Galantes réincarnations/11

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 44-48).
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Oui, ma chère, me voilà maintenant bidet. Qui le croirait ? Je n’ai certes jamais compris le mépris dont on a coutume d’entourer ce meuble galant, qui me paraît aussi gracieux, aussi digne et aussi moral qu’une caqueteuse, par exemple. Mais, malgré tout, ce n’est pas une réincarnation dont on ait à se vanter. Bien entendu, un homme y trouverait plus d’agréments qu’une femme, car chacun sait combien les hommes sont friands des spectacles dont un bidet est le témoin constant. Si j’écrivais donc pour un de ces périodiques qui visent à l’érotisme et goûtent plus que tout les petits horizons intimes de la toilette féminine, ah ! certes, je pourrais tirer de mes souvenirs, en tant que bidet, tout ce qui complaît aux amateurs de salacités. Mais mon vœu est seulement de rappeler avec sérieux et gravité les terribles événements dont j’eus à souffrir. Ce but est exclusivement d’édification, et je renonce avec horreur à ces tableautins où Vénus dévoile un peu plus d’elle-même qu’il ne conviendrait selon le code des convenances dont je suis servante…

Pourtant, il me faut dire quelques-unes de mes aventures : le premier jour où je me découvris dans — si j’ose dire — mes nouvelles fonctions, c’était chez la marquise de Javal-Menthul, favorite de la reine d’Astrakanie, qui vivait alors à Paris. J’eus, je l’avoue, dès qu’il me vint connaissance des choses, la double et agréable révélation d’intimités originales entre Sa Majesté Clytoria II, chassée de son pays par une révolution d’eunuques, et divers amants. Comme un grand artiste apprécie selon une esthétique savante les différences de nuances entre les épidermes, les courbes d’un corps et des chevelures nuancées d’or ou d’acajou, je vérifiai sur des régions moins vulgaires, et plus agréables à voir, comme à toucher, quelle différence intrinsèque comportent les corps humains. Mme de Javal-Menthul aurait pu, tout comme l’édition originale de la Dixme Royale du maréchal de Vauban, porter en guise de firme une sphère symbolique. L’essentiel de son joli corps potelé, du moins la partie avec laquelle je restais en relations, car on n’use généralement pas d’un bidet pour se laver la figure, traduisait en effet, avec perfection cette figure de géométrie, admis toutefois qu’une dépression s’y manifestait au mitan, ce qui, en la déformant, si j’en crois les géomètres, perfectionne toujours la sphère. Quant à la reine astrakanienne, elle se réalisait selon un autre système de courbe dont vous m’excuserez de ne pas préciser plus exactement la formule. Je ne suis pas Pascal. J’en vis d’autres… Aussi bien, la reine n’avait-elle guère à tenir compte de ces détails pour les divertissements qu’elle s’offrait en usant d’elle-même. Et puis, il faut en matière de secrets d’État, craindre les foudres de la loi.

Or, ayant pu d’abord m’égayer de quelques familiarités dont j’étais le témoin et même le complice, je pensais pouvoir continuer une vie paisible, dévouée seulement à garantir les charmes les plus mystérieux de diverses personnes du meilleur monde. Hélas ! cette tranquillité ne dura pas.

En effet, le second jour, comme j’attendais la reine et sa chambellane, quel ne fut pas mon étonnement de voir entrer dans la chambre où je trônais (car on avait voulu me garder à portée) un homme, élégant certes, mais mal intentionné comme le prouvaient les précautions prises par lui de se cacher sans aucun bruit.

De fait, il se glissa sous une table dont le tapis laissait pendre ses franges jusqu’à terre.

Une heure se passa. Je craignais pour la vie de mes usagères. Avais-je affaire à un bandit, à un détrousseur ou si c’était plutôt un trousseur de cottes ? Ah ! si j’avais su parler, je n’eusse point failli d’aller, au trot de mes quatre pattes, avertir la livrée ou la marquise. Mais si le sort me permettait de tout voir et de tout recevoir, il m’interdisait malheureusement de me faire entendre. Soudain, j’ouïs des rires derrière la porte et la reine Clytoria II entra. Elle était vêtue d’une mousseline qui partait des épaules et s’arrêtait au nombril, mais elle gardait le masque, un loup de velours noir qui ne laissait voir que ses dents blanches et ses yeux bleus. Derrière elle, Mme de Javal-Menthul s’inclina. Son costume complétait le précédent. Il commençait aux hanches, constitué par un voile transparent de gaze dorée, et tombait mollement jusqu’aux pieds. Avec les deux toilettes, on eût pu faire ce que je nommerai un déshabillé ou une tenue de femme nue. Mais il faut avouer que chaque moitié avait infiniment de charmes et en étalait plus encore. Quel joli tableau cela faisait.

Cependant, la marquise s’en alla. La reine, évidemment, ne soupçonnait en rien la présence de l’individu caché sous la table.

Et le malheur arriva donc, tandis que la reine se mettait au lit. Je voyais depuis un moment s’agiter le tapis tombant sous lequel l’homme était caché. Soudain il se dégagea en rampant, les yeux enflammés, et un appréciable désordre dans son haut de chausses. Il s’approcha ainsi du lit où reposait Clytoria II, reine d’Astrakanie.

Sa Majesté n’avait rien vu. Elle semblait méditer trop de choses, et des choses si intimes, que je ne les devinais même pas. Mais la chose changea lorsque le survenant se dressa soudain et dit :

— Madame, pas un mot !

Il y eut un sursaut sur le lit, un cri de terreur étouffé, puis, reprenant son sang-froid, Clytoria II dit :

— Qui vous a permis, monsieur ?…

— Moi-même, madame, et pour quant à ce qui reste à faire, je compte maintenant sur votre permission.

La reine s’écria courageusement :

— Vous ne l’aurez point.

— J’aurai la reine elle-même, en ce cas, répondit avec un gracieux sourire l’inconnu qui s’efforçait de mettre ses paroles en acte.

De fait, Clytoria II, bien empoignée, semblait déjà à sa disposition, mais elle tenta de se défendre.

— D’abord, êtes-vous gentilhomme ? demanda-t-elle.

— Non, Madame, je suis laquais, mais il ne dépend que de vous de m’anoblir.

— Laissez-moi en ce cas, car il faut éviter les forlignages, et je vais, avant d’aller plus avant, vous faire écuyer.

L’homme se recula. La reine d’Astrakanie, en manière de trône, vint s’asseoir sur moi, bidet devenu figure et synthèse même du pouvoir.

Le personnage se mit à genoux devant la souveraine et reçut l’investiture.

Lorsque tout fut accompli, le nouvel écuyer voulut prouver qu’il était digne de sa récente noblesse et s’élança à nouveau vers la reine Clytoria. Mais celle-ci le repoussa.

— D’abord, Monsieur, il vous faut être introduit devant moi par la marquise de Javal-Menthul, première dame du palais.

Ainsi l’accepta l’anobli, qui sentait l’obligation de respecter dorénavant les formes et traditions.

De son bidet, je veux dire assise commodément sur moi, Sa Majesté contemplait le spectacle. La marquise, sonnée, était accourue. Elle présenta donc l’écuyer suivant un antique protocole, et à la satisfaction de tout le monde.

Ensuite, la conversation avec la reine fut des plus passionnées, et, bientôt, le chevalier fut promu baron…

Ainsi, ai-je été le témoin et le siège d’un anoblissement inattendu. Le nouvel écuyer devait d’ailleurs devenir glorieux sous le titre de baron du Bidet.

FIN