîme ; et alors je me suis éveillé, accablé de tristesse, de lassitude et d’effroi… Tenez, n’en parlons plus. Qu’avez-vous à m’enseigner aujourd’hui ?

LE PRÉCEPTEUR.

J’ai une conversation sérieuse à vous demander, une importante nouvelle à vous apprendre, et je réclamerai toute votre attention.

GABRIEL.

Une nouvelle ! ce sera donc la première de ma vie, car j’entends dire les mêmes choses depuis que j’existe. Est-ce une lettre de mon grand-père ?

LE PRÉCEPTEUR.

Mieux que cela.

GABRIEL.
Un présent ? Peu m’importe. Je ne suis plus un enfant pour me réjouir d’une nouvelle arme ou d’un nouvel habit. Je ne conçois pas que mon grand-père ne songe à moi que pour s’occuper de ma toilette ou de mes plaisirs.
LE PRÉCEPTEUR.

Vous aimez pourtant la parure, un peu trop même.

GABRIEL.

C’est vrai ; mais je voudrais que mon grand-père me considérât comme un jeune homme, et m’admît à l’honneur insigne de faire sa connaissance.

LE PRÉCEPTEUR.

Eh bien, mon cher monsieur, cet honneur ne tardera pas à vous être accordé.

GABRIEL.

C’est ce qu’on me dit tous les ans.

LE PRÉCEPTEUR.

Et c’est ce qui arrivera demain.

GABRIEL, avec une satisfaction sérieuse..

Ah ! enfin !

LE PRÉCEPTEUR.

Cette nouvelle comble tous vos vœux ?

GABRIEL.

Oui, j’ai beaucoup de choses à dire à mon noble parent, beaucoup de questions à lui faire, et probablement de reproches à lui adresser.

LE PRÉCEPTEUR, effrayé.

Des reproches ?

GABRIEL.

Oui, pour la solitude où il me tient depuis que je suis au monde. Or, j’en suis las, et je veux connaître ce monde dont on me parle tant, ces hommes qu’on me vante, ces femmes qu’on rabaisse, ces biens qu’on estime, ces plaisirs qu’on recherche… Je veux tout connaître, tout sentir, tout posséder, tout braver ! Ah ! cela vous étonne ; mais, écoutez : on peut élever des faucons en cage et leur faire perdre le souvenir ou l’instinct de la liberté : un jeune homme est un oiseau doué de plus de mémoire et de réflexion.

LE PRÉCEPTEUR.

Votre illustre parent vous fera connaître ses intentions, vous lui manifesterez vos désirs. Ma tâche envers vous est terminée, mon cher élève, et je désire que Son Altesse n’ait pas lieu de la trouver mal remplie.

GABRIEL.

Grand merci ! Si je montre quelque bon sens, tout l’honneur en reviendra à mon cher précepteur ; si mon grand-père trouve que je ne suis qu’un sot, mon précepteur s’en lavera les mains en disant qu’il n’a pu rien tirer de ma pauvre cervelle.

LE PRÉCEPTEUR.

Espiègle ! m’écouterez-vous enfin ?

GABRIEL.

Écouter quoi ? J’ai cru que vous m’aviez tout dit.

LE PRÉCEPTEUR.

Je n’ai pas commencé.

GABRIEL.

Cela sera-t-il bien long ?

LE PRÉCEPTEUR.

Non, à moins que vous ne m’interrompiez sans cesse.

GABRIEL.

Je suis muet.

LE PRÉCEPTEUR.
Je vous ai souvent expliqué ce que c’est qu’un majorat, et comment la succession d’une principauté avec les titres, les droits, privilèges, honneurs et richesses y attachés…
(Gabriel bâille en se cachant.)

Vous ne m’écoutez pas ?

GABRIEL.

Pardonnez-moi.

LE PRÉCEPTEUR.

Je vous ai dit…

GABRIEL.

