Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène P2

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 2-3).


Scène II.


LE PRINCE, LE PRÉCEPTEUR.
LE PRINCE.

C’est un homme sûr, n’est-ce pas ?

LE PRÉCEPTEUR.

Comme moi-même, monseigneur.

LE PRINCE.

Et… il est le seul, après vous et la nourrice de Gabriel, qui ait jamais su…

LE PRÉCEPTEUR.

Lui, la nourrice et moi, nous sommes les seules personnes au monde, après votre altesse, qui ayons aujourd’hui connaissance de cet important secret.

LE PRINCE.

Important ! Oui, vous avez raison ; terrible, effrayant secret, et dont mon âme est quelquefois tourmentée comme d’un remords. Et dites-moi, monsieur l’abbé, jamais aucune indiscrétion…

LE PRÉCEPTEUR.

Pas la moindre, monseigneur.

LE PRINCE.

Et jamais aucun doute ne s’est élevé dans l’esprit des personnes qui le voient journellement ?

LE PRÉCEPTEUR.

Jamais aucun, monseigneur.

LE PRINCE.

Ainsi, vous n’avez pas flatté ma fantaisie dans vos lettres ? Tout cela est l’exacte vérité ?

LE PRÉCEPTEUR.

Votre altesse touche au moment de s’en convaincre par elle-même.

LE PRINCE.

C’est vrai !… Et j’approche de ce moment avec une émotion inconcevable.

LE PRÉCEPTEUR.

Votre cœur paternel aura sujet de se réjouir.

LE PRINCE.

Mon cœur paternel !… L’abbé, laissons ces mots-là aux gens qui ont bonne grâce à s’en servir. Ceux-là, s’ils savaient par quel mensonge hardi, insensé presque, il m’a fallu acheter le repos et la considération de mes vieux jours, chargeraient ma tête d’une lourde accusation, je le sais ! Ne leur empruntons donc pas le langage d’une tendresse étroite et banale. Mon affection pour les enfants de ma race a été un sentiment plus grave et plus fort.

LE PRÉCEPTEUR.

Un sentiment passionné !

LE PRINCE.

Ne me flattez pas, on pourrait aussi bien l’appeler criminel ; je sais la valeur des mots, et n’y attache aucune importance. Au-dessus des vulgaires devoirs et des puérils soucis de la paternité bourgeoise, il y a les devoirs courageux, les ambitions dévorantes de la paternité patricienne. Je les ai remplis avec une audace désespérée. Puisse l’avenir ne pas flétrir ma mémoire, et ne pas abaisser l’orgueil de mon nom devant des questions de procédure ou des cas de conscience !

LE PRÉCEPTEUR.

Le sort a secondé merveilleusement jusqu’ici vos desseins.

LE PRINCE, après un instant de silence.

Vous m’avez écrit qu’il était d’une belle figure ?

LE PRÉCEPTEUR.

Admirable ! C’est la vivante image de son père.

LE PRINCE.

J’espère que son caractère a plus d’énergie !

LE PRÉCEPTEUR.

Je l’ai mandé souvent à votre altesse, une incroyable énergie !

LE PRINCE.

Son pauvre père ! C’était un esprit timide… une âme timorée. Bon Julien ! quelle peine j’eus à le décider à garder ce secret à son confesseur au lit de mort ! Je ne doute pas que ce fardeau n’ait avancé le terme de sa vie…

LE PRÉCEPTEUR.

Plutôt la douleur que lui causa la mort prématurée de sa belle et jeune épouse…

LE PRINCE.

Je vous ai défendu de m’adoucir les choses ; monsieur l’abbé, je suis de ces hommes qui peuvent supporter toute la vérité. Je sais que j’ai fait saigner des cœurs, et que ceci en fera saigner encore ! N’importe, ce qui est fait est fait… Il entre dans sa dix-septième année ; il doit être d’une assez jolie taille ?

LE PRÉCEPTEUR.

Il a plus de cinq pieds, monseigneur, et il grandit toujours et rapidement.

LE PRINCE, avec une joie très-marquée.

En vérité ! Le destin nous aide en effet ! Et la figure, est-elle déjà un peu mâle ? Déjà ! Je voudrais me faire illusion à moi-même… Non, ne me dites plus rien ; je le verrai bien… Parlez-moi seulement du moral, de l’éducation.

LE PRÉCEPTEUR.

Tout ce que votre altesse a ordonné a été ponctuellement exécuté, et tout a réussi comme par miracle.

LE PRINCE.

Sois louée, ô fortune !… si vous n’exagérez rien, monsieur l’abbé. Ainsi rien n’a été épargné pour façonner son esprit, pour l’orner de toutes les connaissances qu’un prince doit posséder pour faire honneur à son nom et à sa condition ?

LE PRÉCEPTEUR.

Votre altesse est douée d’une profonde érudition. Elle pourra interroger elle-même mon noble élève, et voir que ses études ont été fortes et vraiment viriles.

LE PRINCE.

Le latin, le grec, j’espère ?

LE PRÉCEPTEUR.

Il possède le latin comme vous-même, j’ose le dire, monseigneur ; et le grec… comme…

(Il sourit avec aisance.)
LE PRINCE, riant de bonne grâce.

Comme vous, l’abbé ? À merveille, je vous en remercie, et vous accorde la supériorité sur ce point. Et l’histoire, la philosophie, les lettres ?

LE PRÉCEPTEUR.

Je puis répondre oui avec assurance ; tout l’honneur en revient à la haute intelligence de l’élève. Ses progrès ont été rapides jusqu’au prodige.

