Galantes réincarnations/05

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 15-19).
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v


Certes, la métempsycose est une réalité admirable. Elle aide à comprendre les choses du monde et fait voyager utilement, sinon en des lieux très variés, du moins sous des espèces fort différentes. On se trouve tantôt baignoire et tantôt plumeau, épingle-neige ou ophicléide. Soit ! Mais est-ce un sort que de se découvrir savonnette ? Ce n’est pas, bien entendu, que je voie rien d’humiliant dans le fait lui-même. D’ailleurs, je devins une savonnette de luxe. Ma maîtresse était jeune et jolie, et ce me fut un plaisir que d’aider à polir et parfumer les coins les plus secrets de son joli corps. Mais, savonnette, on semble, le premier jour, grosse comme ça, le second, un peu moins, et le cinquième, on n’est plus rien du tout.

En plus, il faut bien l’avouer, on garde toujours de l’estime pour les objets de durée, mais on se moque par trop de ceux dont la vie est une petite mort… Si je mourus jeune comme caleçon, cela tenait à mes vertus aphrodisiaques et on peut s’en énorgueillir. Tout le monde n’est pas excitant, fichtre ! Je succombai donc, caleçon, sur la brèche, au combat et face à l’ennemi. De même clysopompe, on me maltraita parce que je refusai de donner des lavements et le la en même temps.

Puce, je fus prise comme au piège. Ce n’est en rien un crime ou une faute de ma part. Néanmoins, je me promettais bien, si ma destinée voulait que je fusse à nouveau quelque animalcule intime et parasite, d’éviter ces petits pelages sans protection qui jouent sur le corps humain le rôle des fausses fenêtres dans l’architecture. Du moins, à ce qu’en dit Pascal, savant pour qui j’eus toujours une grande dévotion, malgré sa mauvaise vessie…

Bref, à ma quatrième transformation, je m’éveillai savonnette. Vous pouvez croire que j’étais coquette et pimpante, tout fraîchement sortie d’une boîte capitonnée, polie et rose, avec mon nom gravé sur le ventre : Muguet. Je devais sentir le muguet. Quelle charmante odeur, évocatrice des fleurettes blanches, jolies comme de l’orfèvrerie et portant bonheur. Je ne savais pas encore mon sort et me rengorgeais sur une table de marbre rose, comme les marches du poème que signa Musset. Mais le marbre rose est plus fait pour garder des colifichets de toilette que pour supporter le pas insolent du bipède humain.

Je savourais donc ma quiétude lorsqu’entra dans le cabinet de toilette une charmante jeune femme qui chantonnait un air canaque. J’en fus toute dilatée de joie, car j’aime la musique.

Au début, tout se passa bien, on me prit, on me flaira et on essaya la qualité de ma mousse.

Je fis tous mes efforts afin de mousser comme il faut, et j’y réussis. On se servit ensuite de moi pour des soins qui ne se content qu’en vers, et à petit tirage. Rien de mieux. J’aime être en intimité avec les gens et je goûte l’aristocratie des choses dont le détail réclame la poésie. Ce jour-là, je fus donc presque totalement heureuse, quoique, à la fin du jour, mon épiderme s’attestât déjà


— Je vis entrer une personne charmante (page 10).

un rien usé. C’est à peine si le nom : Muguet, se lisait encore. Enfin, mieux vaut avoir du bonheur et mourir jeune. Une savonnette peut se permettre plus d’impassibilité devant la destinée que la Jeune Captive de Chénier.

À tabler sur mon usure des débuts, je pouvais compter sur trois semaines d’existence. Ce n’est pas rien.

Hélas ! On fait des plans et des calculs, on croit prévoir un avenir tout en rose et déjà le malheur est chez nous. Le second jour, ma maîtresse vint me retrouver à la même heure que la veille. Je me prêtai à ses embrassements. Je moussai follement, autant comme savonnette qu’à cause du plaisir éprouvé. Les choses semblaient devoir rester délicieuses…

Mais voilà qu’un olibrius entre dans le cabinet de toilette. Il parle d’une grosse voix pareille à l’éloquence d’un romancier cicéronnant dans un haut parleur. Avec un petit cri, mon amie et propriétaire se retourne et, aveuglée pourtant par l’eau, j’ai le désagrément d’apercevoir… un charbonnier ! Oui ! c’est comme je vous le dis, un charbonnier avec la tenue de sa profession. Une crasse ancienne rehaussée de taches plus récentes, couvrait son visage et ses mains.

Je m’attendais à ce que le manant fût jeté à la porte sur-le-champ. Entre-t-on ainsi chez une jolie femme en état de grâces, qui cause précisément avec sa savonnette ? Non, certes ! C’est un manque de politesse flagrant. Mais le charbonnier ne parut pas s’en apercevoir. Il cria :

— Madame, vous êtes bougrement jolie !

— Chut ! chut ! répondit mon aimée, que je me pris à détester. Tu vas attirer du monde !

L’autre se mit à rire si niaisement que j’en connus la colère, et ma mousse s’arrêta net…

Cependant, à ma grande honte, le charbonnier et ma maîtresse s’embrassaient à corps perdu — et trouvé. On me laissa choir à terre, piteusement, dans une flaque d’eau sale, et je pestai fortement. Ah ! si j’avais pu me faire entendre, je leur en aurais dit de vertes…

Non seulement ils s’embrassaient, mais ils faisaient mieux et pire. Ils oubliaient les lois sacrées de la pudicité. Moi, savonnette rose, j’en rougissais.

Et bientôt… Ici la voix me manque pour conter leurs turpitudes. Après un si lourd châtiment de Satan, pour avoir mis en doute son existence, je ne voudrais pas être punie pour entrer à 250.000 dans des détails faits à l’usage particulier des éditions rares et bibliophiliques. Et puis, on me traiterait de gâcheuse… Taisons-nous donc ! Je fus témoins, et, j’ose le dire, témoin indigné, d’abominations. Ah ! c’est une bien grande misère que d’assister, impuissant, à des ébats aussi scandaleux. De ceux dont Naples, en son musée secret, conserve la mémoire sous forme de bronzes, marbre et fresques retrouvés à Pompéï.

Mais, comme disent les chiens amoureux eux-mêmes, il n’est si bons amis qui ne se séparent. Le charbonnier s’en alla. Je me revis seule, avec ma propriétaire, et prête à lui pardonner, car les savonnettes ont l’âme généreuse.

Elle était en bien triste état, hélas ! et maculée autant qu’un drap d’hôtel borgne. Aussi sentis-je que ma fin était venue. Pour la décrasser, je me dévouai jusqu’au bout, je me sacrifiai et je succombai héroïquement à la tâche. Avant de mourir, j’eus pourtant la satisfaction de le constater, elle était redevenue blanche, polie et suave. Elle criait même avec dépit :

— Ce salaud de charbonnier est un amant admirable, mais quelle crasse ! La prochaine fois, je lui ferai d’abord prendre un bain.

— Bien dit ! m’exclamai-je au moment de me dissoudre tout à fait, et avec une étrille…