Oh ! peur Dieu, l’abbé, ne recommencez pas. Je puis achever la phrase, je la sais par cœur : « Et richesses y attachés, peuvent passer alternativement, dans les familles, de la branche aînée à la branche cadette, et repasser de la branche cadette à la branche aînée, réciproquement, par la loi de transmission d’héritage, à l’aîné des enfants mâles d’une des branches, quand la branche collatérale ne se trouve plus représentée que par des filles. » Est-ce là tout ce que vous aviez de nouveau et d’intéressant à me dire ! Vraiment, si vous ne m’aviez jamais appris rien de mieux, j’aimerais autant ne rien savoir du tout.

LE PRÉCEPTEUR.

Ayez un peu de patience, songez qu’il m’en faut souvent beaucoup avec vous.

GABRIEL.

C’est vrai, mon ami, pardonnez-moi. Je suis mal disposé aujourd’hui.

LE PRÉCEPTEUR.

Je m’en aperçois. Peut être vaudrait-il mieux remettre la conversation à demain ou à ce soir.

(Léger bruit dans le cabinet.)
GABRIEL.

Qui est là-dedans ?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous le saurez si vous voulez m’entendre.

GABRIEL, vivement.

Lui ! mon grand-père, peut-être ?

LE PRÉCEPTEUR.

Peut-être.

GABRIEL, courant vers la porte.

Comment peut-être ! et vous me faites languir !…

(Il essaie d’ouvrir. La porte est fermée en dedans.)

Quoi ! il est ici, et on me le cache !

LE PRÉCEPTEUR.

Arrêtez, il repose.

GABRIEL.

Non ! il a remué, il a fait du bruit.

LE PRÉCEPTEUR.

Il est fatigué, souffrant ; vous ne pouvez pas le voir.

GABRIEL.

Pourquoi s’enferme-t-il pour moi ? Je serais entré sans bruit ; je l’aurais veillé avec amour durant son sommeil ; j’aurais contemplé ses traits vénérables. Tenez, l’abbé, je l’ai toujours pressenti, il ne m’aime pas. Je suis seul au monde, moi : j’ai un seul protecteur, un seul parent, et je ne suis pas connu, je ne suis pas aimé de lui !

LE PRÉCEPTEUR.

Chassez, mon cher élève, ces tristes et coupables pensées. Votre illustre aïeul ne vous a pas donné ces preuves banales d’affection qui sont d’usage dans les classes obscures…

GABRIEL.

Plût au ciel que je fusse né dans ces classes ! Je ne serais pas un étranger, un inconnu pour le chef de ma famille.

LE PRÉCEPTEUR.

Gabriel, vous apprendrez aujourd’hui un grand secret qui vous expliquera tout ce qui vous a semblé énigmatique jusqu’à présent ; je ne vous cache pas que vous touchez à l’heure la plus solennelle et la plus redoutable qui ait encore sonné pour vous. Vous verrez quelle immense, quelle incroyable sollicitude s’est étendue sur vous depuis l’instant de votre naissance jusqu’à ce jour. Armez-vous de courage. Vous avez une grande résolution à prendre, une grande destinée à accepter aujourd’hui. Quand vous aurez appris ce que vous ignorez, vous ne direz pas que vous n’êtes pas aimé. Vous savez, du moins, que votre naissance fut attendue comme une faveur céleste, comme un miracle. Votre père était malade, et l’on avait presque perdu l’espoir de lui voir donner le jour à un héritier de son titre et de ses richesses. Déjà la branche cadette des Bramante triomphait dans l’espoir de succéder au glorieux titre que vous porterez un jour…

GABRIEL.

Oh ! je sais tout cela. En outre, j’ai deviné beaucoup de choses que vous ne me disiez pas. Sans doute, la jalousie divisait les deux frères Julien et Octave, mon père et mon oncle ; peut-être aussi mon grand-père nourrissait-il dans son âme une secrète préférence pour son fils aîné… Je vins au monde. Grande joie pour tous, excepté pour moi, qui ne fus pas gratifié par le ciel d’un caractère à la hauteur de ces graves circonstances.

