Galantes réincarnations/07

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 23-32).
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Lorsque je m’éveillai, une main dure me frottait à m’écorcher. Où étais-je ? Il me fallut cinq minutes pour en juger. Enfin, je reconnus qu’avec de l’émeri, on me polissait soigneusement. J’étais de métal précieux, pas tout entière pourtant, car un peu d’émail représentant, ma foi, Vénus sortant de l’onde, recouvrait partie de mon épiderme. Ma forme nouvelle fut aussitôt une curiosité à mes yeux. Il faut se figurer, réunis par une charnière et par une sorte de jambage central, deux parties bombées, l’une d’un large rayon, et portant l’émail dont je viens de parler, l’autre à deux courbes jumelles. Qu’est-ce que je pouvais bien me trouver devenue maintenant ?

Cependant, on continuait à me fabriquer, à me limer, à me faire reluire, à me donner toute une gloire qui, sans doute présageait un illustre destin. Je dirai mieux : on me traitait comme si j’eusse été une couronne royale. Mais quelle étrange forme de tête aurait dû avoir mon porteur pour que je lui allasse bien…

J’avais un côté, le devant, évidemment, puisque j’y portais mes émaux d’argent finement gravé de rinceaux et d’arabesques. L’attache qui joignait mon devant à mon arrière, cette petite courbe élégante et nue qui se fermait par une serrure délicate, à entrée en trèfle, avait été polie comme un miroir, c’était vraiment une jolie chose. Comme j’étais curieuse de deviner mon avenir.

Alors, au moment où l’on finissait de m’astiquer, une femme — sans doute l’épouse de celui qui travaillait mes grâces — entra et vint admirer l’ouvrage.

— Elle sera jolie, hein ? dit l’homme en me présentant avec orgueil.

La femme me tourna et me retourna.

— Oui-dà ! mais j’aime mieux que ce soit pour une autre que moi.

Le polisseur ricana.

— Ça serait utile à beaucoup.

— Merci ! et pour l’autre sexe, afin d’être égaux, il faudrait un étui de clarinette bouclé également par une serrure à secret ?


… le charbonnier et ma maîtresse s’embrassaient à corps perdu… (page 18).

L’homme n’écoutait plus sa femme et maintenant régularisait soigneusement la languette par laquelle débutait, devant, le lien entre mes deux côtés. À cet endroit était pratiquée une petite ouverture faite de deux ogives opposées. Les bords en étaient relevés à l’extérieur, de sorte qu’aurait été mal inspiré le personnage ayant idée d’y porter le doigt. Quand cet orifice élégant fut parfaitement harmonieux, il y traça au burin quelques courbes gracieuses puis vint à l’opposite. Là, un autre trou avait été fait, mais rond, celui-là, et garni tout autour de pointes aiguës, comme si l’on avait craint un assaut. Que pouvaient bien signifier tous ces détails. Je me devinais un objet estimablement précieux, mais à quel usage, Seigneur ?

Lorsque le soir tomba enfin, on m’abandonna. Je fus soigneusement enveloppée d’une serge rouge, mise dans une armoire, et je me pris à réfléchir sous l’excitation de la curiosité.

À côté de moi, somnolaient d’étranges objets, car, je le devinais, mon actuel possesseur et fabricant était orfèvre. Je vis ainsi un ex-voto d’or très curieux. Il y avait, gravé dessus en latin : en conséquence du vœu qu’a fait Jacqueline Guiboquet, miraculeusement guérie. De quoi avait été guérie Jacqueline Guiboquet ? Il ne me fallut pas longtemps pour le deviner, car la partie malade avait été reproduite en ronde-bosse, au centre de l’ex-voto. Sans nul doute, la reconnaissante personne souffrait-elle naguère d’hémorroïdes…

Je vis également un bibelot ciselé représentant une cravache et deux étriers, et on avait gravé dessus à l’eau. forte : Après dix ans de mariage, offrande symbolique d’une épouse bien montée à son écuyer d’époux. Ce discret et charmant cadeau me rappela de chers souvenirs, grâce à quoi je faillis pleurer. Hélas ! que n’étais-je encore en mesure d’offrir de tels témoignages à un cher amant ! Mais il me fallait solder désormais à Satan le prix de mes incrédulités.

Et toujours je demandais aux bibelots voisins : «  Savez-vous ce que je suis ? » Ils ne me répondaient point, Tous avaient une morgue d’ancien régime qu’on ne rencontre heureusement plus. Je vis bien que ces objets étaient nobles, car l’ex-voto portait des armoiries que je lus ainsi : de sinople à la houssette de vair enguichée, et le souvenir marital était blasonné d’hermine au gousset d’or. Moi, je ne pouvais évidemment lutter, avec ma petite roture, contre de si grands personnages. Pourtant, mon père eut également des armes parlantes, il portait d’argent à une bisse languée de gueules, et j’ai repris aujourd’hui ce délicat souvenir sur mes cartes de visite.

