Galantes réincarnations/08

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 32-36).
◄  vii
ix  ►

viii


— Madame, c’est dix écus.

— Dix écus pour ce petit bout de soie que vous baptisez jupon.

— Dix écus, madame, parce que vous êtes charmante, parce que cette couleur gorge-de-pucelle vous siéra miraculeusement, parce que…

— Ah ! ça, demoiselle Agnès, vous me faites payer aussi vos compliments. Mettez-en un peu moins et que ce soit sept écus.

— Sept écus, mais, madame, ce serait ma ruine ! Il ne me resterait plus qu’à mourir ! Sept écus… Tenez mettons huit ?

Ce disant Agnès, délicieuse marchande de lingeries et fanfreluches, voulant tenter Palmyre O’Nana, la danseuse amie du digne marquis d’Escoupine, me passa la main sous la peau et m’étendit sous le regard bleu de sa cliente, car le jupon de dix écus, — réduits à huit — c’était moi.

Sur un comptoir de chêne poli, des soieries frissonnaient


— Je trouvai alors place sur un vaste canapé (page 23).

comme des chairs émues. Un parfum de pamoison flottait partout. À droite et à gauche de la belle Agnès, deux petite futées regardaient la scène avec des mines de chat dont on caresse l’échine.

J’étais donc revenue à la vie un beau jour, et dans ces heureuses circonstances, sous des espèces juponnières.

Cependant, Palmyre O’Nana, avant de se décider à me payer huit écus, voulut m’admirer un peu mieux. Elle me plia, me tapota et me glissa une main odorante partout. Elle crut enfin m’avoir découvert un défaut et dit :

— Tenez, Agnès, voyez ici ! Comme c’est mal tissé cette soie. Décidément, j’ai eu tort de vous en offrir sept écus, Cinq auraient suffi.

Agnès, offusquée, sentit la colère lui venir, je le devinai. Elle me prit d’une main irritée, me replia et me remit dans ma boîte en murmurant avec âpreté :

— Madame, je ne sache pas que le marquis d’Escoupine vous ait reproché les défauts de « tissage » de votre peau…

— Que voulez-vous dire, ma chère ? questionna Palmyre.

— Rien plus que ceci : vous avez bien certaine fraise large d’une main sur la croupe, au mitant de la fesse droite, c’est-à-dire fort visible et disgracieuse. Est-ce que M. d’Escoupine vous demande un rabais pour ce que vous lui vendez ?

Palmyre avait rougi. Mais il est toujours mauvais que vos secrets soient aux mains de ces petites marchandes caqueteuses, qui en font des gorges chaudes, et vous discréditent près des amants de demain.

Il venait beaucoup de gentilshommes, chez cette Agnès. Force était donc à une femme vivant un peu de sa danse, mais bien plus de ses charmes, d’amadouer l’irascible lingère. La souriante Palmyre se contraignit alors à répondre en plaisantant :

— Oh ! Agnès, pour du rabais, le marquis en a à revendre, et il m’en offre plus que je n’en voudrais.

Tout le monde se mit à rire, d’autant qu’un geste explicatif, dépourvu de toute équivoque, soulignait la teneur de ce rabais.

Les petites pucelles encadrant Agnès gloussèrent de joie en se regardant, et la plus jeune, avec la plus virginale figure du monde, souligna que pour elle, son amant s’attestait plutôt à la hausse…

Là-dessus, Palmyre O’Nana paya huit écus et m’emporta.

Comme ma maîtresse allait monter dans son carrosse devant deux laquais inclinés, glabres et passementés, un petit cri jaillit dans la rue, et une femme accourut qu’à travers le mince carton qui m’isolait du monde, je devinai âgée et familière.

— Palmyre, emmenez-moi dans votre voiture, j’ai une question à vous poser.

Toutes deux montèrent et le carrosse s’ébranla.

— Qu’achetiez-vous donc, chez Agnès ? demanda la survenante.

— Oh ! peu de chose, une juponnette comme le marquis aime à m’en voir porter.

Et elle me déballa. Je vis une face de procureuse, fardée et cynique, se pencher sur ma soie.

Il est joli, en effet. Mais on m’avait dit que vous le quittiez, ce bon d’Escoupine.

— Pensez-vous, madame Parisot. Et qui me ferait vivre ?

— Oh ! jolie comme vous êtes…

— En attendant, je garde ce que j’ai.

— Bon, mais renseignez-moi donc. J’attends chez moi, juste à cette heure, un grand, grand personnage, un ministre, pour ne rien vous cacher. Il m’a dit : « Je veux une fille rouée, habile, dévergondée, et si possible portant sur la peau, en un endroit dont la contemplation soit facile, ce qui me plaît le plus au monde dans les corps féminins : quelqu’une de ces taches de lie de vin ou framboise qui me mettent en transe amoureuse. Connaissez-vous ça ? Vous me la présenterez vêtue d’un simple jupon couleur rose éteint, et…

— Dites donc, madame Parisot, interrompit brusquement Palmyre O’Nana, c’est bien sérieux, tout ça ?

— Si c’est sérieux, ma petite, mais plus encore qu’un registre du Parlement, sérieux comme le carême, comme le bourreau et comme un gigot trop cuit.

— Eh bien, tenez !

Et impudiquement, ma maîtresse se troussa. Elle prit ensuite la posture d’un quadrupède, montrant à nu, dans un écrin de linons et de satins, l’envers de sa figure, où s’étalait la tache dont Agnès avait parlé.

Mme Parisot poussa un cri admiratif.

— Mais, ma belle, nous allons tout de suite retrouver le ministre. Faites tourner bride à votre cocher.

— Hein, murmurait orgueilleusement Palmyre, ce n’est pas une simple groseille, c’est tout une bassine. Et qu’offre-t-il, votre amateur de fruits ?

— Mille livres.

— J’en veux deux mille pour moi, sinon je vous quitte.

— Venez, venez ! C’est l’argent du Roy, il trouvera bien moyen…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix minutes plus tard, dans l’hôtel fameux rue Tétonnière, où régnait Mme Parisot, de son métier, maquerelle, Palmyre se dévêtait en hâte et me montrait un corps en tout semblable à celui de ces nymphes divines que sculptèrent jadis les Grecs. Elle me mit à cru sur elle, et, ainsi attifée, s’étendit sur un divan en lisant un joli volume illustré, dont l’auteur était le sieur Piron : Vasta, reine de Bordélie.

Et le ministre apparut. Il était simple et bienveillant, mais ses yeux voulaient tout voir et ses mains tout prendre, En peu de minutes, la douce O’Nana ne fut plus pour lui qu’un chiffon, tout comme moi…

Il abusa de nous deux.

Le lendemain, on vint me chercher sur le champ de bataille, où je gisais chiffonné et sali. Abandonné, je menai dès lors une vie de débauche, chez la Parisot, et recouvris les charmes de ses « ouvrières ». Je ne revis jamais Palmyre, et quelques semaines plus tard, comme j’avais perdu mon lustre et ma grâce, une fille, qui se nommait la Gamahuche, se servit de moi comme essuie-bain… Ainsi se termina mon destin de jupon.