LE PRINCE.

Il aime l’étude ? Il a des goûts sérieux ?

LE PRÉCEPTEUR.

Il aime l’étude, et il aime aussi les violents exercices, la chasse, les armes, la course. En lui l’adresse, la persévérance et le courage suppléent à la force physique. Il a des goûts sérieux, mais il a aussi les goûts de son âge : les beaux chevaux, les riches habits, les armes étincelantes.

LE PRINCE.

S’il en est ainsi, tout est au mieux, et vous avez parfaitement saisi mes intentions. Maintenant, encore un mot. Vous avez su donner à ses idées cette tendance particulière, originale… Vous savez ce que je veux dire ?

LE PRÉCEPTEUR.

Oui, monseigneur. Dès sa plus tendre enfance (votre altesse avait donné elle-même à son imagination cette première impulsion), il a été pénétré de la grandeur du rôle masculin, et de l’abjection du rôle féminin dans la nature et dans la société. Les premiers tableaux qui ont frappé ses regards, les premiers traits de l’histoire qui ont éveillé ses idées, lui ont montré la faiblesse et l’asservissement d’un sexe, la liberté et la puissance de l’autre. Vous pouvez voir sur ces panneaux les fresques que j’ai fait exécuter par vos ordres : ici l’enlèvement des Sabines, sur cet autre la trahison de Tarpéia ; puis le crime et le châtiment des filles de Danaüs ; là une vente de femmes esclaves en Orient ; ailleurs, ce sont des reines répudiées, des amantes méprisées ou trahies, des veuves indoues immolées sur les bûchers de leurs époux ; partout la femme esclave, propriété, conquête, n’essayant de secouer ses fers que pour encourir une peine plus rude encore, et ne réussissant à les briser que par le mensonge, la trahison, les crimes lâches et inutiles.

LE PRINCE.

Et quels sentiments ont éveillés en lui ces exemples continuels ?

LE PRÉCEPTEUR.

Un mélange d’horreur et de compassion, de sympathie et de haine…

LE PRINCE.

De sympathie, dites-vous ? A-t-il jamais vu aucune femme ? A-t-il jamais pu échanger quelques paroles avec des personnes d’un autre sexe que… le sien ?…

LE PRÉCEPTEUR.

Quelques paroles, sans doute ; quelques idées, jamais. Il n’a vu que de loin les filles de la campagne, et il éprouve une insurmontable répugnance à leur parler.

LE PRINCE.

Et vraiment vous croyez être sûr qu’il se ne doute pas lui-même de la vérité ?

LE PRÉCEPTEUR.

Son éducation a été si chaste, ses pensées sont si pures, une telle ignorance a enveloppé pour lui la vérité d’un voile si impénétrable, qu’il ne soupçonne rien, et n’apprendra que de la bouche de votre altesse ce qu’il doit apprendre. Mais je dois vous prévenir que ce sera un coup bien rude, une douleur bien vive, bien exaltée peut-être… De telles causes devaient amener de tels effets…

LE PRINCE.

Sans doute… cela est bon. Vous le préparerez par un entretien, ainsi que nous en sommes convenus.

LE PRÉCEPTEUR.

Monseigneur, j’entends le galop d’un cheval… C’est lui. Si vous voulez le voir par cette fenêtre,… il approche.

LE PRINCE, se levant avec vivacité et regardant par la fenêtre en se cachant avec le rideau.

Quoi ! ce jeune homme monté sur un cheval noir, rapide comme la tempête ?

LE PRÉCEPTEUR, avec orgueil.

Oui, monseigneur.

LE PRINCE.

La poussière qu’il soulève me dérobe ses traits… Cette belle chevelure, cette taille élégante… Oui, ce doit être un joli cavalier… bien posé sur son cheval ; de la grâce, de l’adresse, de la force même… Eh bien ! va-t-il donc sauter la barrière, ce jeune fou ?

LE PRÉCEPTEUR.

Toujours, monseigneur.

LE PRINCE.

Bravissimo ! Je n’aurais pas fait mieux à vingt-cinq ans. L’abbé, si le reste de l’éducation a aussi bien réussi, je vous en fais mon compliment et je vous en récompenserai de manière à vous satisfaire, soyez-en certain. Maintenant j’entre dans l’appartement que vous m’avez destiné. Derrière cette cloison, j’entendrai votre entretien avec lui. J’ai besoin d’être préparé moi-même à le voir, de le connaître un peu avant de m’adresser à lui. Je suis ému, je ne vous le cache pas, monsieur l’abbé. Ceci est une circonstance grave dans ma vie et dans celle de cet enfant. Tout va être décidé dans un instant. De sa première impression dépend l’honneur de toute une famille. L’honneur ! mot vide et tout-puissant !…

LE PRÉCEPTEUR.

La victoire vous restera comme toujours, monseigneur. Son âme romanesque, dont je n’ai pu façonner absolument à votre guise les instincts, se révoltera peut-être au premier choc ; mais l’horreur de l’esclavage, la soif d’indépendance, d’agitation et de gloire triompheront de tous les scrupules.

LE PRINCE.

Puissiez-vous deviner juste ! Je l’entends… son pas est délibéré !… J’entre ici… Je vous donne une heure… plus ou moins, selon…

LE PRÉCEPTEUR.

Monseigneur, vous entendrez tout. Quand vous voudrez qu’il paraisse devant vous, laissez tomber un meuble ; je comprendrai.

LE PRINCE.

Soit !

(Il entre dans l’appartement voisin.)