À la fin, la nuit passa. À travers les jointures de la porte, je devinai, au fond de mon armoire, que le jour se levait. Le bruit emplit la maison. Je songeai que sous peu de minutes, des mains humaines me manieraient à nouveau, et comme, pour se trouver transformé en un incompréhensible truc d’argent émaillé, on n’en reste pas moins femme, je connaissais, en attente de cet événement, de doux et heureux frissons.

De fait, on me sortit bientôt du refuge où j’avais passé une si mauvaise nuit, L’homme de la veille me reprit, m’examina partout à la loupe, toucha ici, frotta mes orifices, les palpa, grava là, me fit reluire de la paume, enfin, me prépara comme pour une grande cérémonie, et je compris que l’heure était venue pour moi de changer de mains. On m’avait peut-être faite sur commande et le preneur allait arriver. J’attendis, bourrée d’anxiété.

On me plaça délicatement dans un écrin de galuchat, cuisse de nymphe, doux et parfumé à faire pâmer. À travers l’ouverture, car l’écrin bâillait comme une huître, je regardais le bijoutier polir maintenant les hémorroïdes d’or, Il semblait fort heureux.

Du bruit, on entre ! J’entends frapper des bottes et tinter des éperons. Une voix forte sonne :

— Eh bien, maître Tamboneau, sommes-nous prêts ?

L’autre répond, la barrette en main, humblement :

— Oui, monsieur le baron !

Et il me prend avec orgueil pour montrer mes grâces à son client.

C’est un concert de cris admiratifs.

— Qu’elle est belle, on la mettrait rien que par plaisir.

— Et regardez s’il serait bien traité le drôle qui tenterait l’effraction par devant !…

— Tout comme par derrière, rit largement la femme du bijoutier, venue se réjouir à l’entrée.

— Magnifique, crie encore le baron. Vous m’en ferez deux autres. Celle-ci est pour ma femme, mais j’ai deux maîtresses.

— Monsieur le baron est paillard ?

— Mordiable, je vous crois, Tamboneau, et jaloux. Aussi me faut-il tout un lot de ces « ceintures de chasteté ».

Je perdis aussitôt de vue l’homme qui m’avait si soigneusement mise au monde et celui auquel dorénavant j’appartenais. Car on m’emballait avec soin, papiers et ficelles. Je compris que le baron, ayant payé son dû, me faisait porter par un laquais chez lui où je prévoyais une curieuse suite d’aventures. Les derniers mots ouïs de mon nouveau maître avaient, en effet, déchiré le voile de mystère dont je m’entourais à mes propres yeux jusqu’ici. J’étais une « ceinture de chasteté ». On sait peu, aujourd’hui que mes réincarnations sont terminées et qu’il a passé plus de deux siècles depuis le temps où elles florissaient, ce que furent exactement ces objets étranges. Qu’on imagine donc, pour comprendre leur création, l’amant ou le mari jaloux, ayant méfiance des gardes, des murs, des portes et de tout, sauf de la femme même, pourvu qu’elle soit cadenassée pour l’amour… Et quel plus magnifique moyen de réussir ce cadenassage, sinon par une ceinture, faite à la mesure spéciale de la personne et serrant les hanches de si près qu’on ne puisse rien passer entre elle et la peau ? Une croisette passe entre les jambes, rendant impossible l’enlèvement de cette ceinture, tout aussi bien que son déplacement. Dans cette croisette, les parties correspondantes aux ouvertures excrétoires sont ajourées selon la forme convenable. La porteuse de cette armure est peut-être un rien gênée pour s’asseoir et marche en canard. Au vrai, seule la chaise longue lui est un endroit supportable. Mais qu’importe au mari. Sa femme est murée de toutes parts. Il détient la clef des défenses et ne craint ni l’assaut au pont-levis, ni celui à la poterne. Il triomphe donc, et cela lui suffit. Que son épouse souffre des coins un rien, peu lui chaut ! Je me trouvais appartenir à un de ces féroces galants dont la peur du diable se limite à la peur des cornes. J’allais sous peu chausser les charmes d’une femme certainement adorable, et je me promis de faire tout le possible pour perdre à son bénéfice mon nom et ma renommée de défense inexpugnable. Je me disais, au fond de mon écrin : Il en aura, car la morale des ceintures n’avait pour moi aucun attrait.

Bientôt, je compris que nous étions arrivés, le baron, le laquais et moi au lieu même où l’on me destinait à désobliger une beauté. Je fus déballée, on ouvrit brutalement la boîte de galuchat où je reposais, et je fus brandie avec colère par le baron qui, se sentant chez lui, perdit tous ménagements.

— Madame, dit-il, je vous apporte un objet qui dissipera vos vapeurs.

— Lequel, mon ami ? répondit doucement une exquise blonde étendue sur un sopha et qui lisait un livre.