LE PRÉCEPTEUR.
Que dites-vous ?
GABRIEL.

Je dis que cette transmission d’héritage de mâle en mâle est une loi fâcheuse, injuste peut-être. Ce continuel déplacement de possession entre les diverses branches d’une famille ne peut qu’allumer le feu de la jalousie, aigrir les ressentiments, susciter la haine entre les proches parents, forcer les pères à détester leurs filles, faire rougir les mères d’avoir donné le jour à des enfants de leur sexe !… Que sais-je ! L’ambition et la cupidité doivent pousser de fortes racines dans une famille ainsi assemblée comme une meute affamée autour de la curée du majorat, et l’histoire m’a appris qu’il en peut résulter des crimes qui font l’horreur et la honte de l’humanité. Eh bien, qu’avez-vous à me regarder ainsi, mon cher maître ? vous voilà tout troublé ! Ne m’avez-vous pas nourri de l’histoire des grands hommes et des lâches ? Ne m’avez-vous pas toujours montré l’héroïsme et la franchise aux prises avec la perfidie et la bassesse ? Êtes-vous étonné qu’il m’en soit resté quelque notion de justice, quelque amour de la vérité ?

LE PRÉCEPTEUR, baissant la voix.
Gabriel, vous avez raison ; mais, pour l’amour du ciel, soyez moins tranchant et moins hardi en présence de votre aïeul.
(On remue avec impatience dans le cabinet.)
GABRIEL, à voix haute.

Tenez, l’abbé, j’ai meilleure opinion de mon grand-père ; je voudrais qu’il m’entendît. Peut-être sa présence va m’intimider ; je serais bien aise pourtant qu’il pût lire dans mon âme, et voir qu’il se trompe, depuis deux ans, en m’envoyant toujours des jouets d’enfant.

LE PRÉCEPTEUR.

Je le répète, vous ne pouvez comprendre encore quelle a été sa tendresse pour vous. Ne soyez point ingrat envers le ciel ; vous pouviez naître déshérité de tous ces biens dont la fortune vous a comblé, de tout cet amour qui veille sur vous mystérieusement et assidûment…

GABRIEL.

Sans doute je pouvais naître femme, et alors adieu la fortune et l’amour de mes parents ! J’eusse été une créature maudite, et, à l’heure qu’il est, j’expierais sans doute au fond d’un cloître le crime de ma naissance. Mais ce n’est pas mon grand-père qui m’a fait la grâce et l’honneur d’appartenir à la race mâle.

LE PRÉCEPTEUR, de plus en plus troublé.

Gabriel, vous ne savez pas de quoi vous parlez.

GABRIEL.

Il serait plaisant que j’eusse à remercier mon grand-père de ce que je suis son petit-fils ! C’est à lui plutôt de me remercier d’être né tel qu’il me souhaitait ; car il haïssait… du moins il n’aimait pas son fils Octave, et il eût été mortifié de laisser son titre aux enfants de celui-ci. Oh ! j’ai compris depuis longtemps malgré vous : vous n’êtes pas un grand diplomate, mon bon abbé ; vous êtes trop honnête homme pour cela…

LE PRÉCEPTEUR, à voix basse.

Gabriel, je vous conjure…

(On laisse tomber un meuble avec fracas dans le cabinet.)
GABRIEL.

Tenez ! pour le coup, le prince est éveillé. Je vais le voir enfin, je vais savoir ses desseins ; je veux entrer chez lui.

(Il va résolument vers la porte, le prince la lui ouvre et paraît sur le seuil. Gabriel, intimidé, s’arrête. Le prince lui prend la main et l’emmène dans le cabinet, dont il referme sur lui la porte avec violence.)