— Voilà !

— Mais qu’est-ce ?

— C’est, Madame, la protection des époux menacés d’avoir ensemble deux vertus fâcheuses : les bois et la chance au jeu.

La femme avait rougi, mais impassiblement elle continua :

— Si vous vouliez, Monsieur, vous exprimer autrement que par énigmes, je vous en aurais grande obligation.

L’autre reprit :

— Vous faites la mijaurée, Madame, mais je sais toutes vos fredaines et me suis promis que vos amants ne viendraient plus chevaucher sur mes biens. Ils regarderont la terre promise, s’ils veulent, mais ce sera tout. Ceci est une ceinture de chasteté. Vous allez immédiatement vous dévêtir et l’endosser (j’allais dire un autre mot). Faites vite, car je suis attendu chez le Roi.

La jolie blonde haussa les épaules.

— Vous êtes fou, Monsieur !

Écumant, le baron hurla :

— Ah ! je suis fou ! Eh bien, Madame, je vous dis que dans dix minutes, vous allez posséder cette courtine autour des charmes secrets dont vous faites si cavalièrement (c’est le mot) goûter l’agrément à des galantins. Faites-le, ou, par la papesse Jeanne, je vais quérir mes pistolets et vous étends roide sur ce sopha témoin d’autres morts provisoires et insupportables à un époux d’honneur. Choisissez, ou la ceinture ou la pistolade !

La femme se leva avec ironie.

— Essayons donc votre tortue, Monsieur. Dieu qui m’a fait votre épouse veut aussi que je fasse votre volonté, surtout lorsqu’il appert — c’est le cas — qu’une apoplexie vous menace, dont je veux éviter le remords.

Elle se mit donc nue, en gestes précieux, lents et maniérés. Cela faisait bouillir de rage l’époux sinistre et guindé, qui la regardait sans joie, mais n’osant rien dire, de crainte qu’elle revint sur son acceptation. Lorsque la baronne fut donc privée même de sa chemise, elle prit un air narquois pour se nantir de mouches et de poudre aux lieux mal accessibles lorsqu’on porte trois jupons et une robe à paniers.

Le baron semblait sur des tisons. Sa face s’empourprait de fureur impuissante, à se voir narguer ainsi. Volontiers fût-il sauté sur sa femme qui, en cela, lui devait aussi obéissance, pour satisfaire d’abord la lubrique paillardise dont il commençait d’ardre. Mais il était attendu au Palais du Louvre, puis il avait peur, dans les affres du plaisir, de ne pas refuser ce qu’on lui demanderait de pire, et évidemment d’abord de jeter la ceinture, si charmante pourtant, et d’un coût considérable, en quelque cul de basse fosse, ce qu’on peut traduire par vendue au poids de l’argent au plus proche brocanteur.

La scène dura près de dix minutes. Le baron, d’un rouge qui tournait au bois d’acajou, la baronne, nue comme une fourchette, allant et venant dans l’appartement, et montrant, avec une vergogne de petit module, ses charmes sous tous angles et sous toutes courbes. Quel tableau !

Enfin, elle se mit à lisser l’ongle de son petit orteil. On sait, ou l’on devine, qu’en cette posture, et juste à deux pas du témoin aussi congestionné qu’une vessie pleine, c’était plus qu’il n’en eût fallu pour débaucher saint Antoine et même son innocent porcelet. L’effet se fit. N’y pouvant plus tenir, le baron empoigna son épouse, dans un irrésistible désir. Il criait, la voix rauque :

— Manon, ma chère Manon, je t’adore !

Mais, triomphante, la femme se dégagea à demi :

Que faites-vous, céans, mon cher ? Soyez un peu plus sage et donnez-moi cette fameuse ceinture ?

— Non, Manon, d’abord, il faut…

— Paix, s’il vous plaît. Le Roi vous attend.

— Je veux, je veux…

Mais vous êtes fol de m’étreindre ainsi. Vite, la ceinture. Vous êtes venu pour me la faire mettre…

La lutte continua un instant. La finaude faisait tout son possible pour rendre son mari délirant de désir. Lui ne savait déjà plus où il en était. Enfin, lui parlant à l’oreille, elle le questionna. La face empourprée, il acquiesça à tout. Elle sonna, nue encore, et quasi possédée, mais la pudeur n’était point son fort. Une soubrette vint.

— Marie, prenez cet objet, là, sur la table. Oui, allez à la cuisine, cassez-le à coups de marteau et courez vite le vendre au chiffonnier, à l’angle de la rue Pute-y-Musse.

— Mais… dit le baron plus qu’aux trois quarts vaincu.

— Taisez-vous, chuchota la baronne, ou je me retire.

Et le baron se tut, loin du monde, comme perdu dans le Sahara des voluptés.

Cinq minutes après, ma vie était accomplie. J’avais été gardienne, des chastetés par hypothèse et encore moins d’un jour…